Livres

Les aveux de la chair

Critique littéraire

Avec « Un savoir gai », un essai aussi vif que remarquable, William Marx quitte la stricte critique littéraire pour exiger de l’hétérosexualité qu’elle sorte enfin du placard et nous offrir, en 33 fragments, l’abécédaire d’une homosexualité enfin lisible et vivable.

Parmi la conquérante profusion d’essais que Roland Barthes envisageait d’écrire dans les derniers temps de son existence, figurait, aux côtés d’un Journal du désir et d’un Discours de l’homosexualité, l’ambitieux projet d’une sémiologie du sexuel où trouverait enfin à se dire selon lui « la « personnalité » sexuelle de chaque corps, qui n’est ni sa beauté, ni même son air « sexy » mais la façon dont chaque sexualité s’offre immédiatement à lire. » Nul doute qu’un tel essor théorique vers un lisible de la sexualité pourrait servir d’idéal préambule à la lecture du vif et remarquable Savoir gai que William Marx vient de faire paraître aux Éditions de Minuit. Car il s’agit pour l’essayiste, en écho diffracté à Barthes, d’y offrir les fragments d’un discours homosexuel : où, pour la première fois, se donnent à voir les prolégomènes d’une lisibilité de l’homosexualité – d’une pleine lecture du sexuel comme sexuel.

De fait, comme le prolongement inespéré des tremblants vœux de Barthes, William Marx quitte la stricte critique littéraire dans laquelle il s’était illustré jusqu’ici, pour offrir d’emblée avec Un Savoir gai un propos jusque-là culturellement tu ou sciemment évité : le désir homosexuel, ce nouveau continent noir à la manière de Freud, l’envers du monde de la « race maudite » encore selon Freud. À la croisée revendiquée de la sémiologie et de la phénoménologie, l’auteur de L’Adieu à la littérature s’attache à circonscrire les manifestations de ce désir gai, à en dessiner le champ d’action en clamant combien, sans attendre, « Le sexe est « chose mentale », comme eût dit Léonard. » Car, pour Marx qui revendique l’héritage de Barthes, l’homosexualité, à l’instar de toute sexualité, ne relève pas uniquement d’une simple pratique sexuelle. Le sexuel se donne comme hypertrophie sociale. L’oreille est sexualisée. Le regard est sexualisé. Les doigts sont sexualisés. Le sexuel ne cesse de se répandre en métonymies continues dans le monde. Le sexuel est textuel et culturel car, indique Marx, « La sexualité implique un rapport particulier au vrai, au beau, au bien, autrement dit, une épistémè, une esthétique, une éthique, une politique. » Le sexe cultive le monde, sexualise le texte et mue chaque instant d’une existence en un ruban discursif ignoré, qu’il appartient à chacun de déchiffrer. Va s’y élaborer un ordre du discours, aussi bien qu’une police du sens et des sens. Telles sont, aussi radicales qu’audacieuses, les lois premières de l’analyse de Marx.

Les différences sexuelles se font différences cognitives dans « un monde désespérément hétéronormé ».

Dès lors, imitant Platon, mais également Nietzsche, auquel l’essayiste emprunte de manière ludique son titre, le savoir qui se donne à chacune et à chacun ne répond plus uniquement d’une pensée qui circule en elle-même. Vivante et immanente, la pensée vibre au travers d’un corps et de ses désirs dont le prisme libère ce qu’il conviendrait de nommer une sociologie affectuelle, à savoir un être purement de l’affect qui, sans discussion possible, présiderait à toute mathésis. Penser ne renvoie plus à une opération intellectuelle, mais résolument sexuelle comme si cette activité était prise dans un geste métamorphique inédit ou tout du moins pas encore envisagé à sa juste mesure : toute pensée ne pense pas mais donne sexe au monde. Les différences sexuelles se font différences cognitives dans « un monde désespérément hétéronormé ».

De telles considérations se voient immédiatement vérifiées s’agissant du désir gai dans la mesure où Marx l’affirme : l’homosexuel est celui qui, plus qu’aucun autre homme, perçoit ce lisible de tout sexuel. Il est même le seul à pouvoir le percevoir, comme une voyance rimbaldienne folle dont il serait l’unique survivant. Car Marx, comme l’homosexuel, a une maladie : il voit l’hétérosexualité. Dans un mouvement brillamment paradoxal qui l’a poussé un temps à intituler son texte Introduction à l’hétérosexualité, Marx déclare que, contre toute attente, c’est l’hétérosexualité qui doit sortir du placard et qui doit faire son coming-out. L’hétérosexualité ne se parle pas, ne se dit pas, inexiste à chaque instant : elle est un grand silence qui entoure chacun mais qui pourtant ne cesse d’être présente à la manière d’un infranchissable postulat du monde. C’est l’air que chacun, insensiblement, respire. Terrible, l’hétérosexualité est à soi-même sa propre ignorance tant tout n’est qu’hétérocentrisme. Elle n’a ainsi nul besoin de se montrer, non plus que de s’exhiber, dans le sens où elle s’affirme comme la nature indépassable de ce qui détermine tout sans mot dire. Comme un ordre silencieux, elle se tient socialement comme l’ultime dispositif foucaldien : l’archi-dispositif, à la lisière de chaque énoncé, la préface sombre et intangible de tout existant.

En ce sens, pour reprendre une distinction là encore de Barthes, Marx invite immédiatement à saisir l’hétérosexualité comme le sombre fonds de tout existant, à savoir comme l’obvie, l’évidence à visage de transparence, et l’homosexualité comme l’obtus, l’inévidence à visage d’absence tant l’hétérosexualité ne se tient pas uniquement comme une norme. Elle se donne comme un discours endoxal, une puissante doxa sexuelle et affectuelle. L’hétérosexualité est, étymologiquement, un préjugé. Car, pour le dire comme Foucault, chaque corps désirant parle selon les aveux de sa chair même si, doit-on ajouter, l’homosexuel est contraint d’avouer plus souvent qu’à son tour.

Afin d’illustrer combien l’hétérosexuel est l’homme qui, de litote en euphémisme résume le monde à soi, Marx ne va cesser de donner de multiples illustrations de cette sexualité à visage d’évidence. Un de ces exemples est son échange avec l’alerte chauffeur de taxi toulousain qui veut entrer en « communion virile  » avec son client en remarquant au moment où il manque d’écraser une jeune femme « Ce qu’il y a de bien à Toulouse, c’est toutes ces étudiantes. Au printemps, elles se découvrent les bras, elles mettent des bas résille, c’est chaud. » Dans cette scène plus qu’ordinaire, comme tant d’autres, le gai reste coi car, comme Marx le disait dans Diacritik, « l’homosexualité n’est pas prévue par l’ordre social ». De fait, l’homosexuel est l’homme de l’infini quiproquo et du perpétuel malentendu. En effet, dans son ignorance, l’hétérosexuel ignore lui-même être un universel. En outre, il ne s’agit pas de discuter cet universel, puisque la domination est d’autant plus forte et exclusive qu’elle n’a pas besoin de se dire. En ce sens, comme l’affirme avec justesse Marx, « c’est pourquoi l’on a tort d’opposer comme deux symétriques absolues l’homosexualité et l’hétérosexualité. Il n’y a là qu’une fausse symétrie. Un gai n’est pas l’envers d’un hétérosexuel ». Un savoir gai entreprend d’œuvrer depuis ce flagrant et saillant déséquilibre pour dire du gai ce qu’il conviendrait de nommer la sapience, à savoir l’érotique généralisée de la connaissance : où, avec Marx, l’esthétique cède le pas à l’esthésique, c’est-à-dire d’un sensible qui décide du sens.

Dès lors, il faut ici guérir le monde de l’hétérosexualité.

Dès lors, symétriquement à cette ignorance hétérosexuelle et concurremment à l’hétérosexualité comme ignorance, doit surgir l’homosexualité comme savoir, c’est-à-dire comme construction culturelle, comme poétique, comme poïen de formes discursives et de figures repérables afin de quitter la tranquillité coite de la litote, surseoir aux chuchotements et ouvrir à une hypotypose du monde. Partant, Marx articule la construction de ce savoir selon un fol axe de guérison : l’allusion du titre à Nietzsche ne s’affirme pas ici comme uniquement ludique. Elle se fait, au contraire, éminemment thérapeutique même si les librairies ne sont pas des pharmacies tant, comme dans Le Gai Savoir de Nietzsche, il s’agit d’un livre de guérison. Pareille aux Saturnales de l’esprit, élaborer un savoir gai contribue à entrer dans une joie qui est celle d’une guérison après une terrible et tragique maladie qui a pu empêcher de vivre. Il s’agirait ainsi de dire avec Nietzsche que le savoir gai, « qu’est-ce sinon les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue pression — patiemment, sévèrement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir, — et qui maintenant, tout à coup, est assailli par l’espoir, par l’espoir de guérison, par l’ivresse de la guérison ? »

De fait, il faut ici guérir le monde de l’hétérosexualité, proposition ô combien salutaire dans sa vive ironie et sa force provocatrice quand on mesure combien le mouvement de « La Manif pour tous » a notamment prétendu avec violence guérir les homosexuels de leur vice, a milité contre leur droit à s’unir et constitue, de l’aveu même de Marx, l’une des motivations de l’écriture de son essai. Pour Marx, l’hétérosexualité de « La Manif pour tous » n’exhibe de toute sexualité que sa passion triste contre laquelle, plus que jamais, saura réagir le savoir gai ; car ce savoir est une science chaude, capable de réchauffer les esprits mourants ou défunts à eux-mêmes. Guérir la parole et le monde de l’hétérosexualité consiste alors bel et bien à dessiner un savoir gai capable de dépayser l’hétérosexualité : de la faire entrer dans une grande défaisance active pour que, paradoxe des plus ardents, les gais ne demeurent plus ignorés.

Désormais, il s’agira pour Marx de concevoir le savoir gai comme ce qui manque à l’hétérosexualité – comme son trou herméneutique par où se dira un savoir homosexuel entendu comme une épopée d’un désir jusque-là retenu dans les limbes du non-visible. En 33 articles ou fragments d’un abécédaire du désir gai comme les 33 chapitres d’une Vita nova de l’homosexualité enfin lisible et vivable, Marx élabore son savoir depuis une mathesis procédant elle-même d’une attentive praxis de l’homosexualité. Plus que jamais, si la science est libidineuse et l’herméneute un sexologue qui s’ignore, il convient d’articuler le savoir gai autour de deux concepts dont l’auteur livre la conceptualisation même : l’étrangement et le limes. Ces deux concepts pointeront chacun combien le savoir homosexuel est une culture, antithèse de l’ignorance hétérosexuelle qui est une nature parce que, prend-il soin de dire, « La culture, c’est la seconde famille d’un gai ». L’histoire d’amour entre Oliver et Elio dans le récent film de Luca Guadagnino, Call Me by your Name, nous le rappelle encore.

Le gai est seul. Par la société qui lui refuse discours et place, le gai est l’homme de l’exil de l’intérieur.

En premier lieu, considérons l’étrangement. Selon Marx, l’homosexualité endure malgré elle au quotidien une grande expérience d’étrangeté à soi et aux autres : elle est l’altérité faite épreuve sans répit. De toute part, à chaque instant que l’hétérosexualité produit, il s’agit pour le gai de comprendre qu’il vit, comme le dit Marx, « un sentiment d’aliénation par rapport à la culture où [il a] grandi et où [il ne peut se] reconnaître ». Au regard de l’hétérosexuel, l’homosexuel est un homme de la solitude discursive. C’est l’anachorète irrésolu des bibliothèques, des pinacothèques et des discothèques comme le montre Marx avec un très beau passage sur la chanson de Cat Stevens. C’est un homme en détresse de communauté. L’étrangement se donne alors comme le violent sentiment de non-appartenance, l’exclusion sans trêve qui, dans la société et sa culture, maintient pour le gai une distance de soi à soi-même, par où il éprouve une non-reconnaissance. La tragédie du gai est plus tragique que nulle autre puisque puissamment anti-aristotélicienne : dans le monde hétérosexuel, à savoir dans le monde, il n’existe aucune anagnorisis. Le gai doit alors dialectiser ce manque de reconnaissance à ce que Marx nomme l’acclimatation, devant s’accommoder de ce vide culturel où on l’a fait sombrer. Le gai devient donc l’écrivant de chaque œuvre qu’il voit ou lit, lancé qu’il est dans une critique moins la critique, une réécriture moins la réécriture tant, comme le dit encore Marx, « Tu pénètres dans la culture comme un voleur. Elle n’est pas à toi, pas faite pour toi, mais tu dois néanmoins te l’approprier de toutes les manières : oscillation permanente entre l’éloignement complet et la réappropriation idiosyncrasique. » L’homosexualité se donne comme un langage indirect du monde aux choses et des choses au monde. Le gai devient toujours le romancier d’un livre qui n’existe pas encore pour lui, comme s’il attendait une adresse qui n’était pas encore venue à lui. Comme tout amoureux, le gai est ce sémiologue irrespectueux, à l’état sauvage, irascible et infiniment désirant. Ou plutôt : comme s’il était le résistant du maquis d’un pays sans guerre.

À cet étrangement vient s’articuler un second et fort concept qu’avec une grande finesse, Marx déploie : le limes. Emprunté au latin où, rappelle Marx, il signifie « la frontière, la bordure ou la limite » de l’empire romain, le limes désigne ici « la barrière érigée entre ta propre vision du monde et celle des personnes qui t’entourent, barrière qui est d’abord de type interprétatif ou herméneutique avant que de produire un effet sur le comportement. » Pour Marx, l’homosexuel est l’homme d’un entre-deux, d’une pliure dans le réel où il ne se retrouve pas, l’homme d’un constant défrontiérage qui le fait constamment se désappartenir comme si le gai était l’homme du constant non-lieu : de l’atopie. De fait, le gai le comprend parfois malgré lui : son corps n’a pas les mêmes idées que la société et doit se tenir dans cette mince bande du limes qui est une zone d’indistinct. Il écarte le gai des autres puisqu’il ne cesse de produire des faits et des gestes, à la lettre, incompréhensibles. C’est par exemple Charlus dévisageant tel un espion Marcel un été à Balbec et l’ignorant ensuite superbement au moment de présentations formelles avec la marquise de Villeparisis. Mais le limes renvoie aussi bien, une fois le coming-out effectué, à l’irréconciliable et infranchissable ligne par laquelle le gai est renvoyé à l’altérité : le limes est en somme une sortie du placard moins le placard, une errance indistincte dans l’inassignable d’une identité minoritaire. Comme si le limes était une sémiologie noire : effective sans être active, active sans être effective.

À ces propositions critiques qui font surgir un texte gai justiciable d’un savoir dont l’essai serait la patiente et aimante propédeutique répond chez Marx un violent et splendide désir politique. Le gai est seul. Par la société qui lui refuse discours et place, le gai est l’homme de l’exil de l’intérieur : l’homme qui doit franchir et passer une frontière invisible qui ne passe qu’en lui-même car, comme le souligne Marx, le gai est ce « Passager clandestin  sur un bateau qui ne serait pas fait pour toi, mais où tu es embarqué malgré tout ». Le savoir gai le sait : le gai attend son peuple ou tout du moins son geste de communauté, celui qui, comme à la Gay Pride, saura lui donner à voir la puissance sociale qui, jusque-là, a fait défaut à son existence. Il faut rénumérer politiquement le défaut du monde, souligne justement Marx.

À ce titre, dès ses premiers mots, Le Savoir gai opère un rare coup et tour de force par l’usage du « tu ». Si William Marx ne manque pas de dire combien user de la deuxième personne du singulier lui a permis de livrer avec pudeur et davantage d’aisance des expériences autobiographiques, le « tu » qui se donne à chaque page opère un saut dans la continuité discursive, un bond hors du rang social et convoque un vaste mouvement de métalepse, à savoir d’interpellation du lecteur. Le « tu » de Marx, par le récit intime qu’il livre, interpelle le lecteur, veut s’adresser sans répit à lui, veut se donner comme une métalepse politique qui n’aspire qu’à la venue d’un grand et large « nous ». Dans ce mouvement d’espoir qui métamorphose le cognitif en conatif, Marx apostrophe le désir du lecteur, veut tisser l’histoire de l’appétence illimitée et désirante d’un « nous ». La communauté gaie n’existe pas encore : elle est dans la tristesse continue de ce qui doit encore se dissimuler. Le « tu » se doit d’être politique pour livrer le mot ultime de l’essai, le toucher lumineux du sensible : « l’amour » qui, décidément, est à réinventer depuis le désir.

On l’aura compris : il faut lire au plus vite Le Savoir gai de William Marx pour découvrir un grand livre d’herméneute et saisir combien se savoir gai, l’éprouver soi-même au cœur du silence hétérosexuel obstiné des choses, c’est aussi inviter à défaire les dominations, réinventer socialement le devenir société de chacun et enfin trouver la plus éclatante illustration de ce savoir que Barthes attendait, confiant, à la fin de sa Leçon : « nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible. »

 

William Marx, Un Savoir gai, Minuit, 2018, 178 pages


Johan Faerber

Critique littéraire, Co-rédacteur en chef de Diacritik

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