Société

Au-delà du renforcement de l’égalité femmes-hommes : constitutionnaliser l’égalité de genre

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Face aux réactionnaires galvanisés par Donald Trump et Elon Musk, la démocratie libérale gagnerait à mener des contre-offensives déterminées, assumées. En France, elles pourraient en passer non seulement par la constitutionnalisation renforcée de l’égalité femmes-hommes mais surtout par celle de l’égalité des identités de genre. Une revendication pour les manifestations de ce 8 mars ?

La Constitution française fait de l’égalité l’un des principes fondamentaux de notre démocratie. Nul ne songerait aujourd’hui à la remettre en question, et pourtant. L’actualité révèle, peut-être plus que jamais, l’enracinement profond d’une domination masculine, prégnante et protéiforme en plein regain. Misogyne et transphobe, la vague déclenchée par l’élection de Donald Trump en donne une illustration tragiquement éclairante. Dès le lendemain de son élection, l’Institute for Strategic Dialogue relève une augmentation de 4300% des phrases « Your body my choice » (ton corps mon choix) et « Get back in the kitchen » (retourne à la cuisine) sur X. Mais nul besoin de traverser l’Atlantique pour saisir l’ampleur d’un phénomène qui touche aussi la France. Le dernier bilan du Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes (HCEFH) souligne un enracinement du sexisme. SOS Homophobie rapporte une intensification des violences contre les personnes trans / non-binaires et intersexes. Le genre catalyse un certain nombre de tensions et d’attaques participant à un inquiétant effritement de l’égalité, un principe qu’il est aujourd’hui impératif de mieux protéger.

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Une vision incomplète et hiérarchisée de l’égalité

Notre Constitution consacre partiellement les droits aux femmes et certaines dispositions législatives permettent déjà la protection des personnes ne s’identifiant pas au sexe assigné à leur naissance. Le préambule de la Constitution de 1946 établit que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » (alinéa 3). Si cette disposition a marqué une avancée historique à sa promulgation, elle demeure aujourd’hui perfectible, tant dans sa formulation archaïque que dans sa portée. En subordonnant les droits des femmes à ceux des hommes, sa rédaction reflète une vision hiérarchisée et incomplète de l’égalité, ignorant les spécificités des inégalités structurelles. Quant à la protection des droits pour les minorités de genre, l’article 24 révisé en 2017 de la loi du 29 juillet 1981 dispose que les propos discriminatoires, injurieux ou incitant à la haine en raison de « l’identité de genre » sont réprimés.

Cette reconnaissance juridique crée un précédent crucial. Mais ces avancées, aussi significatives soient-elles, restent limitées dans leur portée et ne permettent pas aujourd’hui de garantir une égalité réelle, en témoigne la recrudescence des attaques dont la seule justification réside dans le fait que la victime n’est pas un homme. La loi peut aller plus loin : nous proposons une constitutionnalisation de l’égalité, a minima renforcée entre les femmes et les hommes et au mieux de toutes les identités de genre. Quitte à réviser la Constitution, avançons sur des considérations ambitieuses et qui doivent continuer de s’imposer dans l’espace public pour protéger les victimes de violences déjà bien réelles et qui risquent de s’intensifier. Le droit peut en effet s’envisager sinon comme un précurseur du moins comme un catalyseur de transformations politiques : en témoigne la loi Veil de 1975, adoptée dans un contexte loin d’être consensuel.

La Constitution, instrument fondamental et central

La Constitution apparaît comme  un outil central et efficace dans la poursuite d’un objectif et d’un impératif de perfectibilité de l’égalité. Son pouvoir normatif érige le socle des principes fondamentaux sur lesquels la société prospère, celle-ci définit aussi les modalités de protection des droits et des libertés fondamentales qu’elle consacre. Le principe d’égalité, dont « jamais personne n’a donné une définition assurée » selon les mots du doyen Georges Vedel, s’érige néanmoins comme l’un des piliers de la Constitution. Le flou gravitant autour de sa définition entraîne certaines incompréhensions sur lesquelles il s’agit de revenir.

Si l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme que « la loi doit être la même pour tous », cela ne vaut qu’à situations de départ égales. En effet, « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans un cas comme dans l’autre, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit » selon une décision du Conseil Constitutionnel du 27 décembre 1973. La Constitution admet donc des différences de traitement pour rétablir une égalité insuffisante.

En réalité, l’égalité n’exclut pas les différences, elle les reconnaît et de cette reconnaissance naissent diverses politiques sociales. Or, il apparaît que les femmes, mais aussi les minorités de genre subissent des discriminations spécifiques qu’il s’agit justement de reconnaître afin de consolider l’effectivité du principe d’égalité. Reconnaître les différences ne signifie pas diviser, au contraire : c’est permettre à terme une égalité réelle. Cette faculté offerte aux législateur·ices de prévoir des règles différenciées est précisément ce qui permet d’avancer vers une égalité substantielle.

Pour une égalité réelle

Par ailleurs, si la Constitution s’avère un instrument fondamental dans ce combat pour l’égalité entre tous·tes, c’est aussi en raison de son rôle dans l’évolution des représentations collectives. Le droit, en tant qu’expression de la norme, possède une « vertu pédagogique », souligne la politiste Réjane Sénac. Inscrire un principe dans le droit, et plus encore dans la Constitution, revient à poser un cadre normatif suprême qui, par sa seule existence, influence les pratiques sociales et crée des attentes légitimes vis-à-vis des institutions. Cette vertu pédagogique repose sur la double nature du droit : contraignant d’un point de vue juridique, il peut exercer un effet symbolique et dissuasif ou incitatif. Ainsi, la vertu pédagogique du droit ne se limite pas à sa portée juridique directe : elle s’étend à sa capacité à induire des effets normatifs dans la société, en instaurant des références explicites pour les acteurs sociaux et politiques.

C’est aussi dans cette perspective que la Constitution peut agir comme outil de changement sociétal, en affirmant des principes ambitieux qui façonnent progressivement les pratiques et les mentalités, contribuant, à terme, à la réalisation d’une égalité réelle. La récente constitutionnalisation de l’IVG laisse présager une possible fenêtre d’opportunité : cette dernière révision, quoique imparfaite en ce que les constituant·es ont opté pour une « liberté garantie » plutôt que pour un droit, a toutefois fait la démonstration qu’un consensus transpartisan sur les droits des femmes était possible y compris avec une Assemblée nationale déjà marquée par une tripartition au cours de la législature 2022-2024 et au sein d’un Parlement où le Gouvernement était déjà minoritaire. Pourquoi ne pas envisager dès lors la constitutionnalisation renforcée dont il est ici question comme une opportunité politique à saisir ? Et ce sans attendre de nouvelles élections législatives ou présidentielles ni un événement majeur qui la justifierait ?

Dès l’actuelle législature

Un tel projet de révision constitutionnelle pourrait permettre de bâtir une majorité de projet capable de convaincre de la gauche à la droite en passant par le bloc central. Arithmétiquement, les trois cinquièmes de votes favorables requis sont atteignables sur un projet relevant de l’égalité femmes-hommes y compris dans la configuration de l’actuelle législature. Y parvenir tient au volontarisme politique. Au-delà des apparences et des impossibles présupposés, une initiative parlementaire relayée par le Gouvernement pourrait assurément permettre au politique d’en tirer collectivement avantage au regard des Françaises et des Français.

La question de la constitutionnalisation des identités de genre s’avère plus délicate : vu le contexte de regain masculiniste déjà évoqué, « l’inflammabilité » déjà auparavant forte du seul mot « genre » dans les champs sémantique et politique réactionnaires apparaît comme un obstacle de taille. Nous postulons ici que viser une constitutionnalisation de l’égalité des identités de genre porterait deux gains pour la démocratie libérale et les progressistes dans la guerre culturelle qu’évoquait récemment dans les pages d’AOC Cécile Alduy : cesser de se faire imposer les thèmes et mettre en acte un volontarisme de la transformation sociale.

Reste la question, majeure, de l’agenda. Il appartient en cela au politique de trancher : notre propos est ici de plaider pour que deux causes vues, même parfois à gauche, comme politiquement distinctes (droits des femmes et droits des minorités de genre) soient vues comme les deux faces d’une même médaille dans la « bataille culturelle ». Dès lors, comment procéder ? Quelles possibles modifications à la Constitution et quelles articulations juridiques entre droits fondamentaux des femmes et des personnes trans / non-binaires et intersexes ?

« Garantir » plutôt que « favoriser » : renforcer l’égalité femmes-hommes 

En accord avec l’avis émis par le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes le 18 avril 2018 (« Pour une constitution garante de l’égalité femmes-hommes »), il nous paraît crucial de réviser l’alinéa 2 de l’article 1er de la Constitution afin de substituer à « favoriser » le verbe « garantir ». Nous proposons de plus d’y introduire la notion « d’égalité réelle », par cette rédaction :

« La loi garantit l’égalité réelle d’accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. »

Cette évolution répond à la nécessité, nous le pensons avec la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez et avec la politiste Réjane Sénac, d’un « Acte II » de la parité. Car si l’emploi du terme « favoriser » a permis des avancées notables, il demeure insuffisant pour assurer une représentation effective dans les instances de pouvoir. Les lois issues de la première vague paritaire ont certes encouragé l’accès des femmes aux sphères décisionnelles, mais n’ont pas pleinement garanti l’exercice d’un pouvoir réel. Substituer « garantir » à « favoriser » imposerait une exigence ; elle fonderait une obligation de résultats, permettant aux législateur·ices et imposant aux pouvoirs publics des mesures plus fermes pour une égalité substantielle. D’une « faculté », on passerait ainsi à une « véritable obligation » comme le souligne la juriste Diane Roman.

L’inclusion de la notion d’égalité réelle vient quant à elle rappeler explicitement que l’objectif ne se limite pas à une égalité formelle, mais qu’il s’agit de corriger activement les inégalités de fait. La loi du 4 août 2014, portée par Najat Vallaud-Belkacem, a déjà consacré cette notion d’égalité réelle, et son inscription dans la Constitution enverrait un signal fort sur la nécessité de traduire l’égalité dans les pratiques et non dans la seule proclamation juridique. Diane Roman abonde en ce sens : « consacrer l’égalité réelle permettrait ainsi de créer un “droit à la différenciation”, en posant le principe selon lequel l’égalité est assurée par la loi, et pas seulement devant elle ». Cette conception rejoint la jurisprudence constitutionnelle qui admet, au nom du principe d’égalité et comme précisé précédemment, des traitements différenciés destinés à compenser des désavantages structurels ou contextuels.

Constitutionnaliser l’égalité des identités de genre

Si le renforcement de l’égalité femmes-hommes dans la Constitution est une nécessité cruciale, il nous apparaît également fondamental de dépasser cette vision binaire et d’assurer, constitutionnellement, l’égalité pour tous·tes. L’article 1er pourrait à cet effet être révisé par ajout de la notion d’identité de genre :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de toutes les personnes sans distinction d’origine, de race, d’identité de genre ou de religion. »

Cette formulation viendrait compléter les garanties d’égalité déjà consacrées par le Préambule de 1946, en apportant une protection explicite aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans l’opposition binaire femme-homme et sont exposées à des discriminations spécifiques.

L’inscription de l’identité de genre dans la Constitution s’inscrirait dans un prolongement logique d’avancées qui ont reconnu progressivement la nécessité de lutter contre les discriminations fondées sur le genre, en inscrivant depuis 2017 la notion d’identité de genre dans la loi et comme discrimination contre laquelle lutter. En lui conférant une assise constitutionnelle, la portée, l’effectivité et la durabilité de ces protections en seraient renforcées, imposant aux pouvoirs publics l’obligation de prendre en compte la diversité des identités de genre. Cette évolution s’inscrirait dans la lutte nécessaire visant la protection des droits des femmes et des minorités de genre contre le caractère systémique de l’oppression et des violences spécifiquement subies.

Dépasser la confusion sur le terme « genre »

Enfin, le choix délibéré de l’expression « identité de genre » permettrait de dépasser la confusion possible autour du terme « genre », qui renvoie d’un point de vue universitaire essentiellement à des considérations socioculturelles. Dans une perspective juridique, « identité de genre » cible davantage les caractéristiques personnelles et subjectives de l’individu, indépendamment de toute construction sociale projetée. Cette précision viserait à protéger efficacement l’ensemble des personnes dans leur diversité identitaire.

Si, dans leur sagesse, les législateur·ices s’engageant à renforcer l’égalité femmes-hommes sans tarder et visant à l’égalité des identités de genre en les constitutionnalisant voulaient les consolider encore au-delà des modifications à l’article 1er, s’offrirait à elleux une série de mesures complémentaires et ambitieuses. Sans exhaustivité ni détails, nous proposons quelques pistes ici. Avec le HCEFH, nous suggérons par exemple la réécriture de l’article 53-1 de la Constitution pour penser des « droits humains » et non plus des « droits de l’Homme », ainsi que plus généralement une réécriture de la Constitution dans un langage égalitaire. Nous plaidons aussi pour substituer « solidarité » à « fraternité » dans la devise républicaine.

Pour aller plus loin dans cette idée d’ « Acte II » de la parité, il est envisageable de consacrer la parité totale dans toutes les instances de décision et commissions politiques, administratives et professionnelles. Quant à l’égalité des identités de genre, parachever la constitutionnalisation du droit à l’IVG au prisme de la non-binarité pourrait consister à opter pour une rédaction disposant que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce le droit pour toute personne d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Enfin, concomitamment, nous proposons d’instaurer une troisième voie à l’état civil ainsi qu’une révision de l’article 34, qui permettrait d’inscrire la liberté de choisir son genre et le droit de changer son état civil dans la constitution.

Les possibles et les articulations sont nombreuses. Nous plaidons pour un renforcement de l’égalité femmes-hommes par révision constitutionnelle, consubstantiel sinon simultané à la constitutionnalisation de l’égalité des identités de genre. Nous croyons à la primauté du politique sur le droit en matière de révision constitutionnelle : au volontarisme politique de s’en saisir. Comme terrain de contre-offensive à la guerre culturelle réactionnaire. Mais surtout comme d’un instrument pour une égalité réelle protectrice des personnes et respectueuse des droits humains.


Théo Bunel

Politiste, Master 2 en science politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Anouk Fernagu

Politiste, Master 2 en science politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Jérôme Picaud

Politiste, Master 2 en science politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne