Observatoires de la cruauté
Voici Montaigne, citant Sénèque, dans un passage célèbre du Livre II, chapitre 11, des Essais : « Je ne pouvais pas croire, avant de l’avoir vu moi-même, qu’il puisse y avoir des esprits assez monstrueux pour être capables de commettre des meurtres rien que pour le plaisir, découper à la hache les membres de quelqu’un, s’exciter à inventer des tortures inusitées et des morts nouvelles ; et sans que tout cela soit causé, ni par l’inimitié, ni l’appât du profit, mais à cette seule fin que de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et des cris lamentables d’un homme mourant dans des souffrances terribles. Voilà certes le point ultime que la cruauté puisse atteindre. Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantùm spectaturus occidat. [« Qu’un homme tue un homme sans colère, sans crainte, seulement pour le voir expirer… »][1].»

Quatre siècles et demi plus tard, combien d’entre nous se reconnaissent dans ces mots ? Non pas parce que nous avons assisté nous-mêmes à ces scènes atroces, mais parce qu’elles font irruption dans notre quotidien par le biais des images, qu’elles nous interpellent, nous incitent à la réflexion, et parce que nous avons appris à les différencier de la violence inhérente à tout conflit armé. Car ce n’est pas simplement de violence qu’il s’agit : nous vivons sous l’empire de la cruauté. Cruauté des bombardements délibérés d’hôpitaux et d’écoles en Ukraine et dans la bande de Gaza, en violation des règles du droit international. Cruauté du traitement des prisonniers israéliens entre les mains du Hamas, cruauté du blocus humanitaire initié par le gouvernement d’Israël dans le but d’affamer des civils palestiniens pris au piège, cruauté des enlèvements d’enfants ukrainiens, cruauté de l’emploi massif de la torture dans les prisons syriennes ou iraniennes, auxquelles fait désormais écho la cruauté de démocraties illibérales comme les États-Unis, notamment dans le domaine de la politique migratoire.
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