Écologie

L’écologie au cœur de la planification démocratique de l’économie

Économiste

Qu’est-ce qui nous sépare d’une économie réellement durable ? Pour subordonner l’économie à des objectifs sociaux et écologiques, il n’y a pas d’autre choix que de planifier l’économie. Mais rien n’assure qu’une économie planifiée soit nécessairement durable – surtout si elle est planifiée démocratiquement. Comment, donc, mettre l’écologie au cœur de la planification démocratique de l’économie ?

Face à la crise écologique à multiples facettes – bouleversement climatique, effondrement de la biodiversité, pollution des milieux de vie –, plusieurs se demandent quelle est la voie la plus crédible et rapide à emprunter pour orchestrer la réorientation nécessaire de nos économies vers la durabilité.

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Malgré leur attrait à première vue, les solutions offertes par le capitalisme vert – taxe et marché carbone, paiements pour systèmes écosystémiques, compensations pour perte de biodiversité, finance verte – se sont montrées âprement insuffisantes, quand ce n’est pas carrément destructrices. Alors qu’elles semblent prometteuses puisqu’elles parlent le « langage des affaires », susceptible de convaincre les décideur·ses, ces stratégies ont avant tout édulcoré la définition de l’adjectif « durable » en faisant des compromis sur les éléments les plus importants. Surtout, cette approche refuse de voir l’essentiel : c’est le capitalisme qui cause la destruction planétaire, par ses logiques d’accumulation et d’externalisation des coûts.

Pour que notre économie[1] devienne durable (au sens « fort » du terme), une transformation substantielle est donc nécessaire. Nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui se rendent à l’évidence : elle ne nécessiterait rien de moins que le renversement du capitalisme. À la place d’un système basé sur l’exploitation des humains et de la nature, seul un système centré sur la subsistance a le potentiel de permettre à tou·tes de répondre à leurs besoins tout en respectant les limites planétaires. Ce système doit abolir la propriété privée des moyens de production et la possibilité de s’approprier ou d’accumuler de la richesse. Il doit assurer à tou·tes la possibilité de subvenir à leurs besoins et prévoir des espaces de décision commune où observer et agir sur l’impact écologique de ces activités.

Les transformations non-coordonnées à petite échelle, notamment dans la tradition de la préfiguration et des communs, ne peuvent pas, à elles seules, assurer que les objectifs de durabilité soient atteints. Malgré leurs bienfaits aux niveaux local et régional, ces initiatives ne peuvent pas surmonter les défis sociaux et écologiques sur lesquels elles ne sont pas les seules à avoir un impact, comme la crise climatique ou encore l’inégalité des fardeaux environnementaux et de l’accès aux ressources. C’est pourquoi nombreux·ses sont celles et ceux qui estiment qu’un futur postcapitaliste juste et durable exige une planification de l’économie pour permettre aux communautés de se coordonner de façon cohérente à travers le territoire. Cette collaboration sur des enjeux fondamentaux est nécessaire pour s’assurer que tou·tes aient les conditions nécessaires à une vie digne tout en s’assurant que l’environnement naturel se régénère de manière durable.

Quelle planification ?

Une économie peut être planifiée de plusieurs manières. Être en faveur d’une planification ne revient pas à demander qu’un comité central supervise et décide de la manière dont l’économie fonctionne.

Audrey Laurin-Lamothe et Simon Tremblay-Pepin ont départagé, dans les colonnes d’AOC, ce qui est mort de ce qui est vivant dans la planification économique. La planification centralisée autoritaire est un « cadavre qu’il serait non seulement inutile, mais aussi nuisible de vouloir faire revivre ». La planification de l’économie peut, au contraire, être réalisée de manière décentralisée, à travers des espaces de délibération et de décision démocratiques à toutes les échelles. Ce qui est vivant dans le projet de la planification, ce sont « la participation active, l’égalisation dans la diversité et la capacité de voir à long terme ». En suivant le principe de subsidiarité, la planification de l’économie peut assurer que les enjeux soient traités à l’échelle la plus basse possible pour que les travailleur·ses et citoyen·nes puissent retrouver un contrôle sur leurs milieux de travail et de vie.

Alors qu’il est clair qu’une économie basée sur le marché ne peut relever les défis liés à la crise écologique, rien n’assure qu’une économie planifiée démocratiquement serait de facto durable. Il est probable qu’une économie planifiée soit plus durable que ses alternatives étant donné qu’elle remettrait l’économie au service des besoins de la population plutôt qu’au service de l’accumulation capitaliste. Pourtant, les expériences de nombreuses économies planifiées, dont l’expérience soviétique, démontrent qu’une économie planifiée peut tout à fait intensifier la destruction environnementale.

Même si l’on considère que la planification de l’économie est une voie prometteuse pour une réelle bifurcation écologique, il est donc essentiel de se pencher plus particulièrement sur les institutions qui pourraient soutenir la prise de décision démocratique dans ses aspirations à la durabilité écologique. Un autre article paru en les colonnes d’AOC abordait les défis à surmonter pour planifier l’économie de manière démocratique. Le présent article abordera de plein front le défi écologique. Comment peut-on intégrer la dimension écologique à travers chaque étape du processus de planification de l’économie ?

Comment décider de l’avenir d’une forêt ?

Qui devrait participer à la décision de ce qu’on fait avec une forêt ? Évidemment, cette forêt affecte particulièrement les personnes qui vivent dans ses environs et qui ont une relation directe avec elle provenant de leur expérience vécue. Ce sont probablement ces personnes-là qui ont aussi la plus fine connaissance des caractéristiques de la forêt et de son histoire.

Par contre, l’avenir de cette forêt affectera probablement des gens de toute la région, qui dépendent peut-être du bois des arbres ou de la filtration de l’eau réalisée par la végétation pour leur subsistance. La forêt joue également un rôle dans le cycle de l’eau, dans la captation de CO2 qui affecte le climat au niveau global, en plus de contribuer à la richesse de la biodiversité de manière unique. On peut voir d’emblée comment l’avenir de n’importe quelle composante écologique – comme une forêt – affecte des populations tant locales que distantes, et tant dans l’immédiat que dans l’avenir. Ce genre de questions soulèvent directement la nécessité d’identifier l’échelle adéquate à laquelle chaque enjeu devrait être traité.

Nous considérons ici une décision dont le caractère écologique est clair. La complexité de l’enjeu devient évidente lorsqu’on réalise que la grande majorité des décisions économiques ont des implications écologiques. Toute décision sur quoi, où et comment produire aura des implications sur l’extraction des matériaux, sur l’usage des sols, sur les cycles biogéochimiques, sur la consommation d’énergie, etc. Comment penser une structure démocratique ancrée dans l’autonomie des organisations au niveau local qui puisse également traiter des questions de durabilité écologique, de justice environnementale et de distribution équitable des ressources ?

Le défi est de taille. Ce que je propose ici, c’est de me concentrer sur la dimension temporelle. Penser les différents moments de la planification peut nous aider à démêler les difficultés d’ordre géographique. Dans les processus de planification de l’économie, il est possible de distinguer les processus de long terme, qui concernent les décisions structurantes, des processus de court terme, qui se réalisent plus fréquemment et concernent des enjeux immédiats. Pour planifier l’économie de manière cohérente, il est nécessaire d’allier ces différents horizons temporels. Dans ce qui vient, nous prendrons donc tour à tour trois processus ayant un horizon temporel différent, en examinant comment les dimensions écologiques pourraient y jouer un rôle structurant : l’établissement d’objectifs de long terme, la planification de l’investissement et la planification à court terme.

Délibérer collectivement pour établir des objectifs de long terme

Dans n’importe quel système économique, la manière dont on oriente l’économie est toujours une question politique étant donné que les objectifs visés reposent toujours sur certaines valeurs – l’efficience, le « progrès », le mérite, la résilience –, qui ne sont ni universelles ni objectives. Une fois que ceci devient évident, on ouvre la possibilité de débattre collectivement de ces objectifs, et donc de décider ensemble de ce qu’on souhaite réaliser et prioriser.

Un premier processus important pour la planification démocratique consiste donc à fixer des objectifs sociaux et écologiques de long terme en organisant de vastes discussions et débats politiques sur la définition des besoins sociaux à remplir et de la durabilité écologique à respecter.

Il n’est pas possible de laisser ces décisions importantes à des expert·es étant donné que les contraintes écologiques ne sont pas des limites claires et objectives. Les risques associés au « dépassement » des limites planétaires sont gradués, ce qui convertit toute décision écologique en un choix sur les risques qu’on accepte collectivement de prendre. Comme les dynamiques planétaires contiennent leur lot de mystère et d’imprévisibilité, il n’est même pas toujours possible de quantifier les risques associés. Les décisions sur la priorisation des objectifs sociaux et écologiques ne sont pas simplement de nature scientifique, mais plutôt de nature politique et se doivent d’être prises collectivement. Cela devient encore plus évident lorsqu’on prend en compte le fait que, dans plusieurs cas, la satisfaction de certains besoins (comme l’accès à de la nourriture saine) entrera en conflit direct avec certaines dimensions écologiques (le changement d’utilisation des sols).

Ce que l’économie écologique nous apprend ici, c’est que, d’un point de vue biophysique, on peut voir le processus économique comme un flux de matière physique soumis à une série de transformations. L’économie n’a pas seulement un « impact écologique », qui en serait une « externalité », elle est elle-même un processus à la fois social et écologique. Il est donc nécessaire de prendre directement des décisions sur l’échelle biophysique, soit la taille des stocks et des flux de matière et d’énergie engendrés par l’activité humaine. Ces décisions doivent également être liées à des décisions sociales sur les besoins auxquels répondre en priorité. C’est en priorisant certains objectifs de consommation par-dessus d’autres qu’on peut se donner collectivement les moyens concrets d’atteindre les objectifs de durabilité écologique.

Mettre nos aspirations à exécution à travers des plans d’investissement

Pour rendre ces objectifs opérationnels, un deuxième processus important peut consister à élaborer des plans d’investissement[2] pour allouer des ressources à long terme, orienter l’innovation et le changement structurel, soit la croissance et la décroissance sélective de certains secteurs. Après avoir établi certains objectifs à l’étape précédente, il est ici temps de se donner les moyens de les réaliser. Une des questions pour guider ce processus est : quels secteurs doivent être renforcés pour mieux répondre à tel besoin spécifique (par exemple le transport) et réduire telle pression écologique spécifique (par exemple les émissions de gaz à effet de serre) ?

On peut voir cette étape comme un espace de collaboration entre différentes collectivités, donnant l’occasion à celles-ci d’échanger sur les moyens de bâtir leur autonomie locale et régionale au niveau économique ou encore sur la gestion des ressources différenciées et des écosystèmes sous pression. En effet, les ressources et les écosystèmes sont presque toujours répartis de manière inégale sur le territoire. Tout processus de planification à long terme doit permettre à différentes communautés de gérer de manière commune les enjeux de durabilité, sans tomber dans un repli sur soi et une rivalité de régions qui tenteraient simplement de sécuriser leur accès aux ressources.

Pour prendre en compte la dimension écologique des décisions économiques de long terme, il est important de concevoir les investissements dans leur matérialité. Des chercheur·ses basé·es à Vienne estiment que les stocks de matière utilisés par nos sociétés – sous forme de bâtiments, d’infrastructures, de machines et d’artefacts divers – ont été multipliés par vingt-six entre 1900 et 2014. La quantité des stocks dans une économie influence directement l’extraction et l’utilisation de matière réalisées chaque année. Les décisions d’investissement nous engagent dans une certaine voie en termes d’utilisation de matière, un processus qu’on appelle « verrou » ou « lock-in ».

Alors que la matérialité des investissements est rarement prise en compte au moment où la décision d’investir est prise dans une économie capitaliste, une économie planifiée pourrait systématiquement l’intégrer au processus. Il serait donc possible de prendre en compte la masse de matière que ces investissements mobiliseraient sous la forme d’infrastructures ou encore le débit de matière et d’énergie qui serait requis pour l’utilisation, la régénération, la réparation et l’entretien de celles-ci.

À l’aune de ce portrait biophysique des investissements potentiels, il serait possible de prendre des décisions éclairées sur les investissements potentiels et les trajectoires d’impact dans lesquelles ceux-ci nous amèneraient. Il serait donc possible de produire des scénarios et de la documentation vulgarisée et accessible pour éclairer les décisions collectives.

Planifier la production annuelle à l’aune de l’impact écologique

Après avoir pris les décisions concernant les grandes orientations de l’économie et la transformation des capacités productives à long terme, il faudra coordonner la production et l’allocation de biens et services. Dans le capitalisme, les décisions concernant quoi et en quelle quantité produire sont prises par les entreprises en fonction de la demande attendue et de leurs possibilités de profit. Ni les consommateurs de manière individuelle ni même la société dans son ensemble n’ont de mot à dire sur ce qui sera produit. Dans une économie planifiée, les décisions sur quoi consommer collectivement et quoi produire peuvent être prises simultanément, en prenant en compte les implications en termes de temps de travail nécessaire, de ressources utilisées et de besoins comblés. Ces décisions sont cristallisées sous la forme d’un plan qui est par la suite suivi et réalisé pendant l’année.

La manière concrète d’arrimer les possibilités de production des milieux de travail d’un côté et la demande de consommation collective et individuelle de l’autre n’est pas résolue d’avance. Michael Albert et Robin Hahnel proposent que les milieux de travail forment des fédérations dont les délégués se réuniraient et fourniraient une proposition de plan de production alors même que des fédérations de consommation élaboreraient une proposition de consommation. L’écart présent entre les deux propositions servirait à ajuster les « prix indicatifs » des produits avant la prochaine itération du processus, qui se répéterait jusqu’à temps que les propositions de production et de consommation coïncident.

Pour s’assurer que la planification à court terme prenne en compte l’impact écologique des choix de production tant sur l’extraction des matériaux, sur l’utilisation de l’énergie que sur les émissions de polluants, il faut activement intégrer ces dimensions dans les décisions prises par les milieux de travail et par les citoyen·nes consommateur·rices. En d’autres mots, il faut prendre en compte l’interrelation entre les quatre points du processus productif : l’extraction, la production, la consommation et la dissipation. Tant les méthodes de production, les biens produits et leurs caractéristiques particulières que les moyens de remplir nos besoins collectifs sont sur la table.

On peut imaginer qu’un groupe de statisticien·nes regroupé·es en un milieu de travail dédié à évaluer l’impact écologique de l’économie puisse créer une série d’indicateurs sur les estimations de ressources nécessaires et d’impacts liés à différents biens et services. Ces indicateurs pourraient éclairer l’élaboration de propositions de production et de consommation. Une fois des propositions de plan développées, ce groupe de statisticien·nes pourrait modéliser les plans annuels alternatifs afin de prévoir les impacts écologiques liés à chacun d’entre eux et synthétiser cette information afin d’éclairer les délibérations collectives.

Par exemple, une première proposition minimiserait peut-être le temps de travail collectif mais utiliserait une grande quantité d’énergie alors qu’une deuxième proposition, permettant de produire les mêmes choses, limiterait l’utilisation de l’énergie mais exigerait davantage de travail humain. Tout comme les décisions sur les objectifs et sur les investissements, ces choix de production et de consommation doivent être pris collectivement au regard des contextes particuliers, de la disponibilité des ressources et de l’état des écosystèmes. Bien qu’un groupe produisant des statistiques puisse soutenir le processus délibératif, aucun processus technocratique ne peut prendre ces décisions qui sont intrinsèquement sociales et politiques.

Attendre le changement social ou le faire advenir ?

Alors que l’économie capitaliste est vouée à avancer de manière chaotique à travers la « destruction créatrice » des marchés, la planification permet d’assujettir le développement économique aux objectifs politiques, écologiques et sociaux établis démocratiquement. En planifiant l’économie de manière démocratique, on peut imaginer arrimer l’établissement de grands objectifs, l’investissement et la production de manière cohérente.

La dimension écologique peut avoir une place centrale à toutes les étapes du processus, à travers des décisions clés sur l’échelle biophysique et la distribution des ressources détenues en commun, la prise en compte des implications écologiques des investissements, la surveillance de l’état des écosystèmes et la quantification des impacts écologiques attendus.

Alors que des analyses scientifiques peuvent fournir une connaissance fine des plus récents développements, la vulgarisation des résultats peut éclairer les décisions démocratiques tant dans les milieux de travail que dans les grandes assemblées citoyennes. De cette manière, on peut entrevoir comment une multitude de processus de planification à différents échelles et horizons temporels ont le potentiel de diriger les processus économiques dans une direction socialement juste et écologiquement durable.

Il peut sembler abstrait d’entrer dans tant de détails pour un futur qui nous paraît parfois loin et inaccessible. En effet, d’importantes luttes sociales et politiques sont nécessaires pour faire advenir les changements systémiques dont nous avons besoin. Pourtant, débattre de l’organisation concrète d’une société juste et durable est un moyen puissant pour convaincre que ces changements sont possibles et accessibles. Face au désastre environnemental, la voie du capitalisme vert n’est pas la seule que l’on puisse emprunter. D’autres futurs sont possibles – il ne reste qu’à bâtir les forces politiques nécessaires pour les faire advenir.


[1] À noter que le mot économie est conçu, ici, dans un sens large, comme étant le mode d’organisation de notre subsistance collective, non pas comme les aspects nocifs de l’accumulation capitaliste. À partir de cette définition, il devient évident que nous aurons une organisation économique tant qu’il y aura des humains sur Terre. C’est donc l’organisation capitaliste de l’économie qu’il s’agit de combattre.

[2] On comprend ici investissement comme le dévouement d’une partie des ressources collectives à l’accroissement de la capacité de production dans un certain secteur. Au lieu d’être consommées, ces ressources sont investies pour assurer une plus grande production dans le futur.

Sophie Elias-Pinsonnault

Économiste, Doctorante à l’université du Massachusetts Amherst

Notes

[1] À noter que le mot économie est conçu, ici, dans un sens large, comme étant le mode d’organisation de notre subsistance collective, non pas comme les aspects nocifs de l’accumulation capitaliste. À partir de cette définition, il devient évident que nous aurons une organisation économique tant qu’il y aura des humains sur Terre. C’est donc l’organisation capitaliste de l’économie qu’il s’agit de combattre.

[2] On comprend ici investissement comme le dévouement d’une partie des ressources collectives à l’accroissement de la capacité de production dans un certain secteur. Au lieu d’être consommées, ces ressources sont investies pour assurer une plus grande production dans le futur.