Architecture

Écologies du faire : une rétrospective Alvar Aalto

Designer

Figure majeure du modernisme, l’architecte et designer Alvar Aalto fait l’objet d’une grande exposition rétrospective à La Cité de l’Architecture à Paris. L’occasion de reconsidérer une œuvre dont la flexibilité organique entre en forte résonance avec nos préoccupations contemporaines.

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Trois grandes constructions sont liées à l’essor de l’architecture moderne : le Bauhaus de Walter Gropius, à Dessau (1926), le projet du Palais de la Société des Nations de Le Corbusier, à Genève (1927), et le Sanatorium de Paimio d’Alvar Aalto (1929-1933), situé dans le sud-ouest de la Finlande, non loin de l’ancienne capitale de Turku.

Une grande exposition rétrospective consacrée à ce dernier, l’architecte et designer finlandais Alvar Aalto (1898-1976), vient d’ouvrir à la Cité de l’architecture et du patrimoine, place du Trocadéro à Paris, et offre l’occasion de redécouvrir des chantiers et œuvres phares de cette figure de proue du modernisme et de l’architecture organique, et aussi, peut-être, de donner un nouveau souffle à une institution qui fête ses dix ans, en accueillant le design et la place du matériau naturel dans les questions actuelles sur la création.

Immédiatement après l’exposition Globes, et simultanément à celle consacrée aux archives de Georges-Henri Pingusson, c’est donc le modernisme qui se trouve à l’honneur dans ce lieu désormais présidé par Marie-Christine Labourdette. Modernisme en architecture ainsi que figure du designer avec cette adaptation de l’exposition Second Nature dédiée à l’œuvre d’Aalto qui s’est tenue au Vitra Design Museum en 2014-2015. Modernisme en architecture mais également engagement moral vis-à-vis de la place accordée à l’humain, à son cadre de vie, de même qu’à l’environnement et aux matériaux naturels qui l’entourent, ce qui est également plus que d’actualité. Aalto est, en effet, connu pour son engagement humaniste et son modernisme organique et vernaculaire, il apparaît comme une figure majeure de l’architecture moderne, mais aussi du design scandinave, et ce, notamment pour le rôle central accordé au matériau dans son travail.

En partenariat avec la Fondation Alvar-Aalto, l’installation est réalisée dans la galerie basse des expositions temporaires. Voûtée et haute de plafond, la salle d’exposition place le visiteur d’emblée dans un cadre monumental, avec une fragmentation de l’espace étonnante. Ce qui frappe tout de suite c’est l’intuition d’abondance de documents et de travaux présentés, mais sans pouvoir les percevoir. Entre jeux de cimaises scandant l’espace, projections vidéos aériennes, et encadrements précieux des dessins et des plans, nous entrons dans l’univers du « mage du nord ».

Le projet du sanatorium, présenté environ à la moitié de l’exposition, s’avère l’une des réalisations majeures d’Aalto. Il s’agit d’une maison de repos pouvant accueillir environ 290 malades. À Paimio, la structure est haute afin de permettre une plongée de la vue sur les forêts alentour. Par ailleurs, deux éléments principaux de la cure des patients — les chambres et les balcons — sont articulés en deux bâtiments distincts, à la différence des sanatoriums plus « traditionnels », où le plus souvent chaque chambre est pourvue d’un balcon privatif (Pingusson a d’ailleurs également réalisé un sanatorium, à Aincourt, en 1929-1930).

La séparation entre les chambres et les balcons est voulue à Paimio car les médecins considèrent comme facteur de guérison que les malades puissent faire leur cure de repos en petits groupes et au gré de leur sympathie. D’une manière générale, c’est l’aspect humain qui prévaut dans les installations et la souplesse de la disposition générale. La place de l’humain et sa perception sont centrales pour l’architecte.

Aalto fréquente les artistes de l’époque, et s’en inspire. L’influence de certaines œuvres de Jean Arp, présentées dans l’exposition, sourd dans ses réalisations comme dans les schémas qu’il dessine, disposés de part et d’autre d’une sculpture originale de Alexander Calder. Ces inspirations artistiques jouxtent par ailleurs deux des projets majeurs de Aalto : la Villa Mairea (1938-1939) à Noormarkku en Finlande, et la Maison Louis-Carré (1956-1959, 1961-1963) à Bazoches-sur-Guyonne, France.

C’est cette influence artistique que Jochen Eisenbrand, curateur en chef du Musée Vitra et commissaire de l’exposition, a voulu mettre en évidence en montant cette rétrospective. Il souhaitait offrir une approche plus contemporaine de l’œuvre d’Aalto, là où les rétrospectives antérieures étaient plus centrées sur la place de la nature et des paysages finlandais dans son œuvre.

L’exposition fait également ressortir un aspect essentiel de la modernité d’Aalto : une construction ne peut pas être considérée comme une entité isolée. Les rapports nouveaux entre espace intérieur et espace extérieur se retrouvent dans une double articulation. D’une part, son intérêt pour le formalisme et le développement de systèmes quasi scientifiques qui fait émerger la relation entre conception architecturale et société. D’autre part, l’application organique qui unit l’utilisation des matériaux et leur « planification », leur intégration urbaniste. Alvar Aalto serait-il exemplaire de ces deux aspects ? Dans la lignée des travaux de son ami Làszlo Moholy-Nagy sur le matériau comme espace et condition du « faire » en architecture, l’on perçoit très tôt les rapports chez Aalto entre le matériau et l’organique.

Aalto commence à être connu en France dans les années 1930. À ce moment-là, le langage formel de la conception fonctionnaliste, doté de l’acier et du béton armé, s’intéressait également au bois. Et le bois est la matière première la plus importante de la Finlande. Issu d’une famille possédant des scieries, Aalto s’était emparé bien sûr très tôt de ce matériau fondamental, trouvant le métal par ailleurs trop froid (même si le cuivre occupe une place particulière dans ses réalisations, notamment luminaires). Dès 1927, avec sa première femme et grande collaboratrice Aino, et Otto Korhonen, travaillant dans une usine de mobilier en bois, il avait débuté des recherches et expérimentations sur le contreplaqué collé et courbé, et sur le cintrage du bois. Il réalise pour le projet du sanatorium de Paimio en 1931-1932 le fauteuil 41 dont la forme est pensée pour offrir au patient une position idéale pour respirer et profiter au maximum des rayons du soleil durant sa cure.

Le bois, à nouveau, dont les surplus servant à chauffer les fours donnèrent l’idée à sa femme Aino de travailler le verre. Ce qui donna le fameux vase Savoy du nom du restaurant pour lequel il a été réalisé à Helsinski, primé au concours lancé en 1936 par Karhula-Littala, fabricant de verre finlandais, et présenté en 1927 à l’exposition internationale de Paris. Au détour des objets, on peut voir sa technique de fabrication. Mais également des luminaires, tamisant la jonction entre deux parties de la scénographie. Le travail d’Aalto prend un nouveau tournant à partir de 1938 et de ses premiers voyages aux États-Unis, notamment lorsqu’il devient professeur d’architecture au M.I.T. (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge. Il y intervient en 1940, puis après la guerre, de 1945 à 1949, période au cours de laquelle il réalise les plans de l’internat (Baker House), meublé en grande partie par ses réalisations produites par Artek. Un regret : le manque de chronologie dans ce parcours, de même que la trop rapide mention à la dimension pédagogique de son travail et son héritage.

Présentés dans la deuxième partie de l’exposition, peut-être de manière un peu hiératique, ses meubles en lamellé-collé impressionnants d’effet esthétique mais également de prouesse technique trônent, majestueux, sous la voûte de pierre. Le design est roi. En effet, en 1935, dans le but de de promouvoir ses propres créations de meubles et la « culture moderne de l’habitation », Aalto fonde Artek, une société de meubles et galerie, avec Aino et deux collaborateurs, Nils Gustav Nahl et Maire Gullischen. On retrouve l’usage de matières naturelles et de solutions techniques innovantes — dont la technique du bois contreplaqué thermoformé (qu’il fut le premier à mettre au point), notamment dans le fameux fauteuil 42. Artek fut racheté en 2013 par Vitra.

Dessiné en 1933, et produit ensuite par Artek, la pièce maîtresse du tabouret empilable n° 60 (conçu initialement pour le projet de la Bibliothèque Viipuri), aussi appelé Stool 60, est sans doute un des classiques du design le plus copié du monde. Avec son pied en L qui peut se fixer directement au plateau, que Aalto appelé sa « petite colonne », il a été produit à plus de 8 millions d’exemplaires. De nombreuses copies ont été réalisées de ces créations, comme souvent en design. L’industriel suédois Ikea est connu pour en commercialiser, et Ikea est connu pour « démocratiser » le design. Le public d’experts sera sans doute ravi de pouvoir admirer les plans originaux de certains projets de Aalto quand un public plus au fait des catalogues de la marque suédoise appréciera cet éclairage sur l’origine des créations, comme il sera heureux de découvrir des plans originaux, grâce à l’aménagement de mobiliers d’archives à tiroirs contenant les plans, de même la grande quantité de maquettes, qui apportent un éclairage scénographique presque ludique à l’exposition, très riche et dense.

Jochen Eisenbrand a choisi dans ce projet de rétrospective de présenter à la fois des documents et œuvres originales de Aalto, mais également de poser un regard contemporain sur ses réalisations en collaborant avec Armin Linke, qui réalisa des photographies inédites et des films des bâtiments. Linke a photographié les bâtiments de Aalto en Finlande, en Russie, en Italie, en Allemagne et en France. Dans tout son travail, Linke a porté son attention à produire des archives du monde globalisé et des interactions entre l’humain et son environnement, à questionner le medium de la photographie dans un sens large. Linke nous rappelle l’intensité de ce qu’il qualifie des « machines du regard » : « Dans le centre culturel de Wolfsburg, il y a des lumières au-dessus des puits de lumière. Aalto applique ainsi la lumière électrique comme la lumière naturelle. Dans le même temps, ces luminaires d’extérieur ne sont pas simplement un accessoire fonctionnel, mais sont traités comme sculpture. Le toit devient un paysage sculpté. Ce n’est pas quelque chose que vous voyez quand vous vous tenez devant le bâtiment. Vous ne le remarquez que lorsque vous sortez sur la terrasse du toit. Dans l’église des Trois Croix à Vuoksenniska, je me suis rendu compte à la fin que les trois murs de séparation pouvaient être retirés. Un autre exemple sont les dalles de marbre devant le pavillon finlandais à la Biennale de Venise : elles ne sont pas disposées de manière uniforme, mais sont disposées comme une partition musicale. Ces détails sont vraiment uniques. Parfois, je ne les ai remarqués que plus tard, en regardant les images. »

Kaléidoscopiques dans leur articulation, les murs ont chacun leur existence propre et correspondent par leur forme à la fonction des pièces où ils s’intègrent. Toutes les parties sont intégrées les unes aux autres à la manière d’un organisme vivant : chacune remplit sa fonction propre tout en étant indissolublement liée à l’ensemble. On perçoit les efforts de Aalto pour imprégner son architecture d’une flexibilité presque organique. Il pense la lumière, le mobilier, les matériaux et les volumes de concert. Son design puise inspiration et légitimation dans les formes naturelles qui l’inspirent, et sa vision humaniste se réalise dans une « standardisation flexible ». Sigfried Giedion le qualifiait à ce propos de « représentant le plus prestigieux de la tendance qui allie l’irrationalité à la standardisation » (1).

Chaque mise en œuvre, chaque structure constitue une expérimentation, avec une attention aux matériaux de composition, à leur histoire, aux déplacements des humains et des non-humains à l’intérieur ou à l’extérieur. Chaque mise en œuvre consiste à penser l’expérience sensible comme le support d’une transmission. Comme l’a écrit l’architecte Juhani Pallasmaa, finnois également, « le design est toujours à la recherche de quelque chose qu’il est impossible de connaître à l’avance » (2). Et l’on peut noter, dans l’activité éditoriale et la recherche en design hexagonale, une actualité des thématiques de travail sur la matérialité du dessin, du plan, mais également sur le conditionnement réciproque entre les matériaux et le travail de designer. Cette notion de travail, articulée avec celle d’« appareils » (Huyghe) ou nuancée avec celle du « faire » (Ingold) mériterait d’ailleurs, sans doute, un essai spécifique.

L’exposition dédiée à Alvar Aalto permet en tous cas de relire ses projets historiques à l’aune de telles problématiques. En l’état, « deux faces de la matérialité » dans les projets d’Aalto émergent peut-être de l’ambivalence soulevée par l’anthropologue Tim Ingold dans la compréhension du monde matériel : entre d’un côté la physicalité brute de la « nature matérielle » du monde et, de l’autre, l’organisation sociale : « Le développement de la pensée accompagne et répond continuellement aux flux des matériaux avec lesquels nous travaillons. Ces matériaux pensent en nous comme nous pensons à travers eux. » (3)

Naviguer au travers de ce foisonnement de plans, esquisses et croquis, mais également entre les maquettes et les « standardisations flexibles » nous offre des relations de projection entre ces deux faces de la matérialité du travail de l’architecte-designer. Entre le diagramme et l’ouvrage, entre l’innovation et l’environnement, entre le développement et l’éthique, dans les projets d’Alvar Aalto nous serions tentés de percevoir des intuitions structurelles, voire des « intuitions en actes » (4).

Alvar Aalto. Architecte et designer. Du 9 mars au 1er juillet 2018 à la Cité de l’Architecture et du patrimoine, Paris.


(1) S. Giedion, Espace, temps, architecture, Denoël, 2004, p. 350. (1re éd. française : La connaissance, Bruxelles, 1968)

(2) J. Pallasmaa, The Thinking Hand: Existential and Embodied Wisdom in Architecture, Chichester, Wiley, 2009, p. 110-111.

(3) T. Ingold, H.S. Afeissa, H. Gosselin, Faire: anthropologie, archéologie, art et architecture, Éditions Dehors, 2017, p. 32.

(4) G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p. 509.

Anne-Lyse Renon

Designer, Docteure en sciences sociales de l'EHESS

Notes

(1) S. Giedion, Espace, temps, architecture, Denoël, 2004, p. 350. (1re éd. française : La connaissance, Bruxelles, 1968)

(2) J. Pallasmaa, The Thinking Hand: Existential and Embodied Wisdom in Architecture, Chichester, Wiley, 2009, p. 110-111.

(3) T. Ingold, H.S. Afeissa, H. Gosselin, Faire: anthropologie, archéologie, art et architecture, Éditions Dehors, 2017, p. 32.

(4) G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p. 509.