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La guerre, à nouveau ?

Historien

L’anthropologue Pierre Clastres le disait à propos des sociétés amazoniennes : « Se tromper sur la guerre, c’est se tromper sur la société. » Ne devrions-nous pas appliquer cette formule à nos sociétés ? Nous ne sommes pas seulement confrontés à une présence nouvelle de la guerre sur le continent européen. Et les professeurs d’histoire devraient s’interroger sur leur manière d’enseigner le tragique de notre contemporain au titre d’un passé aboli.

Depuis le 24 février 2022, nous sommes assaillis par la présence d’une catastrophe inattendue : celle du retour de la guerre en Europe. Et, depuis octobre 2023, la violence extrême mise en œuvre à Gaza en réponse au déploiement de cruauté du 7 octobre par le Hamas, est venue aggraver encore notre trouble.

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Toutefois, les deux événements, s’ils cumulent d’une certaine manière leurs effets en affectant profondément la confiance que nous persistions à placer dans notre temps, sont d’une nature très différente. La guerre de Gaza a percuté profondément notre champ politique – ne serait-ce qu’en induisant un débat (qui semble en voie d’achèvement) sur la question des mots qu’il convient désormais de poser sur cette violence-là – et, au-delà, en affectant profondément ce que l’on serait tenté d’appeler l’économie morale de la Cité. La guerre d’Ukraine, elle, a placé devant nos yeux une menace directe, prégnante : celle d’une guerre de la Russie contre les « sociétés à haut niveau de pacification » (comme les désignait Norbert Elias) que nous, nations européennes d’Europe occidentale, espérions incarner. Et incarner, en quelque sorte, pour toujours.

La guerre d’Ukraine a ramené en Europe, jour après jour, les réalités de la « vraie guerre », en nous forçant à réévaluer notre propre rapport au fait guerrier : le rapport d’Européens « gâtés à la paix », pour reprendre une formule du grand historien allemand Karl Schlögel[1]. Et même d’Européens gorgés de leur certitude de paix, et d’une paix définitive. Une certitude que n’avait pas réellement ébranlé, entre 1992 et 1995, le tragique avertissement signé par l’éclatement si meurtrier de l’ex-Yougoslavie – un avertissement largement négligé avant d’être oublié : ne pouvait-on se rassurer en estimant qu’au fond, il ne s’agissait que d’un conflit interne à un État en voie d’éclatement, fruit tardif et empoisonné de l’effondrement du communisme en Europe orientale et balkanique ?… Après la fin de la guerre froide, suivie


[1] Karl Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes, Gallimard, 2024.

[2] Nous reprenons ici un mot de Julien Freund lancé en 1965 à son ancien directeur de thèse, le philosophe Jean Hyppolite, lors de sa soutenance présidée par Raymond Aron (rapporté par Pierre-André Taguieff, Julien Freund. Au cœur du politique, La Table ronde, 2008, p. 100.)

[3] Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, Éditions de l’aube, 1977.

Stéphane Audoin-Rouzeau

Historien, Directeur d'études à l'EHESS, Directeur du Centre d'études sociologiques et politiques Raymond Aron - CESPRA

Notes

[1] Karl Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes, Gallimard, 2024.

[2] Nous reprenons ici un mot de Julien Freund lancé en 1965 à son ancien directeur de thèse, le philosophe Jean Hyppolite, lors de sa soutenance présidée par Raymond Aron (rapporté par Pierre-André Taguieff, Julien Freund. Au cœur du politique, La Table ronde, 2008, p. 100.)

[3] Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, Éditions de l’aube, 1977.