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En Allemagne, les premiers pas de la cinquième Große Koalition

Politiste

Alors qu’il s’était fait le défenseur intraitable de l’orthodoxie budgétaire pendant la campagne, le vainqueur des élections du 23 février, le conservateur Friedrich Merz, ouvre aujourd’hui la voie à de colossaux investissements dans les infrastructures mais aussi la défense. La nouvelle majorité au Bundestag l’a suivi en votant pour ce « fonds exceptionnel » de 500 milliards d’euros.

Depuis la fondation de la République fédérale d’Allemagne (RFA) jusqu’à la deuxième partie du long mandat d’Angela Merkel, la constitution des gouvernements allemands a laissé peu de place à la surprise : les deux grands pôles partisans que constituent l’Union des chrétiens-démocrates et des chrétiens-sociaux (CDU/CSU) pour le centre-droit, d’une part, et les sociaux-démocrates (SPD), d’autre part, se sont partagé tour à tour le premier rôle et ont organisé la vie politique avec l’aide d’un partenaire minoritaire de coalition – en particulier les Libéraux du Parti libéral-démocrate (FDP) jusqu’à la fin des années 1990.

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La percée des Verts en 1998 avait permis une véritable alternative aux 18 années consécutives de partenariat entre CDU/CSU et FDP, lorsque le parti écologiste avait conclu un accord de coalition avec les sociaux-démocrates. Puis, sous la houlette d’Angela Merkel, le curseur politique s’est durablement placé au centre de l’échiquier politique, puisque l’emblématique chancelière chrétienne-démocrate a, au cours de ses quatre mandats, conduit trois coalitions avec les sociaux-démocrates. Cette alliance entre les deux grands partis traditionnels (Volksparteien) a été scellée en raison des échecs des pourparlers alternatifs, en 2013 comme en 2017. On se souviendra que le dernier gouvernement Merkel n’aura pris ses fonctions qu’en mars 2018, alors que les élections avaient eu lieu en septembre de l’année précédente. Et c’est sur fond de recomposition du paysage politique post-Merkel au sein de la CDU, comme de l’impossibilité d’une alliance bipartite des deux partis de centre-gauche (SPD et Verts), que la coalition tripartite dite « feu tricolore » a vu le jour à la fin de l’année 2021[1].

La campagne consécutive à l’annonce de la fin de la coalition SPD/Verts/FDP, le 6 novembre dernier, a été d’une âpreté rare outre-Rhin. Le chancelier Olaf Scholz comme son ministre de l’Économie et l’Écologie, Robert Habeck, ont subi une vindicte inédite sur la forme des deux leaders des partis de l’Union (CDU-CSU), Friedrich Merz et Markus Söder, qui n’ont pas hésité à ridiculiser publiquement leurs adversaires pour leur supposée incompétence. Les partis de l’Union ont mené une campagne résolument axée sur les thématiques traditionnelles des conservateurs pour contrer le populisme de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD). Le soutien de l’AfD à la proposition de l’Union d’une loi sur la limitation de l’afflux migratoire début février aura sans doute constitué un temps fort, voire un tournant dans la campagne, dans la mesure où Friedrich Merz et Markus Söder ont par la suite considérablement adouci leurs attaques systématiques à l’encontre du chancelier sortant et de son parti. Les duels télévisés qui ont opposé le chancelier sortant à son principal rival ont d’ailleurs montré une volonté réciproque de ne pas compromettre les chances d’une coalition entre les deux partis.

Une campagne à droite pour un gouvernement au centre

Le vendredi 14 mars, la commission électorale fédérale (Bundeswahlausschuss) a rendu officiellement le résultat définitif des vingt-et-unièmes élections fédérales qui se sont tenues le 23 février[2]. Au terme du scrutin, seuls cinq partis ont dépassé la barre fatidique des 5% (Fünf-Prozent-Hürde), qui permet à une formation politique de siéger au Bundestag[3] et, ainsi, de constituer un groupe parlementaire. Au cours de la législature qui débutera ce 25 mars, la configuration de la chambre basse du Parlement allemand sera composée de la manière suivante : les partis chrétiens-démocrates et chrétiens-sociaux (28,6% – 208 sièges), l’Alternative pour l’Allemagne (AFD, 20,8% – 152 sièges), les sociaux-démocrates (16,4% – 120 sièges), les Verts (11,6% – 85 sièges) et Le Parti de Gauche (8,8% – 64 sièges).

Si les scores obtenus par les partis du centre (CDU/CSU, SPD, Bündnis90/Die Grünen) et l’extrême-droite (AfD) sont conformes aux tendances et enquêtes d’opinion réalisées au cours des mois qui ont précédé le scrutin, le parti de Gauche (Die Linke) a créé la surprise en flirtant avec la barre des 9% alors que la concurrence du nouveau parti formé en février 2024 par Sarah Wagenknecht, qui semblait avoir le vent en poupe, prédisait l’absence du parti Die Linke du nouvel hémicycle (les sondages créditaient le parti de 4% des voix). L’inconnue, au soir des élections, portait sur la participation non seulement du parti d’extrême-gauche Alliance Sarah Wagenknecht (BSW) tout comme des libéraux-démocrates (FDP), membres de la coalition « feu tricolore » sortante, qui avaient manifestement contribué à précipiter la fin de cette dernière et la tenue des élections anticipées[4]. Cette incertitude a pesé, l’espace de 24h, sur le rapport de forces au Bundestag et, par voie de conséquence, sur la composition de la majorité parlementaire, le seuil étant à 316 sièges.

Deux options se présentaient au soir du vote, l’une avec et l’autre sans la participation du FDP et du BSW, auxquels les pronostics au sortir des urnes attribuaient autour de 4,9% des suffrages. Dans un cas comme dans l’autre, le centre-droit (Union) et l’extrême-droite (AfD) pouvaient mathématiquement constituer une majorité – scénario qui avait déjà été exclu durant la campagne par les favoris et finalement vainqueurs – du scrutin. Dans l’hypothèse où les deux petits partis FDP et BSW passeraient la barre des 5%, CDU/CSU et SPD auraient dû composer avec soit leur allié historique et le plus naturel en raison de leurs convergences sur la politique économique et budgétaire, le FDP, soit les Verts, avec lesquels la collaboration est plutôt fructueuse au niveau des gouvernements régionaux, que ce soit dans le Bade-Wurtemberg (Land du Sud-Ouest, frontalier de la région Grand-est) ou le Schleswig-Holstein (au Nord, frontalier du Danemark).

Les deux partis minoritaires FDP et BSW ayant finalement échoué à franchir le cap des 5%, un tandem « noir-rouge »[5] suffisait à constituer une majorité (avec 328 sièges pour 316 nécessaires). Durant les derniers jours de campagne, le chef de file de l’Union n’a d’ailleurs pas caché que l’absence du FDP du futur Bundestag coïnciderait avec les intérêts de l’Union. La coalition tripartite sortante, née « aux forceps », a laissé un goût amer tant la recherche d’un dénominateur commun a été complexe et fragile[6]. En définitive, la majorité est certes courte, mais assurément beaucoup plus solide que si les Verts étaient entrés dans le jeu des négociations, du fait en particulier de l’incompatibilité des ambitions entre les partis de centre-droit et les Verts sur les questions de politique environnementale. Il faut souligner ici la rapidité singulière des pourparlers en vue de la constitution d’un gouvernement : CDU/CSU et SPD n’ont pas eu besoin de plus de deux semaines pour conclure un accord[7], aussi ambitieux que parfois surprenant, et qui porte sur les questions économiques et sociales, la politique migratoire, mais aussi un ambitieux programme d’investissement.

500 milliards pour redonner à l’Allemagne une place sur la scène internationale

Il est en effet surprenant que Friedrich Merz porte un tel projet. S’il n’a pas totalement fermé la porte à un assouplissement du « frein à l’endettement », le candidat du centre-droit s’est présenté comme le chantre de l’orthodoxie budgétaire durant toute la campagne, tempêtant contre la gabegie financière et l’irresponsabilité des partis de la coalition sortante. Les dix jours qui ont suivi les élections ont pris le contrepied de ces engagements face aux électeurs. Alors qu’il s’était engagé à assainir les finances publiques et à gérer l’argent des contribuables en bon père de famille, pour ne pas engager de dettes sur le dos des générations futures, le chef de file du centre-droit a négocié avec les sociaux-démocrates et les Verts un « fonds exceptionnel » (Sondervermögen) financé au moyen d’une dette contractée sur 12 années en contournant pour le frein à l’endettement inscrit dans la Loi fondamentale.

Les chiffres sont impressionnants et témoignent d’une ambition forte. Le « fonds exceptionnel » de 500 milliards doit permettre des investissements importants en termes d’infrastructures, mais aussi dans le domaine de la défense, dans la continuité de l’investissement de 100 milliards décidé par la coalition sortante. La perspective envisagée par les services de renseignements occidentaux que la Russie soit en mesure d’attaquer un État de l’OTAN à l’horizon 2029, combinée à la crainte d’un désengagement des États-Unis, auront sans aucun doute contribué à ce que CDU/CSU et SPD prennent enfin la mesure du « changement d’époque » annoncé par Olaf Scholz en mars 2022. Devant la multiplication et l’accélération des pressions géopolitiques, Friedrich Merz n’a d’ailleurs pas attendu d’être élu chancelier pour se déplacer à Paris, dans la semaine qui a suivi la victoire de la CDU/CSU, afin d’amorcer le retour de l’Allemagne sur la scène européenne et de réenclencher une dynamique franco-allemande quelque peu en sommeil depuis 2021 – comme l’ont montré les nombreux atermoiements des programmes d’investissements communs en matière de défense SCAF et MGKS. De nombreux observateurs ont jugé les échanges entre Emmanuel Macron et Friedrich Merz prometteurs, notamment en raison de l’alignement de leurs positions sur la question ukrainienne et le rôle que doit jouer l’Union européenne dans la résolution du conflit.

Force est d’ailleurs de constater que, contrairement aux gouvernements allemands qui lui ont précédé, le futur gouvernement CDU/CSU-SPD emmené par Friedrich Merz aura la particularité d’avoir pris la distance nécessaire avec leurs partenaires traditionnels des deux grands partis allemands sur la scène internationale : la dépendance de Washington sur le plan sécuritaire et de Moscou sur le plan énergétique semble avoir fait long feu. Sans remettre en question le lien transatlantique, le futur chancelier allemand s’engagera vraisemblablement sur la voie d’une Union européenne plus indépendante aux côtés de son partenaire français, ou encore de la Pologne.

Autre pilier important de la politique d’investissements : les déficits infrastructurels. Le ministre des Transports sortant, Volker Wissing (FDP), avait estimé à 220 milliards d’euros d’ici 2029 les besoins pour moderniser le secteur – dont notamment les quelques 4 000 ponts autoroutiers (sur 28 000 au total)[8]. S’ajoutent à cela des besoins importants dans les domaines du numérique ou encore de la politique environnementale et énergétique. Les engagements internationaux – à l’échelle européenne ou mondiale – dans le domaine climatique, comme les objectifs fixés par le gouvernement précédent en matière de neutralité climatique à l’horizon 2045 ne sauraient être remis en question, comme l’a rappelé Friedrich Merz le dimanche 16 mars, dans l’émission dominicale Berliner Runde, sur la première chaîne publique allemande. Le futur chancelier aurait été bien mal inspiré de prétendre le contraire tant la concrétisation des objectifs fixés dépendait de la mobilisation des écologistes au Bundestag.

Le financement des dépenses en matière de défense exigeait en effet l’assouplissement du « frein à l’endettement », inscrit depuis 2006 dans la Loi fondamentale allemande. Une modification constitutionnelle était donc indispensable, pour laquelle une majorité parlementaire des deux tiers était requise, à la chambre basse (Bundestag) comme au Conseil fédéral (Bundesrat), composée de 69 membres représentants les 16 Länder.

Les écologistes, bien que défaits le 23 février dernier, ont donc saisi cette opportunité pour faire valoir leurs exigences. Craignant que les vainqueurs n’utilisent le « fonds exceptionnel » pour satisfaire leurs promesses de campagne, Katharina Dröge et Britta Haßelmann – les successeures d’Annalena Baerbock et Robert Habeck – à la tête du parti, ont obtenu qu’une partie de l’enveloppe soit consacrée aux conséquences du changement climatique : 100 milliards doivent en effet être affectés au « Fonds climatique et de transformation », un fonds visant notamment à favoriser la création d’emplois et la création de valeur.  Les Verts ont aussi obtenu un élargissement du concept de défense prévu initialement par la future coalition gouvernementale à la protection civile, les aides à l’Ukraine, ainsi qu’à la sécurisation des systèmes informatiques au sens large. Pour autant, des résistances ont été exprimées tant sur l’aile gauche du parti, chez les « Fundies », que chez les « Realos ».

Alors que l’Assemblée constituante du nouveau Bundestag n’a eu lieu que le 25 mars, les vainqueurs des élections du 23 février se sont précipités pour faire voter le parlement sortant : avec le renforcement des partis d’extrême-droite (AfD) et d’extrême-gauche (Die Linke) – qui occuperont plus d’un tiers des sièges (216 sur 630) que comptera le Bundestag issu des dernières élections[9] – le nouveau rapport de forces au sein de la future assemblée risquait de mettre en péril la majorité requise pour toute modification constitutionnelle, et ainsi la réalisation des investissements financés par la dette prévus par les partis de la coalition gouvernementale à venir. Si, jusqu’au vote, la nouvelle majorité a tremblé[10], le « oui » l’a emporté le 18 mars de 23 voix – 512 alors que 489 étaient nécessaires. L’essentiel est donc assuré depuis que les doutes sur l’approbation de la représentation des Länder ne semble plus remise en cause. Dans le cas contraire, la légitimité de la cinquième « Grande coalition » et du futur chancelier eut été sérieusement remise en question.

Celui qui prône une intégration européenne renforcée ouvrira-t-il, comme certains l’espèrent déjà en Europe, la porte à de futurs investissements communs ? Rien n’est moins sûr, car la crédibilité de Friedrich Merz, y compris au sein de son propre parti qui l’a suivi sans le soutenir pleinement, est entachée. Comme le souligne avec pertinence le quotidien économique Handelsblatt, l’Allemagne vient de tourner la page de deux décennies de politique budgétaire et financière. Rares sont ceux qui pouvaient soupçonner un tel changement sous l’égide d’un chrétien-démocrate, encore moins de Friedrich Merz lui-même.

Si, en annonçant son intention de redorer le blason international de l’Allemagne et de mettre en place une politique de redressement économique, le chef de file de l’a CDU-CSU est resté fidèle à son engagement vis-à-vis de ses électeurs, les principes retenus divergent des arguments de campagne. En définitive, Friedrich Merz a mené une campagne durant laquelle il est allé chercher les voix des libéraux-démocrates sur le plan économique et social, et de l’extrême-droite en termes de sécurité intérieure et de politique migratoire, et proposera, selon toute vraisemblance, un contrat de coalition « au centre » dans lequel il aura renoncé à bon nombre des positions prises par les conservateurs de son parti. En ce sens, Friedrich Merz a manifestement beaucoup appris des pratiques d’Angela Merkel, qui l’avait écarté de la course à la chancellerie au début des années 2000.


[1] Cf. notre contribution pour AOC du 19 février 2025 : « Élections anticipées en Allemagne : à droite toute ? ».

[2] Les résultats complets sont disponibles sur le site de la Commission électorale fédérale.

[3] Cf. l’explication de la Bundeszentrale für politische Bildung.

[4] Cf. « À l’approche des élections fédérales allemandes, la course aux 5 % des petits partis », Euractiv.com, 10/2/2025.

[5] En Allemagne, on désigne usuellement les coalitions selon le code des couleurs de chacun des partis. Noir pour la CDU/CSU, bleu pour l’AfD, rouge pour le SPD et Die Linke, vert pour les écologistes et jaune pour les Libéraux-démocrates. La « Grande coalition », composée de l’Union et du SPD est donc, dans le langage usuel allemand « schwarz-rot », c’est-à-dire « noir-rouge ».

[6] Cf. AOC du 19 février 2025, op. cit.

[7] « Ergebnisse der Sondierungen von CDU, CSU und SPD », Berlin, 8 mars 2025, consultable ici.

[8] « Unternehmen zweifeln – Staatsmilliarden drohen zu versickern », Handelsblatt, 16 mars 2025.

[9] Contre 104 sur 733 au sein du parlement de la législature 2021-2024.

[10] « Milliarden-Investitionen könnten an Abweichlern scheitern », Handelsblatt, 16 mars 2025.

Julien Thorel

Politiste, Maître de conférences en civilisation allemande, doyen de la Faculté des Études internationales et interculturelles à CY Cergy Paris Université

Rayonnages

EuropeAllemagne

Notes

[1] Cf. notre contribution pour AOC du 19 février 2025 : « Élections anticipées en Allemagne : à droite toute ? ».

[2] Les résultats complets sont disponibles sur le site de la Commission électorale fédérale.

[3] Cf. l’explication de la Bundeszentrale für politische Bildung.

[4] Cf. « À l’approche des élections fédérales allemandes, la course aux 5 % des petits partis », Euractiv.com, 10/2/2025.

[5] En Allemagne, on désigne usuellement les coalitions selon le code des couleurs de chacun des partis. Noir pour la CDU/CSU, bleu pour l’AfD, rouge pour le SPD et Die Linke, vert pour les écologistes et jaune pour les Libéraux-démocrates. La « Grande coalition », composée de l’Union et du SPD est donc, dans le langage usuel allemand « schwarz-rot », c’est-à-dire « noir-rouge ».

[6] Cf. AOC du 19 février 2025, op. cit.

[7] « Ergebnisse der Sondierungen von CDU, CSU und SPD », Berlin, 8 mars 2025, consultable ici.

[8] « Unternehmen zweifeln – Staatsmilliarden drohen zu versickern », Handelsblatt, 16 mars 2025.

[9] Contre 104 sur 733 au sein du parlement de la législature 2021-2024.

[10] « Milliarden-Investitionen könnten an Abweichlern scheitern », Handelsblatt, 16 mars 2025.