Un Grand Tour exotique
Pour la première fois, le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac expose jusqu’en janvier 2019 sa collection de peintures héritée du MAAO, le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, sis dans le palais de la Porte Dorée créé en 1931, anciennement musée des Colonies, puis musée de la France d’outre-mer, aujourd’hui musée national de l’histoire de l’Immigration. La conservatrice Sarah Ligner et son équipe ont structuré et mis en scène un ensemble significatif de « Peintures des lointains » et de leurs alentours graphiques. Histoire, histoire de l’art, anthropologie, esthétique et patrimoine sont au rendez-vous dans un tour du monde en près de deux cents œuvres, choisies parmi les cinq cents du fonds. Textes et images du catalogue complètent la déclinaison de ces figures artistiques situées dans leurs contextes coloniaux.
Les tableaux de l’exposition sont des fenêtres variées qui racontent l’histoire de ces dépaysements et des diverses appropriations opérées, des possessions brutales
Au rez-de-chaussée du musée, deux grandes fresques tropicales peintes par Géo Michel pour le palais de la Porte Dorée accueillent le visiteur : de lointains indigènes offrent les produits de leurs paradis luxuriants à l’empire français (Principales exportations d’origine végétale, vers 1930). On se souvient du fameux « Ne visitez pas l’Exposition Coloniale » : le 30 avril 1931 les surréalistes diffusaient un premier tract politique, document présenté plus tard dans le hall d’entrée du MAAO disparu. Plus loin, plus haut, au bout de la Mezzanine Ouest du Musée du Quai Branly, la toute dernière œuvre du parcours présente le gracieux portrait en pied d’un Occidental en costume japonais (Portrait d’un homme, 1870-1880, peinture sur soie) par un artiste nippon anonyme. Synthèse des images du monde flottant et des systèmes de représentation issus de la Renaissance italienne, le coloris et le dessin sont délicats, discrets. Entre les deux, un cheminement rythmé par des thèmes précis éclaire trois siècles d’utopies coloniales et de conquêtes. Les artistes en furent parfois les otages, les acteurs, les promoteurs. Certains d’entre eux ont fui, là-bas, dans ces outremers où ils se sont installés (Paul Gauguin, Te Po, 1893-1894), qu’ils ont expérimentés (Henri Matisse, Pandanus, 1930 ; Pierre Loti, Pandanus au bord de la mer, 1861), traduits, vécus.
Les ailleurs, l’exotisme – ce terme forgé en 1860 siècle à partir de l’adjectif « exotique » – l’orientalisme et tous les mots en « isme » caractérisent une « préoccupation générale » comme le disait si justement Victor Hugo dans Les Orientales (1829). Du siècle des Lumières aux grands projets civilisateurs du siècle de l’Industrie et des expositions universelles, elle s’incarne dans le désir d’aller « là-bas » et parfois « à rebours » (Huysmans). Il s’agit souvent de vérifier que « l’usage du monde » (Nicolas Bouvier) est une expérience qui rince le voyageur, mais l’exalte aussi, le transforme quoi qu’il arrive. Segalen détestait l’exotisme colonial. Il tenta d’inventer un exotisme à la fois distancé et curieux du grand Autre, mais son essai inachevé laisse un goût amer (Essai sur l’Exotisme, une Esthétique du Divers, 1904-1918).
Les artistes sont allés vivre dans les mondes coloniaux, ont traversé les mers et les terres hostiles, vu des horreurs et connu l’ivresse de la beauté de certaines rencontres décisives : corps, paysages, espaces, couleurs, textures, objets, autres modes de vie, de filiations et de croyances. Les tableaux de l’exposition sont en effet des fenêtres variées qui racontent l’histoire de ces dépaysements et des diverses appropriations opérées, des possessions brutales. Mais avec le temps, le patrimoine rapproche l’archive du support onirique ; des manques, des silences existent. Alors ces peintures sont à la fois témoignages et expériences nécessaires de la modernité. Cependant, tout au long de l’exposition, les bons peintres côtoient les personnalités exceptionnelles de ce passé commun, à l’instar de ce qu’un musée voisin montre depuis des décennies : Courbet et Gérôme vécurent à la même époque, mais leur réalisme est différent. Aujourd’hui, nous n’avons que des images et des textes forcément incomplets pour alimenter le travail de la mémoire et les souvenirs personnels que peut éveiller l’appel d’un là-bas historique, fictif, versatile, donc paradoxal. C’est la force de cette exposition scientifique, qui dévoile l’émoi d’artistes qui ont peint là-bas, et/ou au retour.
Ici, dans l’exposition quelque chose est posé, fixé : ce sont des repères où l’art joue son rôle d’interprète, au seuil et au sein de mondes visibles et invisibles.
C’est dans un musée parisien, international, que s’éprouve le surgissement de ces œuvres. Elles se répondent, dans un accrochage précis, commenté, fait de correspondances. On découvre les paysages portuaires des peintres de la Marine (Charles Fouqueray, Paul Jobert), les lumières de l’Orient fantasmé (Prosper Marilhat, Mosquée dans la Basse-Egypte, 1834-1840 ; Léon Belly, La Mer Morte, 1866), les bigarrures et les couleurs de la Caraïbe (Marcel Mouillot, Jean Dunand), un beau papier peint panoramique (manufacture de Joseph Dufour, 1824) illustrant le très populaire roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre Paul et Virginie (1788). Et puis le continent américain fascine, les Deux Indiens en pirogue (vers 1860) de François-Auguste Biard, ou les célèbres portraits des amérindiens par George Catlin expriment autant la vision romantique et ethnographique d’une époque qu’un regard singulier.
L’esthétique des ailleurs, c’est également celle des déserts et des îles, la sensualité d’une Odalisque (Ange Tissier), confrontée à la célébration des héros (Henry Jones Thaddeus, Savorgnan de Brazza en tenue de brousse, 1886), des personnalités politiques (Jules Ferry recevant les délégués des colonies par Frédéric Regamey, 1892). Les nombreux portraits d’indigènes laissent filtrer que peinture et photographie ont des liens très forts.
Ici, on regarde autrement ce qui pouvait orner telle maison coloniale, telle administration, ce qui s’est déroulé, ce qui a été imposé et décrit, interprété, partagé, non figuré, détruit. Ou encore, détaché de son lieu d’origine, l’œuvre voyageuse d’un artiste indigène formé dans une école des beaux-arts des lointaines colonies, est ici montrée (To Ngoc Van, Scène domestique, 1930 ; Ange Supparo, Tête de Sakalava, 1914 ; Madeleine Luka, Le Docteur Sainte-Rose, 1949-1953), à côté d’autres descriptions des antipodes. Ici, un ensemble de personnages historiques rappellent leurs aventures, ils incarnent les figures du pouvoir et le projet d’une époque qu’il convient toujours d’analyser en profondeur pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui ici et ailleurs. Ici, dans l’exposition quelque chose est posé, fixé : ce sont des repères où l’art joue son rôle d’interprète, au seuil et au sein de mondes visibles et invisibles. Des tentatives de « créolisations » (Edouard Glissant) ont été parfois réussies dans ces voyages au long cours. Ils ont généré des relations pérennes.
Ici, on montre ce qui était enfoui, délaissé, oublié, ce qui avait voyagé, puis était tombé en désuétude, avait parfois manqué de soin. Ici, on redécouvre des traces. Le visiteur est regardé par ces œuvres disposées en une stratégie où pédagogie et surprises esthétiques se déploient. La disposition spatiale, l’éclairage, permettent de ressentir différents aspects de l’art de peindre, de dépeindre, sans oublier la part du décor. La sensualité des laques de Dunand (Tigre à l’affût, 1930), leur proximité, sont propices à la délectation. Ici, la lecture du catalogue que je pourrais emporter là-bas ajoute de l’érudition à la rencontre physique avec les œuvres dans le lieu muséal. La scénographie joue aussi de la transparence face à l’opacité de la peinture et de ses cadres : on aperçoit au détour d’une pièce d’autres collections derrière un mur vitré : des objets ethnographiques sont rangés dans les profondeurs de leur stockage.
Toutes ces œuvres affirment ici leur présence matérielle, même si elles sont extraites de leur contexte. Elles restent des invitations au déplacement et ont été déplacées, replacées dans la chaîne temporelle de leur restauration réussie. Leurs sujets ici sont mis en évidence.
Il est nécessaire, tandis qu’exilés, migrants, esclaves contemporains tentent de survivre, de poursuivre le travail de réflexion sur la constitution des patrimoines protégés, des preuves.
Le voyage se développe toujours au-delà de l’exposition, à travers réminiscences, lectures, approfondissements, échanges, critiques. Le musée imaginaire global et les infinités de l’Internet continuent de travailler l’inconscient du spectateur. Pourquoi montrer ces œuvres ? Sans doute parce qu’elles forment un ensemble, un discours muséographique cohérent, une « allégorie du patrimoine » (Françoise Choay), expression de cultures, un corpus à la fois savant et vulgarisateur. Il est nécessaire, tandis qu’exilés, migrants, esclaves contemporains tentent de survivre, de poursuivre le travail de réflexion sur la constitution des patrimoines protégés, des preuves. La restitution des objets pillés, la conservation et l’entretien des œuvres et des objets précieux, les études postcoloniales, les archives, les profondes transformations numériques, la « fabrique des images » (Philippe Descola), sont quelques sujets actuels en ordre de bataille.
Aussi, cette exposition rigoureuse, sans oublier les massacres et les ignorances, semble avoir choisi de donner à la peinture une place particulière. Peut-être une voie de traverse pour interroger les conditions de la rencontre réactualisée et critique avec d’autres modes de pensée et d’agir, avec l’altérité. Aux côtés des arts lointains et d’objets cultuels revalorisés, la peinture, dans ce musée à caractère anthropologique, montre à la fois ses limites matérielles et son pouvoir mystérieux : surprendre par un détail étrange, éveiller la curiosité, constituer une forme de don (Marcel Mauss, Essai sur le don, 1923-1924). Les peintures, dessins, gravures, textes, évoquant des terres éloignées soudain rapprochées, offerts par le MQB en une réunion singulière, parfois troublante, le temps d’une exposition, rappellent que le processus créatif reste un objet de fascination, y compris dans le travail de l’histoire et de ses devenirs.