Théâtre

Bovary en liberté

maître de conférences en littérature

Avec Bovary, subtil et vertigineux montage d’extraits du roman, des plaidoiries du procès fait à Flaubert et de la correspondance de l’auteur, Tiago Rodrigues (re)prend (le Théâtre de) la Bastille. Sa mise en scène, qui se joue au milieu des pages une à une effeuillées, peut se lire comme une déclaration d’amour à un personnage tout autant que comme un hommage vibrant aux envoûtements toujours éminemment politiques de la littérature.

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1857, année juridique : on y vit se tenir successivement deux retentissants procès littéraires pour outrage aux bonnes mœurs, à la religion et à la morale publique – celui de Baudelaire pour Les Fleurs du mal, celui de Flaubert pour Madame Bovary. Et si le poète fut condamné, et le romancier – plus influent, mieux représenté ­– acquitté, la coïncidence de ces deux procès prend valeur de commun symbole : celui d’une littérature en mutation, élaborant des formes nouvelles dont l’irruption remet en cause les modalités selon lesquelles on pensait jusqu’alors la représentation du réel, le rapport de la forme littéraire à la morale, la responsabilité de l’écrivain. On sent que c’est de ce moment fascinant qu’a voulu s’emparer Tiago Rodrigues en montant son spectacle Bovary, subtil et vertigineux montage d’extraits du roman, des plaidoiries du procès que Flaubert prit soin de faire sténographier, et de la correspondance de l’écrivain qui rend compte à ses amis de ses différends judiciaires. On comprend aussi immédiatement pourquoi cette mise en question de la puissance de répercussion de la littérature dans les deux sphères intimes et publiques, même si elle est interrogée ici à partir d’un roman, peut intéresser spécifiquement un homme de théâtre – et plus spécifiquement encore peut-être Tiago Rodrigues, auteur, acteur, metteur en scène prolifique, actuel directeur du Théâtre National de Lisbonne, qui a toujours défendu une vision politique de l’art dramatique et qui a monté Bovary en 2016 pour répondre à une proposition d’« occuper » temporairement le Théâtre de la Bastille.

Sur scène, donc, au départ, cinq personnages – Gustave Flaubert, les deux avocats pro et contra, Emma et son mari Charles Bovary. Un plateau nu, au sol jonché d’une multitude de pages, comme pour mieux suggérer à quel point se trouvent ici mêlées au plus intime la lecture et la vie. Pour tout décor, quelques portants auxquels sont suspendus des disques de verre, qui évoquent les assiettes décorées des vieux buffets de province mais qui apparaissent ici surtout comme des verres de loupe : verres qu’il va falloir chausser pour mieux lire, verres que Flaubert a pu utiliser pour écrire, verres dont on ne cessera de se demander, au cours du procès, jusqu’à quel point ils sont déformants ou pas. Car les plaidoiries engagent un débat fondé sur une lecture extraordinairement précise du roman, sur des analyses de la lettre du texte, sur ses implications, sur ses ambiguïtés – et le paradoxe, évidemment, est que celles que mène le procureur Pinard, représentant de l’accusation porté par la verve jubilatoire de l’actrice Ruth Vega Fernandez, nous paraissent aujourd’hui infiniment plus pertinentes et plus séduisantes que celles dans laquelle se réfugie Sénard, l’avocat de la défense, forcé de plaider platement la conformité finale de l’œuvre à la morale bourgeoise.

En artiste rompu à faire théâtre de tout, Tiago Rodrigues tire parti de tous les niveaux du débat, même des plus grivois – qui semblent désormais aussi les plus désuets ­– dont il sait faire surgir le potentiel comique, voire farcesque : la scène de rencontre d’Emma et de Charles donne ainsi lieu sur scène à une reconstitution quasi policière, pour mieux déterminer quelle est précisément la position (inévitablement équivoque) dans laquelle se trouve le couple à la recherche de la cravache (vite devenue dans le texte « la verge », comme le souligne le procureur) malencontreusement égarée par Charles. Mais le metteur en scène ne s’arrête pas à ce type de facilités : car dans cette prise de la Bastille qu’il lance avec Bovary, c’est bien de la portée sociale et politique de l’art qu’il est question, de la liberté qu’il postule, de sa puissance de contamination. Tiago Rodrigues poursuit, à travers le procès de Bovary, ses démêlés avec la censure, comme il l’avait déjà fait en montant en 2013 Trois doigts sous le genou, montage de textes de censeurs sous le régime de Salazar, patiemment collectés dans les archives nationales du Portugal ; ou peu après By heart qui, reprenant une conférence de George Steiner, faisait de l’apprentissage par cœur de la littérature le geste même de la résistance à toute forme d’oppression. Le titre même qu’il choisit cette fois pour son spectacle, Bovary, est significatif : à contrepied du titre du roman, il déleste la frondeuse Emma de son titre d’épouse et en fait, nommément, l’égale d’un homme – en même temps cependant qu’il permet de ne pas se débarrasser de Charles : car sous ce nom désespérément bovin se trouvent finalement unis deux êtres qui défient la norme commune, la première en refusant de porter le joug de la morale, le second en acceptant fort peu virilement de mourir d’amour.

Et c’est bien la puissance de la littérature qui est au cœur de cette capacité subversive. Car Emma a voulu « vivre comme dans les livres ». De ce désir de littérature elle meurt, mais peut-être pour mieux accomplir sa destinée. À la fin du spectacle, Charles refuse le dénouement, prie l’auteur de modifier la fin de son roman, réalise au bout du compte qu’il n’y a rien à faire, mais que peut-être Emma a finalement gagné : c’est désormais dans un livre qu’elle va vivre et qu’elle va hanter l’imaginaire collectif ; c’est en plein roman qu’elle est maintenant établie. Le spectacle, qui se joue au milieu des pages une à une effeuillées, peut ainsi se lire comme une déclaration d’amour à un personnage tout autant que comme un hommage vibrant à la littérature, dont les envoûtements se révèlent contagieux.

Avec Bovary, c’est en effet pour la fusion la plus étroite possible de la fiction et de la réalité que Tiago Rodrigues milite – on ne s’en étonnera pas, cette fusion étant au principe même du geste théâtral. La contamination s’exprime sur la scène à la fois par l’entrelacement des différents types de discours et par le flottement qui gagne les identités : très vite, les personnages « réels » – Flaubert, les avocats – interagissent avec les personnages fictifs ; très vite, ils prennent eux-mêmes un rôle, se trouvent happés dans la fiction : Sénard incarne un moment le séduisant vicomte du bal de la Vaubyessard, Pinard devient le sinistre marchand Lheureux. Le « bovarysme », que Jules de Gaultier définissait comme « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est », gagne du terrain, les frontières s’effacent, et les camps se brouillent : le procureur Pinard, joué par une actrice aux longs cheveux noirs (comme l’héroïne du roman), au beau milieu de son réquisitoire se trouble, se reprend, finit par se jeter sur Emma pour l’embrasser à pleine bouche. Sur le plateau se répand comme une traînée de poudre une sorte de fièvre sensuelle à laquelle cette fois plus personne ne résiste : Emma, dans le dérèglement que suscite son passage météorique, a enflammé la scène de son propre désir. Et transformé un débat juridique en révélation érotique.

Toute la beauté du spectacle de Tiago Rodrigues tient dans ce qu’il donne à voir à quel point cette séduction irrésistible et contagieuse de la littérature est profondément politique : plus que l’outrage aux mœurs, le procès vise finalement la puissance même d’une fiction qui en résistant au réel contient en soi les germes de la liberté et de la révolte. Monter ce spectacle au Théâtre de la Bastille était ainsi la plus belle et la plus significative idée qui soit. Il y a là, à l’évidence, un détournement de Flaubert, dont on sait à quel point il n’était ni démocrate ni révolutionnaire. Peu importe : car ce que célèbre Bovary est justement la possibilité infinie de la réappropriation d’une œuvre, la manière dont elle nous transforme, et aussi les rêves qu’elle fait naître. À la fin du roman, Flaubert ne laissait debout que la figure de l’apothicaire Homais, en plein triomphe, symbole figé et statufié pour l’éternité de la médiocrité et de la Bêtise. À la fin de la pièce, Tiago Rodrigues fait mourir tout le monde – seul subsiste Charles, l’amoureux éperdu, le seul honnête, qui exalte une dernière fois la transfiguration d’Emma en Littérature. Homais passe aux oubliettes, la Bêtise est éliminée : joli rêve, en vérité.

Bovary, mise en scène Tiago Rodrigues, avec Mathieu Boisliveau, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alma Palacios et Ruth Vega Fernandez, au Théâtre de la Bastille, 76 rue la Roquette 75011 Paris


Agathe Novak-Lechevalier

maître de conférences en littérature, Université Paris Ouest Nanterre