Agenda anti-immigration et statistiques publiques
Le 9 février dernier, l’Observatoire de l’immigration et de la démographie (OID) publiait un étonnant rapport, intitulé « L’immigration d’Asie du Sud-Est en France : une trajectoire remarquable d’intégration ». Ce dernier est immédiatement relayé par Le Figaro, qui s’empresse de reprendre le poncif de la « minorité modèle », vantant un « modèle d’une intégration réussie et d’une immigration vertueuse ».

Né en 2020, l’OID est en fait un think tank, dirigé par le très médiatique Nicolas Pouvreau-Monti. À l’origine de sa fondation, un groupe de trentenaires très conservateurs, passées par l’IEP de Paris, l’École polytechnique ou l’Essec. Très marqué à droite, le think tank fournit notamment des argumentaires clefs en main aux parlementaires de droite et d’extrême-droite. Derrière des termes qui donnent l’apparence de la scientificité, on trouve en effet un agenda sans ambigüité anti-immigration. Sous l’onglet « Culture et religion », on trouve par exemple 8 publications. Outre une note consacrée à un retour sur les conférences que l’OID a organisées fin 2024 au Parlement, toutes concernent l’immigration en provenance du Maghreb et de Turquie, l’islam ou encore l’asile. Une des publications est éloquemment titrée « Quand la diversité ethnique augmente, la confiance sociale baisse ». La dernière en date porte donc sur l’immigration en provenance d’Asie du Sud-Est.
À chaque fois, la structure est assez similaire : des chiffres et statistiques habilement articulés dans un plan à l’apparence anodine, et surtout, jamais sociologisés, c’est-à-dire ni contextualisés, ni expliqués.
Les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes
Encore faut-il rappeler que les chiffres, aussi exacts soient-ils, ne parlent jamais d’eux-mêmes. Prenons par exemple les écarts de réussite scolaire entre filles et garçons. Les filles sont, de manière générale, meilleures à l’école, elles réussissent mieux le bac, mènent des études plus longues et sont plus souvent diplômées du supérieur, et ceci est documenté depuis plus de trente ans. Mais face à un même constat, plusieurs interprétations sont théoriquement possibles. On pourrait avancer que les filles sont naturellement plus douées, ou plus intelligentes, que les garçons. Ou bien on pourrait se fonder sur les travaux sociologiques, qui expliquent cette surperformance scolaire des filles par des effets de socialisation, c’est-à-dire par la manière dont les filles sont disposées, depuis leur plus jeune âge, à correspondre aux attentes de l’institution scolaire et à développer des manières d’être qui leur permettent d’y réussir. En outre, parler de la meilleure réussite scolaire et universitaire des femmes sans mentionner le fait qu’elles sont pourtant moins nombreuses à s’orienter dans les filières les plus valorisées, et qu’elles se retrouvent plus souvent au chômage que les hommes, risquerait de donner une vision tronquée de leur position dans la société, quand bien même les chiffres avancés sur leur réussite scolaire sont exacts.
Il en va de même pour l’immigration. L’enjeu n’est pas simplement de vérifier la solidité et l’exactitude des chiffres avancés. C’est là toute l’importance de la sociologie, qui vise à expliquer et analyser les données à l’aune de mécanismes sociaux documentés par ailleurs.
Que contient en fait le rapport de l’OID sur l’immigration d’Asie du Sud-Est ? Après une première sous-partie consacrée à l’histoire de cette immigration en provenance du Vietnam, du Cambodge et du Laos (ex-Indochine), la note évoque successivement la taille de la population d’origine sud-est asiatique en France – qualifiée de « modeste » et de « stable » –, les niveaux de réussite scolaire de leurs descendants, puis un examen de ce que l’OID considère comme des indicateurs d’« intégration ». Sont ainsi pointées son insertion sur le marché de l’emploi, sa sous-représentation dans les logements sociaux et son fort taux de propriétaires, ainsi que sa faible représentation parmi la population carcérale française – à ce sujet, l’OID ne dispose en réalité pas de chiffres selon le pays de naissance, et produit donc des données sur les personnes étrangères, ressortissantes d’un pays d’Asie ou d’Océanie.
Un effacement de la question du racisme et des discriminations
Le rapport de l’OID compare ainsi les taux de chômage, de réussite scolaire ou d’accès à la propriété des personnes issues de l’immigration sud-est-asiatique avec les autres immigrés extra-européens, notamment originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne.
Le constat avancé est le suivant : malgré une situation peu favorable des immigrés d’Asie du Sud-Est à leur arrivée en France, en termes de niveaux de diplôme et de maîtrise du français, ils ont une meilleure insertion sur le marché du travail que les autres immigrés et leurs enfants réussissent mieux à l’école. Si les chiffres avancés sont corrects, d’autres données sont délibérément oubliées.
Par exemple, l’origine sociale des immigrés est habilement passée sous silence. Pourtant, les chiffres de l’INSEE nous apprennent que, parmi les descendants d’immigrés d’Asie du Sud-Est, 13% ont un père cadre ou qui exerce une profession libérale, contre 5% seulement pour les descendants d’immigrés algériens, ou 7% pour les descendants d’immigrés d’Afrique sahélienne. Or la réussite scolaire des enfants était étroitement liée à la profession de leurs parents. Plutôt que d’aller chercher du côté des explications sociologiques, le rapport de l’OID se contente d’une explication culturaliste : la « sur-réussite » des enfants d’immigrés sud-est asiatiques serait due au « modèle familial asiatique ». Pourtant, si près de 70% des enfants d’immigrés asiatiques ont un diplôme plus élevé que celui de leurs parents, cela concerne aussi 71% des enfants d’immigrés maghrébins.
D’autres chiffres sont également absents du rapport de l’OID. Premièrement, ceux qui viendraient nuancer le portrait d’une immigration sud-est-asiatique qui ne rencontrerait pas de difficultés en France. Par exemple, si les immigrés de cette région ont un faible taux de chômage, ils sont aussi sur-représentés parmi les ouvriers. Ils vivent aussi beaucoup plus souvent sous le seuil de pauvreté monétaire.
Mais il y a surtout une grande absente dans le rapport de l’OID : la question des discriminations, qui est pourtant si importante lorsque l’on parle de populations immigrées et de leurs descendants en France.
À ce sujet, les données disponibles nous apprennent que les personnes originaires d’Asie du Sud-Est vivent moins de discriminations que les personnes originaires du Maghreb, de Turquie ou d’Afrique subsaharienne, ou même que les ultramarins. Ainsi, 16% des immigrés d’Asie du Sud-Est ont déclaré avoir subi des discriminations au cours des cinq dernières années, contre 37% pour les immigrés d’Afrique subsaharienne ou 25% des immigrés maghrébins. Seuls 11% des immigrés sud-est asiatiques considèrent d’ailleurs appartenir à « un groupe qui subit des traitements inégalitaires ou des discriminations en raison de l’origine ou de la couleur de peau en France aujourd’hui », contre 28% des ultramarins, 33% des immigrés d’Afrique subsaharienne ou 23% des immigrés maghrébins.
Or, les discriminations sont déterminantes lorsqu’il s’agit d’évaluer l’insertion sur le marché du travail ou l’accès au logement. Vanter alors une immigration « vertueuse », qui s’intègre sur le marché du travail et accède à la propriété à la seule force de sa volonté et de son travail est ainsi une manière très singulière – et peu sociologique – de lire les écarts mesurés entre les personnes originaires d’Asie du Sud-Est et du Maghreb, de Turquie ou d’Afrique subsaharienne.
Cela ne veut pas dire que ce groupe de population ne vit pas de racisme, seulement que ce racisme, comme le montre la dernière enquête TeO, s’exprime davantage sous la forme d’insultes, de propos et d’attitudes que par le biais de discriminations à l’emploi ou au logement, ce qui peut expliquer en partie la meilleure situation des sud-est-asiatiques à cet égard par rapport à d’autres immigrés.
Les contours de la « bonne » immigration
La thèse de la « minorité modèle », selon laquelle les Asiatiques représenteraient des modèles d’intégration et de réussite de l’immigration en France n’est pas nouvelle. Elle constitue d’ailleurs une des modalités de racialisation de ce groupe. La construction de cette figure est aussi médiatique, la presse nationale de droite vantant régulièrement la réussite scolaire des « jeunes filles d’origine asiatique », ou s’attardant sur les « leçons d’un succès » de cette immigration. Mais toute fabrication d’un « modèle » implique l’existence d’un « contre-modèle » : les immigrés asiatiques, valorisés pour leur réussite et intégration exemplaires, sont ainsi opposés aux « mauvais immigrés » arabes et noirs, potentielles sources de déstabilisation du corps national, au sens littéral comme figuré.
Le rapport de l’OID ne fait pas ici autre chose, en dessinant les contours de la « bonne immigration », systématiquement mise en regard des immigrations maghrébine, turque ou subsaharienne. La bonne immigration, selon l’OID, est, en premier lieu, une immigration restreinte en volume. Deuxièmement, elle n’est pas trop endogame, c’est-à-dire qu’elle se marie en dehors de son groupe d’origine. À ce sujet, le rapport de l’OID met en lien le faible taux d’endogamie des immigrés sud-est-asiatiques avec le fait qu’ils sont ceux qui entretiennent le moins de liens avec leur pays d’origine. Ni endogame ni très portée sur les pratiques transnationales, l’immigration sud-est asiatique échappe donc aux soupçons de communautarisme. Enfin, le taux de fécondité du groupe immigré doit être modéré. La prise en compte du nombre d’enfants par femme dans un rapport sur l’« intégration » n’est pas anodine. Elle fait directement écho à la thèse du « grand remplacement » introduite par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus en 2010.
Travailleuse, peu nombreuse, au taux de fécondité bas et qui se marie davantage avec des non-immigrés : voici les traits de l’immigration désirable selon l’OID. La conclusion du rapport est finalement logique : le think tank préconise un durcissement de la politique migratoire française et une « immigration choisie » par origine géographique. Au prix d’une lecture tronquée des données disponibles, d’un refus évident de toute explication sociologique, ainsi que d’une négation des effets du racisme et des discriminations sur les populations concernées.