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Serbie : l’insurrection étudiante face au clientélisme hégémonique de Vučić

Politiste

La Serbie est aujourd’hui le théâtre d’une mobilisation étudiante sans précédent qui révèle des tensions bien plus profondes. Derrière les revendications immédiates de ces mouvements se profile une crise sociale et politique où précarité économique, effondrement des standards éducatifs et durcissement autoritaire se conjuguent. Ces protestations peuvent-elles mettre à l’épreuve le système de « clientélisme hégémonique » ?

Le président serbe, Aleksandar Vučić, n’est pas seulement un dirigeant autoritaire : il est à la fois le produit et l’architecte d’un système qui s’est adapté avec aisance aux exigences du capitalisme globalisé, tout en conservant un « clientélisme hégémonique » – un mode de gouvernance qui associe dépendance économique et contrôle politique, par le biais d’une redistribution et d’une répression sélectives. Son pouvoir ne repose ni sur la terreur pure, ni sur une idéologie rigide, mais sur une structure hybride, où se conjuguent clientélisme social, asservissement institutionnel, hégémonie médiatique et intégration stratégique aux réseaux économiques et diplomatiques mondiaux. Plutôt qu’un autocrate isolé, Vučić incarne un système qui rassure les grandes puissances en offrant une stabilité politique en échange d’une légitimité internationale, permettant ainsi à son gouvernement de maintenir ses tendances autoritaires sans véritable contestation extérieure.

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Loin d’être seulement un « autocrate populiste pro-russe » – comme il est souvent présenté dans les grands médias occidentaux –, Aleksandar Vučić gouverne en tant que courtier de l’intégration périphérique de la Serbie dans le « système-monde », gérant habilement une coalition d’intérêts dominants. Son règne n’est pas une anomalie, mais le résultat d’une reconfiguration systémique du pouvoir, qui permet la subordination continue de l’économie serbe au grand capital étranger, tout en assurant la stabilité politique grâce au « clientélisme hégémonique ».

Au cours de la dernière décennie, Vučić a consolidé un bloc dirigeant incluant des oligarques enrichis par les privatisations post-yougoslaves, des technocrates pro-occidentaux facilitant les flux de capitaux étrangers et d’anciens responsables de l’ère Milošević enracinés dans l’appareil d’État. Bien que divisées sur certaines questions, ces élites partagent un objectif fondamental : préserver leur accès privilégié aux ressources publiques, aux rentes économiques et à la distribution de richesses médiée par l’État – le tout sous l’arbitrage direct du président, le seul à détenir une légitimité populaire.

L’équilibre du pouvoir tel qu’il se déploie sous le régime de Vučić repose sur une configuration sophistiquée des flux économiques et politiques. Ce dispositif ne se limite pas à une simple redistribution clientélaire au profit d’une élite étroitement liée au président ; il englobe également une gestion différenciée des formes de dépendance sociale et économique. Certes, les principaux bénéficiaires demeurent les acteurs économiques proches du pouvoir, qui monopolisent les contrats publics, les concessions minières et les partenariats avec les investisseurs étrangers. Toutefois, cette dynamique s’étend aussi, quoique de manière subalterne et subordonnée, à une partie plus large de la population.

Vučić parvient ainsi à stabiliser son pouvoir en articulant le privilège d’une élite restreinte et la gestion cynique d’une insécurité économique diffuse, qui neutralise toute contestation de masse.

Ce qui se joue ici, c’est la fabrication d’une forme paradoxale d’intégration économique : une multitude de travailleuses et de travailleurs précarisés, assignés à des emplois faiblement rémunérés et souvent dépourvus de sens – que l’on pourrait qualifier de bullshit jobs – devient ainsi partie prenante, malgré-elle, de la reproduction de l’ordre établi. Ces emplois, bien que dérisoires en termes de rémunération et de dignité sociale, n’en constituent pas moins une ressource vitale dans un contexte où l’alternative était jusqu’alors le chômage massif et l’exclusion économique totale. En ce sens, ce système produit une forme de dépendance structurelle : la crainte de perdre ce maigre filet de sécurité transforme cette précarité organisée en un puissant mécanisme de contrôle social, instaurant une forme de consentement passif au régime. Vučić parvient ainsi à stabiliser son pouvoir en articulant le privilège d’une élite restreinte et la gestion cynique d’une insécurité économique diffuse, qui neutralise toute contestation de masse.

L’intégration de la Serbie dans les circuits du capital mondial n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une dépendance organisée que Vučić entretient avec soin pour renforcer sa domination politique. Cette posture arrange les grandes puissances : l’Union européenne, la Chine, la Russie et les États-Unis, bien que rivaux sur la scène géopolitique, ont peu d’intérêt à remettre en cause son pouvoir. Le président serbe leur garantit en effet un environnement stable pour les investissements, l’accès aux marchés et des positions stratégiques régionales. Dans cette dynamique, la Serbie devient un marché captif pour les produits occidentaux, une base manufacturière à bas coût pour les multinationales et un carrefour logistique essentiel pour les expansions économiques chinoise et russe.

La capacité d’Aleksandar Vučić à manœuvrer habilement entre les intérêts des grandes puissances constitue un pilier fondamental de son pouvoir. Loin d’être une contradiction, cette stratégie d’équilibre est le produit d’une gestion calculée des dépendances internationales, qui renforce paradoxalement son autonomie relative. À l’Union européenne, Vučić se présente comme le garant de la stabilité régionale, en particulier autour de la question du Kosovo, monnayant sa coopération pour obtenir des soutiens financiers et politiques. Avec la Russie, il adopte la posture du défenseur nationaliste de la souveraineté serbe, tout en maintenant des liens stratégiques autour de l’énergie, ce qui fait de Moscou un levier essentiel dans ces rapports de force. Enfin, face à la Chine, il favorise une ouverture dérégulée aux marchés balkaniques et facilite des projets d’infrastructures financés par Pékin, dans des conditions qui perpétuent le statut périphérique de la Serbie dans l’économie mondiale.

Cette gestion simultanée de plusieurs dépendances ne se limite pas à une habile diplomatie : elle s’inscrit dans un mode de gouvernance où l’interdépendance économique est érigée en mécanisme de stabilisation politique. En se rendant indispensable aux puissances rivales, Vučić empêche toute remise en cause immédiate de son régime. Mais cette stabilité s’appuie aussi sur une reconfiguration des rapports sociaux internes, dans laquelle les effets de cette insertion subordonnée dans l’économie mondiale sont répercutés sur les classes populaires et les travailleurs.

Privé des leviers traditionnels du contrôle économique et monétaire, le régime de Vučić a transformé l’État en une machine de captation des flux de capitaux extérieurs. Prêts chinois, investissements directs à l’étranger et accords avec les institutions financières internationales deviennent autant de dispositifs qui servent à assurer une stabilité macroéconomique à court terme, mais qui renforcent en réalité la dépendance structurelle du pays. Cette dépendance se traduit par une délégation croissante des fonctions économiques clés à des intérêts transnationaux, affaiblissant les capacités de régulation de l’État.

Dans cette logique, le régime favorise un modèle économique fondé sur la flexibilisation du travail et la compression des droits sociaux. La dérégulation du marché du travail, les exonérations fiscales massives offertes aux investisseurs étrangers et l’affaiblissement concerté des syndicats ont instauré un environnement où les travailleurs serbes sont contraints d’accepter des conditions de précarité croissante. Cette précarisation, qui articule bas salaires, insécurité de l’emploi et démantèlement progressif des protections sociales, n’est pas un effet collatéral : elle constitue l’un des dispositifs centraux du pouvoir de Vučić. En instaurant un climat d’incertitude économique, le régime déploie un mode de contrôle social où la peur du déclassement agit comme un puissant mécanisme disciplinaire.

En isolant les individus dans des formes de survie économique fragmentées, ce système bloque l’émergence d’un mouvement de résistance cohérent.

Parallèlement, Vučić instrumentalise les mécanismes de redistribution pour renforcer son emprise. Les aides sociales, subventions agricoles et incitations financières ciblées sont conçues comme des outils de contrôle clientéliste plutôt que comme de véritables politiques sociales. Ces dispositifs ne visent pas à autonomiser les bénéficiaires mais à les maintenir dans une dépendance individualisée, empêchant ainsi la constitution d’une solidarité collective susceptible de se transformer en contestation politique organisée. En isolant les individus dans des formes de survie économique fragmentées, ce système bloque l’émergence d’un mouvement de résistance cohérent.

Cette fusion entre capitalisme périphérique autoritaire et « clientélisme hégémonique » permet alors à Vučić de stabiliser un régime fondé sur une double stratégie : entretenir l’insécurité économique tout en maintenant des formes de redistribution sélectives qui verrouillent les allégeances. Ce modèle, bien que fragile, repose sur l’incapacité des oppositions sociales et politiques à s’unifier face à un pouvoir qui segmente les revendications et les récupère comme des faveurs qu’il consent à accorder.

Si cette dynamique a permis la pérennité du régime, elle demeure néanmoins vulnérable face à la montée d’une exaspération sociale qui pourrait, à terme, échapper à son contrôle. La durabilité du « clientélisme hégémonique » d’Aleksandar Vučić repose sur sa capacité à fragmenter, disperser et neutraliser toute opposition avant qu’elle ne devienne une menace systémique. Plutôt que de recourir à une répression totale, il maintient son pouvoir par une instabilité soigneusement contrôlée – qui permet à la colère sociale d’exister dans des limites prédéfinies, tout en l’empêchant de se consolider en une force transformative. Vučić oscille entre répression ciblée et cooptation sélective, exploitant les divisions internes au sein des mouvements sociaux, de l’opposition politique et des organisations syndicales afin de les maintenir faibles et désorganisées.

Les mobilisations étudiantes et ouvrières sont systématiquement infiltrées et contenues. Certains leaders sont cooptés par des offres d’intégration institutionnelle ou des incitations économiques, tandis que d’autres sont publiquement discrédités, neutralisant ainsi leur capacité de mobilisation. L’opposition libérale, dépourvue d’une vision économique alternative, joue le rôle d’un adversaire commode – plus soucieuse de préserver son statut élitiste que de remettre fondamentalement en cause le système. Pendant ce temps, les mouvements sociaux qui partent la de base sont étouffés avant d’atteindre une masse critique, soit par des coupures médiatiques, par du harcèlement judiciaire ou par épuisement stratégique de leurs ressources.

Ce mode de gouvernance – une combinaison de contrôle économique, de répression sélective et de division sociale orchestrée – garantit que, malgré un mécontentement généralisé, le régime de Vučić reste structurellement stable. Contrairement aux systèmes ultra-autoritaires qui cherchent à écraser toute dissidence, son modèle prospère sur une instabilité contrôlée : il permet l’expression des doléances, mais avec certaines limites, qui empêchent leur cristallisation dans un mouvement unifié capable de perturber l’économie politique du « capitalisme autoritaire périphérique ».

Le retour des étudiants en tant qu’acteurs politiques pourrait déstabiliser l’équilibre précautionneusement entretenu du « clientélisme hégémonique ».

La récente vague de protestations étudiantes en Serbie représente le défi le plus significatif à ce modèle. Déclenchée par des revendications liées à la hausse du coût de la vie, à la dégradation des conditions d’éducation et à l’autoritarisme croissant du régime, cette mobilisation a réuni des étudiants à travers les grandes villes. Contrairement aux manifestations épisodiques précédentes, ce mouvement laisse entrevoir un changement potentiel dans la dynamique de l’opposition. Historiquement, les étudiants ont joué un rôle crucial dans les luttes démocratiques en Serbie – et leur retour en tant qu’acteurs politiques pourrait déstabiliser l’équilibre précautionneusement entretenu du « clientélisme hégémonique ».

Ce qui distingue ces manifestations, c’est qu’elles pourraient dépasser les campus universitaires en formulant des revendications sociales plus larges. Si elles restent confinées à des doléances éducatives, elles risquent d’être facilement contenues ou cooptées. Cependant, si elles parviennent à catalyser un mécontentement plus général – en créant des ponts entre étudiants, travailleurs, retraités et employés du secteur public –, elles pourraient véritablement menacer la stabilité du régime. Le gouvernement a répondu avec ses tactiques habituelles : une combinaison de répression et de concessions limitées. Mais si le mouvement persiste, il pourrait révéler les contradictions au cœur du régime de Vučić, où la dépendance économique au capital étranger entre en collision avec une instabilité domestique croissante.

Le capitalisme autoritaire périphérique de Vučić n’est pas inébranlable, mais il repose sur des fondements solides : l’intégration aux flux de capitaux mondiaux, le soutien de puissances étrangères, la domestication des élites économiques et la fragmentation systématique des classes populaires. Pour qu’une véritable rupture se produise, l’un de ces piliers doit s’effondrer – que ce soit par une crise économique qui rende insoutenable la redistribution clientéliste, un basculement diplomatique qui élimine son filet de sécurité international, ou un mouvement social capable de surmonter les divisions orchestrées au sein de la société serbe.

L’insurrection étudiante actuelle constitue un test crucial pour ce système. Si elle reste isolée, elle risque d’être absorbée ou neutralisée, comme les vagues contestataires précédentes. Mais si elle fusionne avec des revendications économiques et sociales plus larges, elle pourrait poser les bases d’une opposition plus cohérente, capable d’affronter les inégalités structurelles enracinées dans le régime de Vučić. L’issue reste incertaine. Mais une chose est claire : la « stabilocratie » méticuleusement construite par Vučić entre dans une phase de plus grande instabilité – où le containment deviendra plus difficile et les contradictions se feront plus aiguës.


Ivica Mladenović

Politiste, Docteur en science politique, chercheur à l'Institut de philosophie et de théorie sociale de l'Université de Belgrade et enseignant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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