Fassbinder now !
Du 11 avril au 16 mai, la Cinémathèque Française propose une rétrospective intégrale Rainer Werner Fassbinder. L’événement n’est pas isolé (Fassbinder est à l’honneur dans les programmations printanières ou estivales de plusieurs salles de cinéma en France, par exemple à l’Institut Lumière, à Lyon, et au Cinématographe, à Nantes). Il accompagne la réédition par Carlotta de quinze films nouvellement restaurés ainsi que la sortie en coffret et en salle d’une série télévisée inédite en France, Huit heures ne font pas un jour (1972), chronique ouvrière dont l’adresse familiale et l’optimisme militant détonnent – pour le moins – dans la filmographie du cinéaste et dont la WDR interrompit malheureusement la production après le cinquième épisode (la série devait initialement en compter huit).
Initié en 2005, à l’occasion de la dernière rétrospective intégrale alors proposée par le Centre Georges Pompidou, le travail éditorial de Carlotta a permis de faire découvrir nombre de pépites aux côtés des chefs-d’œuvre traditionnellement identifiés – mention spéciale au Monde sur le fil (1973), hallucination SF en deux volets dont on peine aujourd’hui à imaginer qu’elle était elle aussi destinée à la télévision – et s’adosse à l’activité impressionnante, en Allemagne, de la Fondation Rainer Werner Fassbinder en matière d’archivage et de restauration, celle de Berlin Alexanderplatz (1979), dernière incursion de Fassbinder dans le domaine de la série télévisée, constituant l’une des plus notables d’entre elles.
Si les introuvables chers à la traque cinéphile ont progressivement disparu, subsistent quelques raretés qu’on ne pourra voir en version sous-titrée qu’à la Cinémathèque et dont la plupart témoigne de la place matricielle du théâtre dans l’œuvre et l’imaginaire fassbindériens : Gibier de passage (d’après la pièce éponyme de Franz Xaver Kroetz, 1972), Liberté à Brême (d’après la pièce éponyme de Fassbinder, 1972), Nora Helmer (d’après Maison de poupée de Henrik Ibsen, 1973), Frauen in New York (d’après The Women de Clara Boothe Luce, 1977) et Théâtre en transe (bizarrerie documentaire qui associe des images du festival Theater der Welt de Cologne à la lecture, en voix off, du Théâtre et son double d’Antonin Artaud, 1981).
C’est l’occasion de réaffirmer haut et fort que Fassbinder fut non seulement cinéaste, mais aussi auteur dramatique et metteur en scène : longtemps négligée, sinon réduite à un détour, un tremplin ou une ruse en vue du seul cinéma, la part théâtrale de sa production a été mise en lumière depuis peu par quelques travaux scientifiques d’envergure (que l’on doit notamment à David Barnett, en Angleterre, ou Stéphane Hervé, en France) ; elle a surtout été revisitée par plusieurs spectacles des années 2010, soucieux de mettre à l’épreuve du présent la force d’interpellation politique des pièces de Fassbinder, et parfois d’explorer les modes collectifs de création auxquels ce dernier s’est essayé, non sans heurts, au sein de l’Action-Theater (1967-1968) et de l’antiteater (1968-1971).
Mis en scène, pour ne citer qu’eux, par Thissa d’Avila Bensalah (Cie De(s)amorce(s)), Pierre Maillet (Théâtre des Lucioles), Gwenaël Morin (Théâtre du Point du Jour) ou Guillaume Vincent (Cie MidiMinuit), ces spectacles laissent espérer qu’on cesse d’aborder le continent Fassbinder en cédant à la compartimentation artistique et à la hiérarchisation implicite qui la soutient. Ils rendent également l’absence d’œuvres complètes dûment traduites de plus en plus inexplicable : à ce jour, six des dix-huit Theater Stücke rassemblées en 2005 par les éditions Verlag der Autoren sont toujours inédites en France, sans compter les nouvelles, poèmes, scénarios et autres notes de travail déjà publiés en Allemagne. Manquent donc encore quelques pièces au puzzle pour pouvoir véritablement parler d’intégrale…
Qu’il s’agisse de la figure devenue presqu’immédiatement iconique de Fassbinder lui-même ou des empreintes que son œuvre a laissées sur celle de nombreux·ses cinéastes, metteur·se·s en scène, auteur·trice·s ou plasticien·ne·s, son influence sur l’art contemporain est indéniable.
On se réjouit, à ce titre, de la présence, dans la programmation de la Cinémathèque, de Pierre Maillet mais aussi d’Alban Lefranc, soit deux grands experts en « fassbinderologie » (j’emprunte à Lefranc ce néologisme), dont le puissant attachement à l’artiste allemand échappe aux effets de glaciation de l’approche strictement patrimoniale. Metteur en scène régulier des pièces de Fassbinder depuis 1995 (de Preparadise sorry now au Bouc en passant par Les Ordures, la ville et la mort), Pierre Maillet propose une lecture de plusieurs textes et entretiens, tandis qu’Alban Lefranc, auteur de la biographie fantasmée Fassbinder. La Mort en fanfare (2012), entend interroger les rapports cannibales entre Fassbinder et le roman de Döblin, Berlin Alexanderplatz, bien au-delà de sa seule adaptation télévisuelle. Encore peut-on regretter que ces manifestations restent marginales et que l’occasion ne soit pas plus fermement donnée de nous demander ce que Fassbinder a encore à nous dire et ce que les artistes d’aujourd’hui ont à nous dire sur lui.
De fait, qu’il s’agisse de la figure devenue presqu’immédiatement iconique de Fassbinder lui-même ou des empreintes que son œuvre a laissées sur celle de nombreux·ses cinéastes, metteur·se·s en scène, auteur·trice·s ou plasticien·ne·s, son influence sur l’art contemporain est indéniable (elle était d’ailleurs au cœur de plusieurs événements culturels organisés à Berlin en 2015 à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de sa naissance, tels que l’exposition Fassbinder JETZT au musée Martin-Gropius-Bau ou le focus Fassbinder proposé dans le cadre des Theatertreffen du Berliner Festspiele). Parfois esthétisante, voire fétichiste, parfois plus désireuse d’en découdre avec le maître ou, du moins, d’en user avec lui aussi librement qu’il en a usé avec les autres, la référence essaime et intrigue, et c’est lorsqu’elle sert à réactiver l’exigence de la radicalité tout en en sondant les contradictions et les impasses qu’elle nous paraît assurément la plus féconde.
On le sait, l’inlassable retour du même sur lequel butent les aspirations émancipatrices des personnages de Fassbinder constitue un motif récurrent qui se déploie dans tous les milieux et à toutes les échelles.
Avez-vous eu le temps de vous organiser depuis la dernière fois qu’on vous a vus ? Le titre donné en 2011 par la Cie De(s)amorce(s) à sa très libre adaptation de la pièce Anarchie en Bavière dit bien le souci de remettre sur le métier, plus de quarante ans après, la question aussi brûlante qu’embarrassante de la transformation sociale et des obstacles auxquels elle se heurte dès lors que ce sont les subjectivités d’hier qui s’emploient à construire le monde de demain. On le sait, l’inlassable retour du même sur lequel butent les aspirations émancipatrices des personnages de Fassbinder constitue un motif récurrent qui se déploie dans tous les milieux et à toutes les échelles, communautés alternatives tentées de devenir meutes, sectes ou troupeaux (par exemple, dans Le Voyage à Niklashausen, 1970, ou Prenez garde à la sainte putain, 1971), couples en dissidence que menacent moins la société elle-même que les conditionnements et les mauvaises habitudes des amants (dans Les Larmes amères de Petra von Kant, 1972, ou Tous les autres s’appellent Ali, 1974).
Volontiers déplaisante quand on a le cœur à gauche, cette pédagogie négative est éloignée de toute forme surplombante de désenchantement.
Trop souvent confondue avec du fatalisme, la noirceur incommodante de ces intrigues circulaires gagne à être envisagée comme un aiguillon destiné à mettre en mouvement nos désirs d’utopie et à les débarrasser des illusions de la conscience critique, toujours prompte à se donner des satisfécits en matière de lucidité et de vertu. Et si les happy ends excessivement roses de certains mélodrames de Douglas Sirk peuvent être considérés comme une mise à l’épreuve insolente de notre crédulité de spectateur, les dénouements irrespirables de Fassbinder, quant à eux, sont autant d’exhortations désespérées que nous adresse le cinéaste pour qu’on lui donne tort. Que l’on préfère l’acidité du premier ou l’amertume du second : « Il faut, à un moment ou à un autre, que les films cessent d’être des films, cessent d’être des histoires pour commencer à devenir vivants, de telle sorte qu’on se demande, qu’est-ce que ça donne exactement dans mon cas, dans ma vie. »[1]
Volontiers déplaisante quand on a le cœur à gauche, cette pédagogie négative est éloignée de toute forme surplombante de désenchantement et s’avère inséparable de la décennie sous très haute tension pendant laquelle Fassbinder a brûlé sa vie et construit son œuvre – sa « maison », dit-il –, une décennie dont on peut considérer qu’elle commence au printemps et finit à l’automne, tendue entre les espoirs de 1968 et le coup de massue qu’a constitué l’année 1977 en portant à leur paroxysme la violence des actions menées par la Fraction Armée Rouge et celle de l’État ouest-allemand. C’est précisément cette courbe accidentée devenue ligne de mort que restitue le film documentaire de Jean-Gabriel Périot, Une jeunesse allemande (2015), en exhumant des archives faisant état des interventions militantes, médiatiques et artistiques, des membres fondateurs de la RAF avant qu’ils ne prennent le parti de la lutte armée, et en concluant sa trajectoire sur le dialogue opposant Fassbinder et sa mère dans L’Allemagne en automne, film collectif sorti en 1978 :
« La démocratie est tout de même la forme d’État la plus humaine, ou non ?
Écoute, c’est le moindre de tous les maux, non ?
Le moindre de tous les maux ?
Oui. Pour le moment, c’est vraiment un mal.
La démocratie ?
Oui.
Qu’est-ce qui serait mieux alors ? Quelque chose d’autoritaire ?
Non. Pour nous en ce moment –
Oui, qu’est-ce qui serait mieux alors ? Si c’est le plus petit de tous les maux, eh bien il doit peut-être y avoir, je ne sais pas, quelque chose de bien. Qu’est-ce que ce serait alors ?
Le mieux ce serait une sorte de dirigeant autoritaire qui serait tout à fait beau et gentil, qui serait quelqu’un de bien. »[2]
C’est peu dire que cet échange a gardé parfaitement intacte sa puissance abrasive, ce qu’atteste d’ailleurs une autre de ses utilisations récentes, comme matériau et comme combustible, dans Je suis Fassbinder (2016), pièce de Falk Richter mise en scène par Stanislas Nordey. Si le passage aux aveux de Lilo Pempeit jouant son propre rôle se connecte directement à l’histoire allemande et à la question obsédante, pour toute une génération née après la Deuxième Guerre mondiale, du retour du refoulé fasciste dans la RFA de l’époque, il n’en rencontre pas moins la tentation autoritaire qui traverse actuellement toute l’Europe (avec la part de consentement et même de désir qu’elle implique de la part des sujets du pouvoir, comme le souligne Fassbinder). Artiste difficilement dissociable de son temps, Fassbinder continue donc d’intervenir dans le nôtre, serait-ce pour révéler combien son regard nous manque aujourd’hui.
Mais s’il faut tout dire de la présence de Fassbinder dans nos vies, on ne saurait évidemment faire l’impasse plus longtemps sur l’empreinte indélébile laissée en nous par son cinéma et par la beauté définitive de certains plans de ses films. Sans revenir sur le détail des multiples « manières » qui ont marqué son parcours ou des différents genres qu’il a parasités jusqu’à les faire siens, sans revenir non plus sur les figures de style dont il a fait sa signature ou sur la bande d’acteurs et d’actrices dont il a fait sa famille et un peu la nôtre, contentons-nous d’évoquer une seule séquence. Ce sont les dernières minutes d’un film de la première période, Le Soldat américain (1970), variation munichoise improbable sur le film criminel hollywoodien. Le frère de Ricky (Kurt Raab) étreint le cadavre de ce dernier (Karl Scheydt) dans un ralenti interminable, mélange indécidable de maladresse, de violence et d’amour, mélange tout aussi indécidable de maniérisme et d’innocence. Le ridicule se tient en embuscade, mais c’est le sublime qui remporte la partie, aidé par la chanson « So much tenderness » qu’interprète Günther Kaufmann. Composée par l’indispensable Peer Raben à qui l’on doit la musique de très nombreux films de Fassbinder, la chanson est écrite par le cinéaste et a valeur de déclaration :
« So much tenderness is in my head
So much loneliness is in my bed
So much tenderness over the world »[3]
De cette tendresse aussi, je crois que nous aurions bien besoin.
Rétrospective Rainer Werner Fassbinder à la Cinémathèque française (75012) jusqu’au 16 mai. A l’Institut Lumière à Lyon (69) à partir du 4 mai. En salles le 2 mai. 15 essentiels de RWF Coffrets Blu-ray (Carlotta)
[1] Rainer Werner Fassbinder, L’Anarchie de l’imagination. Entretiens et interviews, trad. Christophe Jouanlanne, Paris, L’Arche, 1998, p. 26.
[2] Ibid., p. 165-166.
[3] Ajoutons que la fin du Soldat américain constitue l’une des sources d’inspiration d’une très belle série de l’artiste américain Robert Longo : initiée en 1979, la série s’intitule Men in the cities et associe photos et dessins au fusain.