Quel cordon sanitaire contre l’extrême droite en Allemagne ?
Les élections fédérales, qui se sont tenues le 23 février 2025, ont vu le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) atteindre un score historique, devenant par la même occasion le premier parti d’opposition du pays, puisqu’il est acté que la CDU-CSU ne gouvernera pas avec elle. En à peine quatre élections, soit 12 années, l’AfD est passée de 4,7% des suffrages (échouant à atteindre le seuil des 5% nécessaires pour entrer au Bundestag) à 12,6% en 2017, puis 10,3% en 2021, et enfin 20,8% en 2025.

Sous son impulsion, la campagne électorale passée a été d’une réelle violence pour les standards allemands. En témoignent l’usage de slogans renvoyant au nazisme par l’AfD (« Alice für Deutschland » sonnant comme le « Alles für Deutschland » de la SA), le révisionnisme historique de la candidate Alice Weidel, qualifiant Adolf Hitler de communiste lors de son échange avec Elon Musk sur X, les déclarations peu propices au compromis de Friedrich Merz à quelques jours du scrutin (« La gauche est finie. Il n’y a plus de majorité de gauche et plus de politique de gauche en Allemagne ») ou encore les insultes entre partis habitués à gouverner ensemble (Matthias Miersch, secrétaire général du SPD [sociaux-démocrates], traitant Friedrich Merz de « mini-Trump »).
Depuis la fin de la coalition « feu tricolore » SPD, Grünen (écologistes), FDP (libéraux) et l’annonce de nouvelles élections anticipées, le contexte politique allemand s’est incontestablement tendu, la polarisation idéologique s’est accentuée. Le programme de l’AfD, particulièrement radical sur les questions migratoires, européennes et sociales, a fini par irriguer la campagne de la CDU-CSU et dans une moindre mesure du SPD, qui ont tous deux durci leurs positions en matière de politique d’asile. Ainsi, le cordon sanitaire érigé entre tous les partis au Bundestag et l’AfD a été rompu le 29 janvier à l’initiative de la CDU-CSU, lorsque le parti a accepté les voix de l’extrême droite lors du vote d’une résolution portant sur l’immigration. À cette occasion, Bernd Baumann, député de l’AfD déclarait : « Maintenant et ici commence une nouvelle ère, et nous la dirigerons ! » La violence de cette campagne contrastait en particulier avec la monotonie de celles des années Merkel.
Puis, les élections ont eu lieu. Une fois le choc du score de l’AfD absorbé, dans un contexte international extrêmement instable, sous l’impulsion de l’administration Trump, la période de campagne a laissé place à une période de négociation avec d’un côté les futurs alliés au gouvernement de la CDU-CSU et du SPD et de l’autre Die Grünen, retournés dans l’opposition.
Dans le futur Bundestag – qui siègera au plus tard à partir du 25 mars – le gouvernement de grande coalition ne disposera pas d’une majorité de deux tiers requise pour modifier la loi fondamentale, même avec l’appui des Grünen, afin de faire adopter une très ambitieuse réforme du frein à l’endettement, devant permettre d’investir massivement dans le secteur de la défense et dans les infrastructures (rail, école, routes, etc.). Die Linke (extrême gauche) et l’AfD, pour des raisons différentes, rendront le seuil quasiment impossible à atteindre. D’où l’accord trouvé le 14 mars, en un temps record, sur la réforme du frein à l’endettement par le « vieux Bundestag », comme le nomment les médias allemands, en session extraordinaire. Dans le même temps, la CDU et le SPD ont engagé mardi 13 mars leurs négociations pour élaborer le nouveau contrat de coalition, étape obligatoire pour former un gouvernement.
Dans ce contexte d’urgence, la nouvelle culture du conflit a laissé place à l’ancienne culture du compromis. Sous certains aspects, effet d’agenda médiatique oblige, tout se passe comme si la campagne n’avait jamais existé et que l’influence de l’AfD était désormais nulle ou faible sur la vie politique allemande. Comment dès lors penser cette dialectique entre conflit et compromis qui semble à présent constitutive de la démocratie allemande ? L’AfD peut-elle, dans l’opposition, continuer à fragiliser cette culture du compromis ?
Violences d’extrême droite
L’Allemagne a souvent été décrite comme un îlot, une exception politique en Europe, le pays étant parvenu à endiguer et limiter l’accession au sein des institutions fédérales de l’extrême droite. Entre 1949 et 2017, aucun parti d’extrême droite n’était parvenu à intégrer durablement le Bundestag. Celui qui en avait été le plus proche depuis les années 1960 est sans doute le NPD (le Parti national démocrate d’Allemagne), un parti néo-nazi qui entra au parlement régional de sept Länder, mais qui échoua à intégrer le Bundestag en 1969 avec 4,3% des suffrages exprimés. En 2004, le parti, après des décennies de déclin, est élu au parlement du Land de Saxe, puis en 2006 au parlement du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, deux Länder d’ex-RDA, avant que l’AfD ne viennent siphonner ses soutiens.
Avec d’autres organisations comme Die Rechte (La Droite) ou Der III. Weg (La IIIème voie), le NPD ne constitue pas une menace électorale. Ce sont les militants de ces partis et d’autres formations locales comme les Reichsbürger (« citoyens du Reich », estimés à environ 25 000 membres dont 1 000 sont jugés d’extrême droite), qui inquiètent les autorités en raison du risque de violences et d’attentats identifiés par les services de renseignements allemands. Le terrorisme d’extrême droite n’a en effet jamais disparu du pays depuis 1945[1]. Autrement dit, si les succès électoraux de l’extrême droite allemande sont longtemps restés marginaux, le milieu militant est, lui, resté actif depuis la fin de la seconde guerre mondiale et a pu être réactivé, par exemple durant l’épisode des Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident (PEGIDA) à partir des années 2010[2].
La campagne de 2024-2025 a été, on l’a vu, plus agressive que les précédentes. Elle s’inscrit également dans un contexte de hausse des violences physiques ou verbales contre des militants. Le 14 décembre 2024, plusieurs néo-nazis ont ainsi attaqué deux adhérents du SPD sur un stand d’information à Berlin, les blessant grièvement. Plusieurs candidats au Bundestag ont également fait l’objet d’agressions physiques durant la campagne. Ces exemples s’inscrivent dans un contexte de hausse des violences également envers des élus, sans toutefois atteindre la gravité des faits commis par un sympathisant d’extrême droite en 2015, lorsque la maire de Cologne, Henriette Reker, avait été grièvement blessée au couteau, ou en 2019, lorsque le président du district de Cassel, Walter Lübcke, avait été abattu à son domicile d’une balle dans la tête, également par un homme proche des milieux néo-nazis.
L’office fédéral pour la protection de la Constitution estime que, par rapport à 2022, le nombre total de délits et d’actes de violence d’extrême droite a augmenté de manière significative, soit de 22,4 %, pour atteindre 25 660 infractions en 2023, contre 20 967 l’année précédente. Parmi celles-ci, le nombre d’infractions violentes a également augmenté de 13 %, passant de 1 016 actes à 1 148. Enfin, le nombre d’actes violents à caractère xénophobe a augmenté de 17,2 % (933 en 2023 contre 796 en 2022).
Dans ce contexte, selon le ministère de l’Intérieur, en 2024, le nombre d’atteintes aux élus a augmenté de 20%, pour atteindre environ 5 000 signalements. Ces infractions étaient principalement des insultes, des menaces, des délits d’incitation à la haine, ainsi que des dommages matériels. Dans le même temps le nombre de délits violents a également légèrement augmenté passant de 94 à 99. Le principal parti ciblé est Die Grünen, certainement le parti ayant été le plus critiqué par la CDU-CSU et l’AfD durant la coalition « feu tricolore ». En 2023, plus de 1 200 atteintes contre les représentants du parti avaient ainsi été relevées, contre 478 pour l’AfD, 420 pour le SPD et 295 pour la CDU-CSU.
Ces agressions semblent s’inscrire dans un contexte de diffusion de la violence comme mode d’expression politique chez une partie des citoyens allemands. Une étude menée en 2023 par l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les conflits et la violence (IKG) de l’Université de Bielefeld et la Fondation Friedrich Ebert, proche du SPD, montre ainsi « que l’approbation et la justification de la violence politique ont augmenté de manière significative au sein des classes moyennes ». En leur sein, 13% pensent que certains élus méritent que « la colère contre eux » se transforme en violence, contre 5% en 2021. Enfin, sur le plan électoral, le vote AfD ne s’apparente plus à un simple vote de rejet mais bien à un vote d’adhésion, ce qui témoigne de la diffusion, dans une partie de l’électorat allemand, de thèses xénophobes, islamophobes, négationnistes et révisionnistes, participant à la radicalisation de la société allemande.
Pratiques du compromis
C’est dans ce contexte que les négociations pour la formation du futur gouvernement ont débuté le 13 mars 2025. Ces négociations durent habituellement des mois. En 2017, date de la dernière grande coalition, il s’était écoulé 171 jours entre l’élection et la nomination du gouvernement (73 en 2021). En 2025, la situation semble différente et le calendrier resserré, du fait du contexte international. Les groupes de travail doivent rendre leurs conclusions le 24 mars. À la fin du mois, le contrat de coalition devra être rédigé. Puis début avril, le document sera soumis au vote des adhérents du SPD et à celui du comité exécutif fédéral de la CDU, le 10 ou le 11 avril. Sauf surprise, le contrat sera signé par les deux partis entre le 14 et le 20 avril et l’élection du chancelier fédéral devrait avoir lieu le 23 avril, soit deux mois après l’élection.
Pour parvenir à un tel accord, les élites partisanes des trois partis (CDU, CSU et SPD) vont s’appuyer sur des routines et sur des processus d’institutionnalisation des alliances[3]. Comme lors des années précédentes, des groupes de travail vont être formés, soit 16 négociateurs dans 16 domaines, pour un total de 256 personnes. Le profil de ces négociateurs ne doit rien au hasard et obéit à une double logique : expertise sectorielle et socialisation au compromis. On ne sera donc pas étonné de retrouver parmi ces négociateurs des élus ayant fait leurs preuves au Bundestag en commission et des ministres fédéraux ou de Länder en charge du domaine négocié. Tous sont socialisés depuis le début de leur carrière politique à la négociation du compromis (ce qui n’est pas le cas des élus AfD). Lors des précédentes négociations de coalition, certains participants étaient élus au Parlement européen, arène où le compromis fait figure de mode de gouvernement.
L’AfD est exclu des négociations, mais son influence ne sera cependant pas nulle. L’accord de principe entre la CDU-CSU et le SPD annoncé le 8 mars montre bien que les deux partis ont accepté un ensemble de mesures défendues par l’AfD durant la campagne. Sous l’impulsion des chrétiens-démocrates et en échange d’une augmentation à 15 euros du salaire minimum, afin de satisfaire les sociaux-démocrates, le futur gouvernement annonce vouloir mettre en place le refoulement des demandeurs d’asile aux frontières, la suspension du regroupement familial pour les personnes bénéficiant d’une protection subsidiaire et l’accélération des expulsions vers l’Afghanistan et la Syrie. « L’immixtion du dehors » pour reprendre l’expression de Nicolas Bué et Fabien Desage, pèsera sans doute sur les négociations en matière de sécurité, d’immigration et d’asile et l’ombre de l’AfD animera certainement les discussions au sein des groupes de travail en charge de ces domaines.
Quel avenir pour la démocratie allemande ?
La montée de l’AfD pose un immense défi aux élites politiques allemandes. La campagne a bien montré la fragilité du cordon sanitaire. Cette expression n’a que peu de sens en l’état. En Allemagne, le cordon sanitaire gouvernemental tient toujours, puisqu’à l’échelle fédérale, régionale et locale aucun parti ne gouverne avec l’AfD. Pour le reste, le cordon sanitaire législatif, idéologique et médiatique est déjà rompu. Sous de nombreux aspects l’émergence fulgurante de l’extrême droite allemande dans les années 2010-2020 évoque le cas français de la montée du Front national dans les années 1980 puis 2000. Se posent aux hommes politiques allemands les mêmes défis qu’à leurs homologues français des décennies plus tôt.
Comment contrer l’extrême droite ? De nombreux travaux en science politique montrent bien que les stratégies d’accommodation et d’adoption des idées d’extrême droite par des partis de gouvernement ne permettent pas d’affaiblir les partis d’extrême droite[4]. C’est même le contraire qui se produit puisque leurs idées se trouvent mises au cœur de l’agenda médiatique et légitimées. Cette solution, adoptée par les partis de droite français (en premier lieu l’UMP devenue LR en 2015) a bien montré ses limites dans le temps long, les Républicains atteignant difficilement 6,5% lors des élections législatives de 2024. C’est pourtant la stratégie choisie par la CDU lors de la campagne qui, rappelons-le, a atteint en 2025 le deuxième score le plus faible de son histoire.
Les mêmes parallèles peuvent être faits dans le champ médiatique, où les journalistes politiques allemands se posent la question du traitement de l’AfD dans leurs émissions : faut-il inviter les élus AfD ou non et comment cadrer ou traiter leurs interventions ? En 2024, la chaîne de télévision privée Welt-TV avait décidé d’organiser un débat lors des élections régionales entre Björn Höcke, leader de l’aile droite ethno-racialiste de l’AfD, condamné par la justice pour avoir utilisé un slogan nazi en meeting, et Mario Voigt (CDU). Pour le rédacteur en chef de la chaîne, Jan-Philipp Burgard, « nous sommes arrivés à la conclusion que nous ne voulons pas donner une tribune à M. Höcke, mais que nous voulons mettre en place un ring de boxe pour la démocratie ».
Outre la métaphore pugilistique qui rappelle la mise en scène de Paul Amar sur France 2 donnant des gants de Boxe à Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie en 1994, cette conception du débat public, très légitimiste, habermassienne dans sa valorisation de la raison, semble assez naïve, voire irresponsable[5]. Face à un adversaire n’ayant que faire des règles du jeu démocratique, la pertinence des arguments importe peu. Pour d’autres journalistes, comme Anke Myrrhe, rédactrice en chef adjointe du Tagesspiegel, ces interviews ou débats « contribuent à normaliser » l’AfD. Nul doute que durant les quatre prochaines années, l’AfD continuera à faire fructifier son capital médiatique, principalement dans un registre victimaire.
En début d’année 2025, le Bundestag a discuté une procédure d’interdiction de l’AfD qui n’a pas abouti, faute de majorité. Le Tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne, en s’appuyant sur l’article 21-2 de la loi fondamentale, peut en effet décider que « les partis qui, d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs adhérents, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne, sont inconstitutionnels ». Au vu de son programme, en large partie anticonstitutionnel, de son opposition aux droits élémentaires des minorités, mais également des déclarations ou des condamnations de ses dirigeants, l’AfD semble entrer dans ce cadre. Une deuxième condition détermine une éventuelle interdiction : que le parti soit en mesure d’influencer ou d’exercer le pouvoir[6]. Cela semble être le cas de l’AfD. Mais les probabilités que le parti d’Alice Weidel soit interdit semblent très faibles.
La question ne fait pas compromis au sein même des autres partis, qui craignent qu’une telle procédure, forcément très longue à mettre en œuvre, ne renforce l’AfD, qui pourrait accentuer son image de parti antisystème et en sortir gagnant en cas de non-interdiction. D’autres mesures existent comme l’interdiction de financements publics ou des peines d’inéligibilité, mais leur portée serait certainement assez faible sur les électeurs de l’AfD. Si l’actualité politique du moment est tournée vers la négociation de compromis entre partenaires de gouvernement, la perspective de voir l’AfD s’affaiblir semble illusoire. La formation d’une grande coalition, solution la moins pire pour seulement un tiers des électeurs allemands, va certainement renforcer l’AfD.
Rappelons que le parti émerge au mitan des années 2010, alors que l’alternance politique avait quasiment disparu durant les années Merkel. Sur ses quatre mandats, la chancelière chrétienne-démocrate avait gouverné trois fois avec les sociaux-démocrates. Cette absence d’alternance, dans un pays gouverné à l’extrême centre, avait été très favorable à l’AfD, qui s’était engouffré dans la brèche au moment de la crise migratoire de 2015[7]. L’hypothèse que le même scénario se reproduise entre 2025 et 2029, dans un contexte international extrêmement instable, ne semble pas farfelue. Enfin, dans l’hypothèse où l’AfD, aujourd’hui engagée dans une course à la radicalisation, modérerait stratégiquement ses positions, ne peut-on pas imaginer certains élus locaux, régionaux et fédéraux de la CDU acceptent de gouverner avec l’AfD[8] ? Dans un tel cas, le glissement du compromis vers la compromission précipiterait la crise du régime politique.