Cinéma

«L’Héroïque lande » ou la mémoire de ceux qui passent

Sociologue

Montré au festival Le Cinéma du réel, le documentaire de Nicolas Klotz et Elizabeth Perceval L’Héroïque Lande : La frontière brûle propose un point de vue non pas sur, mais depuis la Jungle de Calais. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, il offre un regard subjectif sur l’existence dans cet espace à la frontière et participe, avec force, à la construction de la mémoire de ce qui a été volontairement effacé. Sortie en salle prévue le 11 avril.

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De cette ville éphémère dont on a tant parlé, symbole de la « crise des réfugiés », de ses drames humains et des politiques de contrôle des frontières, il ne reste rien. On peine à retrouver, dans la forme des dunes, des marécages et des broussailles, le dessin des rues, l’emplacement des cabanes ou des échoppes. Les abris de bois et de bâches ont brûlé, les bulldozers ont recouvert de sable les restes de nourriture, les vêtements abandonnés. Une opération de « renaturation » du site menée par le Conservatoire du littoral a effacé toute trace de présence humaine sur cette lande, entre la zone industrielle et la mer. Les archéologues des temps à venir peineront à retrouver des vestiges de ce moment qui a pourtant marqué l’histoire contemporaine des migrations. Les multiples publications, films, expositions, spectacles traitant de la condition des exilés à la frontière franco-britannique attestent de l’importance de cet événement pour les consciences contemporaines. Ces entreprises artistiques, intellectuelles ou militantes se sont donné l’ambition, contre un effacement qui est aussi négation et déni, de construire une mémoire de ceux qui passent. L’Héroïque Lande: la frontière brûle est un fragment de ce monument. Un fragment monumental par son ampleur même, et le désir, assumé, de faire œuvre. Un document qui, sans quête d’exhaustivité, offre un regard subjectif sur l’existence dans cet espace à la frontière.

Sans pathos ou exotisme, la rencontre est à hauteur d’homme, avec ses difficultés linguistiques, ses interruptions, ses non-dits.

Se déployant dans le temps long de l’attente, le film de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval est un hommage aux personnes rencontrées qui ont fui, qui sont parties à l’aventure, qui ont survécu aux traversées du désert et de la mer, aux prisons libyennes, et qui sont bloquées là, plus tout à fait en France et pas encore en Angleterre, parce que les barrières d’Eurotunnel sont trop hautes, les scanners du port trop perfectionnés, et les passeurs trop chers.  Ces hommes et ces femmes venues d’Erythrée, d’Afghanistan, du Soudan, d’Irak ou de Syrie, sont à la fois des victimes de conflits qui les dépassent, et des explorateurs d’un avenir qui leur appartient. Sans pathos ou exotisme, la rencontre est à hauteur d’homme, avec ses difficultés linguistiques, ses interruptions, ses non-dits. Elle se déploie dans quatre parties, qui retracent une chronologie du bidonville construit sur les dunes, partiellement détruit, reconstruit, effacé.

« Naissance d’une nation ». La jungle de Calais, c’est d’abord l’histoire d’une désorientation, celle ressentie dans un lieu à la fois proche et improbable. Le film s’ouvre sur ce paysage d’« interzone », et sur sa vie : la construction des cabanes, le marché aux puces, les jeux de dominos auprès du poêle à bois. Les réalisateurs renoncent à expliquer la genèse du lieu, ou même en quoi ses communautés constituent une nation : ils donnent à comprendre, dans la confusion, le type de socialité brouillonne qui s’invente dans cette précarité. Des langues multiples, pas toujours traduites. Des bouts de vécu, racontés dans la précipitation, les coupures d’électricité, le vent qui assourdit. La présence répressive de l’État, matérialisée dans les gaz lacrymogènes et les chiens policiers. Mais aussi le quotidien, qui s’installe et se répète.

Un quotidien fragile : la seconde partie sonne comme une alerte, « Wake up brother ! Jungle finished ». On connaît l’histoire, celle de la décision, en février 2016, du démantèlement de la zone sud de la jungle.  Écouter les voix des hommes et des femmes qui y vivaient pose pourtant d’autres perspectives. Pour Zeid, Almaz et Dawitt, les trois jeunes protagonistes du film, pas d’attachement particulier à la jungle ; ils sont beaux, pleins d’énergie et d’espoir, et le cœur de leurs préoccupations c’est le passage. La troisième partie, « Phoenix », c’est cet oiseau libre et optimiste, qui renaît dans les paysages surexposés de l’été du nord. Ces tentatives toujours recommencées ; chance, no chance.

La quatrième partie du film, « la frontière brûle » raconte les derniers mois. Ceux qui ont renoncé à l’Angleterre et apprennent le français sur leur smartphone. Celle qui est passée et a perdu ses illusions ( « Fuck England ! I miss jungle » ). Celui qui est resté et a perdu sa raison. Après la destruction du campement en octobre 2016 et la dispersion de ses habitants dans des centres d’hébergement partout en France, il ne reste plus de trace de ce lieu où ont vécu des milliers d’hommes et de femmes. À quelques centaines de mètres, la mairie de Calais entreprend la construction d’un parc à thème, Heroic Land, destiné à relancer l’attractivité touristique autour d’animations futuristes. Référence ironique à ce projet pharaonique, le film est aussi l’interpellation d’une puissance publique défaillante, dont on ne voit guère que l’armure noire des CRS et la lumière bleue des gyrophares. Face à cet État hostile, la « jungle » était autant un lieu de relégation qu’un refuge.

Le cinéma, en renversant le sens de l’image d’actualité, instaure à la fois une relation esthétique et politique, il ouvre un droit de cité.

Dans un ouvrage court et lumineux, Sidérer/considérer, Marielle Macé démontrait magistralement ce que la littérature permettait de comprendre à la « crise des réfugiés ». Opposant le moment de la sidération – celui de la peur et de la paralysie – au temps de la considération, elle plaidait pour l’instauration d’un rapport éthique aux personnes, par l’attention donnée à la voix de celle-ci, renversant les logiques d’invisibilisation – celles des nombres, des statistiques et de flux. Le cinéma, en renversant le sens de l’image d’actualité, instaure à la fois une relation esthétique et politique. Il ouvre un droit de cité.

Il faudrait revenir ici sur le rapport tendu à l’image, ces hommes qui interpellent le cinéaste (« no camera ! »), rabattent leur capuche sur le visage ou sortent du cadre, car être filmé est une menace. Alors que journalistes, cinéastes ou touristes en tous genres arpentaient le bidonville, ses occupants tentaient de protéger un peu de leur intimité. Des affiches placardées sur les cabanes rappelaient qu’il était interdit de photographier ou filmer les personnes sans leur accord. Pourtant, l’image est aussi témoignage, qui atteste des souffrances, attribue reconnaissance et rend la dignité. C’est ce que viennent signifier, dans Héroïque Lande, les images dans les images, comme cette longue scène d’un jeune homme qui montre un reportage sur Youtube filmant les détenus subsahariens d’une prison libyenne : il pointe, sur l’écran du smartphone, ceux qui sont morts, et lui, qui a survécu. L’image peut être vol et violence ; elle peut être réappropriation et mémoire.

C’est par hasard que Lisa Mandel et moi-même sommes arrivées dans la Jungle en même temps que Nicolas Klotz. Nous répondions à l’ « Appel de Calais[1] » qui invitait artistes et intellectuels à témoigner de la situation des migrants dans ce bidonville, honte de la France. Ces témoignages ont pris des formes les plus diverses : document, fiction, analyse[2]… Klotz et Perceval ont choisi le décalage esthétique et les longs interludes musicaux, faisant œuvre non de connaissance, mais de mythologie.

La bande-son est un commentaire imposant sur des séries d’images – et une fuite.

C’est dans la bande-son que s’exprime, avec force, le point de vue subjectif des réalisateurs sur ces parcours d’exil. Plusieurs chercheurs et chercheuses se sont intéressés à la place de la musique dans le quotidien des exilés, celle qu’ils jouent ou celle qu’ils écoutent [1]. Les chansons des stars internationales ou des icônes du pays, dont on connaît par cœur les paroles. On retrouve dans le film de Klotz et Perceval ces goûts hétéroclites, de Rihanna au tarab soudanais. La recherche sonore va bien au-delà, dans l’exploitation des imaginaires musicaux, de Brahms à Leonard Cohen. Alors que toute voix-off a été évacuée, les plages sonores forcent une pause poétique et méditative. Mettent à distance de l’écume des événements. Elles sont aussi, par moment, l’alibi esthétique d’une forme de fétichisation des restes ou des rushes. La bande-son est un commentaire imposant sur des séries d’images – et une fuite. Il est remarquable, d’ailleurs, d’observer la manière par laquelle le film, prenant comme point d’entrée une interrogation sur la jungle comme « forêt qui peut naître au cœur des cités », débouche sur le rivage et la mer.

Le film est long et ne dit pas tout de l’histoire. Centré sur le regard de ceux qui passent, et le regard du cinéaste sur eux, il laisse des réalités hors-champ. On ne verra pas les bénévoles, venus par centaines, de Grande-Bretagne, de France et d’ailleurs, qui ont installé des cuisines communautaires, des écoles, infirmeries… Ils et elles ont rendu le lieu plus vivable et autonome, mais aussi plus accessible à un engagement artistique inédit, dont témoignent non seulement l’Appel de Calais mais encore le Good Chance Theatre, l’École des arts et métiers, les projets itinérants d’Art in the Jungle. Leur présence a singulièrement façonné ce lieu comme un espace d’expérimentation d’un contre-camp : c’est-à-dire, non pas zone d’exclusion, mais alternative politique, construisant une utopie hors l’État parfois au prix d’idéalisations que les migrants comprenaient mal, eux qui en vivaient les violences et humiliations. Comment la France, pays civilisé, pouvait laisser se développer cet espace hors-la-loi, alors qu’ils demandaient la reconnaissance du droit international ? Pourquoi ne bénéficiaient-ils pas des protections théoriquement accordées aux demandeurs d’asile dans ce pays ? Cette ambivalence du rapport au politique se retrouve dans des allusions fugaces aux manifestations, grèves de la faim, ou résignations de ceux qui disent qu’après tout, on reste under the French law. Ou encore dans ce plan filmant des agents de la préfecture, à l’anorak floqué d’un « liberté-égalité-fraternité » très républicain, qui supervisent la destruction des cabanes tandis que leurs occupants embaluchonnent leurs couverture pour trouver un autre lieu où dormir.

Peu de bidonvilles ont droit à une telle couverture médiatique, tant de mots et d’images. Pourquoi ces cabanes fracassées dans la benne à ordure, ou ravagées dans des incendies instantanés, paraissaient alors si importantes ? La « jungle » était-elle un tel résumé du monde qu’on s’y absorbait entièrement ? Moment emblématique de la « crise des réfugiés » en Europe, ce moment Calais fut, si on le rapporte aux autres migrations de crise dans le monde, relativement anecdotique. Les réfugiés qui venaient de camps dans les pays du Sud où vivaient des dizaines de milliers de personnes s’étonnaient de ce bidonville d’à peine dix mille âmes qui semblait tant embarrasser la cinquième puissance mondiale. Si ce campement sur la lande a fait crise, c’est qu’il était le concentré, localisé sur une bande de terre à la frontière franco-britannique, des aberrations des politiques migratoires, des égoïsmes nationaux et du coût humain de la frontière. La mobilisation inhabituelle qu’elle a suscitée a fait de cette « jungle » un symbole politique fort : une mise en visibilité des exclusions, et des possibles inventions d’autres formes d’accueil pour ceux qui restent, comme pour ceux qui ne font que passer. Une leçon humaine et politique.

[1] Initié par des cinéastes (Pascale Ferran, Christophe Ruggia, Laurent Cantet, Ariane Doublet, Catherine Corsini, Céline Sciamma, Nicolas Philibert…) et signé par 800 personnalités du monde des arts et de la culture, l’Appel de Calais a d’abord été un manifeste d’interpellation du gouvernement sur la condition des exilés sur son territoire, avant de devenir une structure d’appui à celles et ceux qui proposaient de venir témoigner de la situation.

[2] Nous avons, à travers un blog en bande-dessinée, chroniqué le quotidien d’une actualité brûlante (Lisa Mandel et Yasmine Bouagga, Les Nouvelles de la Jungle, Casterman, 2017).


Yasmine Bouagga

Sociologue, Chargée de recherche CNRS, Laboratoire Triangle-ENS Lyon

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