Sciences Sociales

La sociologie et sa relation à l’inconscient

Historien

Longtemps, l’étude des rêves semblait cantonnée aux sciences cognitives d’une part, et aux analyses freudiennes d’autre part. Mais avec L’interprétation sociologique des rêves Bernard Lahire montre que l’inconscient, construit par les expériences sociales des individus, est sociologiquement structuré et susceptible d’être étudié. Le social n’est alors plus réductible au collectif, ni la sociologie à l’étude des groupes sociaux.

Le sommeil, la psyché, le rêve : autant d’objets d’étude que l’on suppose volontiers interdits aux sciences sociales, suivant un commode partage des tâches qui les réserverait aux neurosciences et à la psychanalyse. D’un côté, l’imagerie du cerveau et les électrodes donnant accès de façon scientifiquement imparable aux modalités et rythmes biologiques des songes ; de l’autre, l’immense œuvre de Freud, L’Interprétation du rêve (1899), qui aurait une fois pour toutes livré leurs clefs, y dévoilant l’expression d’un désir sexuel refoulé. Pourtant, dans un livre d’une grande force intellectuelle, Bernard Lahire formule en sociologue une théorie des rêves qui permet de dépasser cette opposition, de contredire ces simplifications, et de revendiquer l’onirique, l’inconscient, l’existentiel même, comme terrains de recherches.

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L’ouvrage constitue le premier volet d’un travail au long cours, dont le second tome portera sur l’analyse de corpus précis de rêves inscrits dans la trajectoire individuelle de rêveurs. Pas de matériaux empiriques dans ce livre-ci, donc, à l’exception de ceux qui ont été accumulés par des générations de chercheurs. Pour construire un cadre interprétatif général et une théorie sociologique du rêve, en effet, l’auteur passe systématiquement en revue les connaissances et les savoirs positifs qui les éclairent, en rappelant les premiers efforts d’oniromanciens de l’antiquité pour les déchiffrer (Artémidore de Daldis, au IIe s. après J.-C.). Il montre ainsi l’intensité des discussions savantes sur les rêves au cours d’un long XIXe siècle ponctué par le travail de Freud, puis d’un XXe siècle au cours duquel des spécialistes de toutes  les disciplines ont multiplié les enquêtes auprès de rêveurs, produisant parfois des recueils massifs, bien que souvent flous dans leurs méthodes, comme les 22.000 rêves collectés et partiellement mis en ligne par le département de psychologie de l’Université de Californie (Santa Cruz). Tandis que les prétentions des biologistes et neurologues à détenir le dernier mot sur les rêves sont méthodiquement démontées, faute d’une quelconque attention de leur part à leurs contenus, les questionnements sur les rêves de médiévistes comme Jacques le Goff et Jean-Claude Schmitt sont intégrés à la discussion.

De ce très ample tour d’horizon, qui constitue en soi un précieux travail d’histoire intellectuelle, ressort un acquis majeur : la certitude que les rêves sont intelligibles, et relèvent du social. Le rêve n’est pas le lieu du délire incompréhensible ou du non-sens atemporel, se prêtant à des interprétations incontrôlables : parce que les rêveurs sont des êtres sociaux, de langage, leurs expressions oniriques renvoient à la société dont ils émanent et dont, même dans le sommeil, ils ne peuvent s’abstraire. Ainsi, on ne rêve pas de la même façon en démocratie, et sous l’Allemagne nazie, comme un livre suggestif de Charlotte Beradt l’avait indiqué[1]. On rejoint par là une proposition forte, qui sous-tend depuis des années les textes de Bernard Lahire, suivant des voies ouvertes en son temps par Pierre Bourdieu : le social n’est pas réductible au collectif, ni la sociologie à l’étude des groupes sociaux. La psyché individuelle ainsi que le rêve sont des objets d’étude légitimes parce que chaque individu porte en lui le social à l’état plié, fruit d’un passé incorporé. Autrement dit, l’inconscient, construit par les expériences sociales des individus, est sociologiquement structuré, et susceptible d’être ainsi étudié.

Sur ces deux points, primauté du sexuel et censure formelle, Bernard Lahire démontre que la théorie freudienne est inutilement réductrice.

De cet acquis découle nécessairement une confrontation serrée avec l’œuvre de Freud, saluée comme le premier véritable effort interprétatif à visée rationnelle ayant permis de « quitter le terrain de la spéculation pure » en matière de rêves : Freud a « malgré tout agi en savant » (p. 28 et 32). Malgré tout, parce qu’il s’est profondément trompé, sur deux points cruciaux, tenant au contenu des rêves, et à leur langage. Freud était arrivé à la conclusion que tout rêve était l’expression d’un désir sexuel infantile, et que l’étrangeté du monde onirique, ses mélanges caractéristiques de personnages et de situations, de l’extraordinaire et du familier (le « résidu diurne », transposition en rêve de choses anodines vécues dans la journée), tenait aux mécanismes de censure et de refoulement par lesquels l’inconscient en interdisait l’expression. Sur ces deux points, primauté du sexuel et censure formelle, Bernard Lahire démontre – sans autres preuves que la cohérence interne de sa propre argumentation et l’élégance de ses propositions alternatives –  que la théorie freudienne est inutilement réductrice.

Ainsi, suivant en cela les intuitions de l’historien Peter Burke dans son étude des rêves à l’époque moderne[2], qui se disait « convaincu qu’au XVIIe siècle, dans certains cas du moins, le « roi » désignait bien le roi » et non le Père, craint ou jalousé, il montre que Freud procède à une « réduction sexualiste des rapports de domination » (p. 136) en rapportant toute figure onirique aux désirs infantiles dans le cadre familial. Car l’histoire du rêveur – son histoire intime et sociale, donc – ne tient pas qu’à la petite enfance : chacun est travaillé par une « problématique existentielle » (p. 243) où interviennent, outre les souvenirs lointains, toutes les autres facettes du passé et du présent, deuils, ambitions, frustrations, chagrins d’amour adultes, espoirs et insatisfactions. Et le rêve, loin de refouler ces questionnements (bien plus vastes, on le voit, que dans la théorie freudienne), est le lieu où ils se déploient avec une clarté maximale.

Afin de soutenir cette idée paradoxale, l’auteur réfute donc un second élément postulé par Freud : l’existence de mécanismes de censure et de refoulement, constitutifs du rêve. Pour cela, il contextualise le rêve, en reconstruisant ce qu’il nomme « le cadre du sommeil » (p. 279), ce moment où tombent justement toutes les conventions et les normes qui structurent et censurent ordinairement les interactions langagières. Aussi, le rêve est non pas censuré mais libéré, le lieu d’une « communication de soi à soi » des plus transparentes : « un langage intérieur ou privé, sans audience, et par conséquent sans nécessité d’être compris par autrui (censure formelle) ni crainte de ne pas être moralement correct (censure morale) » (p. 284). Si le songe est souvent incompréhensible, ce n’est pas par surplomb d’interdits, mais par la liberté maximale d’une expression qui n’est pas contrainte de tout expliciter, et peut mélanger d’un coup le roi, le père, le patron ; le sexuel et le professionnel ; le banal et le crucial. Pour rendre ce fatras intelligible, le sociologue ou le psychologue (qui au fond, peuvent n’être qu’une seule et même personne : « la psychologie est, de mon point de vue, une sociologie fine des processus d’incorporation ou d’intériorisation », p. 170) doivent connaître l’histoire personnelle du rêveur, les éléments constitutifs de sa « problématique existentielle », pour pouvoir rapporter le langage onirique à des éléments biographiques. Telle sera, on le comprend, la démarche sociologique adoptée dans le second volume de l’enquête. On note au passage que cette conceptualisation convaincante rend irrémédiablement vaines les tentatives de constituer des répertoires universels de symboles oniriques, associant toujours tel ou tel sens à un rêve de porte, de bateau ou de forêt : seule l’attention fine et individualisée au passé incorporé du rêveur est à même d’en rendre compte (p. 334).

Plus que d’ambition, à vrai dire, il faudrait parler de conviction : la conviction que les sciences sociales parlent un même langage.

Au terme d’un résumé trop bref pour un propos si dense, et dans l’attente de cet autre livre, que retenir du travail et son importance ? En plus de ce qui relève directement de l’étude des rêves, l’ouvrage est remarquable pour trois raisons complémentaires, scientifique, philosophique et politique. Au plan du travail scientifique, il détonne par sa visée générale, son ambition, dans un paysage intellectuel fragmenté et découpé à l’extrême. Plus que d’ambition, à vrai dire, il faudrait parler de conviction : la conviction que les sciences sociales parlent un même langage, que les matériaux travaillés et questionnés par les psychologues, anthropologues, sociologues, philosophes et historiens peuvent être pensés ensemble hors du cloisonnement disciplinaire, que la confrontation critique aux acquis empiriques et aux modèles théoriques existants (et pas des moindres, s’agissant de Freud) est fructueuse, réaffirmant au final « la possibilité d’un progrès scientifique car l’esprit relativiste du temps a fini par rendre tabou ce mot » (p. 28). L’entreprise est réussie sur le plan formel : la clarté dans l’exposition des matériaux et dans l’argumentation le rend intelligible au non-spécialiste, tel l’historien qui écrit ces lignes.

En extrayant le rêve du carcan freudien, l’auteur entend aussi ouvrir des possibilités d’émancipation, et, pourquoi pas, de guérison.

Il y a plus. À travers le rêveur, c’est le sujet qu’il est possible de repenser, à rebours de toute la tradition philosophique cartésienne qui assimile la conscience à l’expression verbale maîtrisée. Bernard Lahire cite un contemporain de Freud, le neurologue Sigmund Erner, qui écrivait en 1899 : « nous ne devrions pas dire « je pense », « je ressens », mais plutôt « ça pense en moi », « ça ressent en moi » » (p. 193). Et des pages superbes prolongent cette idée, montrant les différents cas de conscience non intentionnelle, de comportements routiniers et incorporés, de pertes de contrôle de soi et d’expressions non maîtrisées dont le rêve n’est qu’un aboutissement archétypal, comme autant de « défi[s] à la pensée cartésienne du sujet » (p. 201). L’auteur invite donc les sociologues à délaisser, dans leurs travaux, le modèle du sujet autonome, « mythe de la liberté » (p. 434) qui éclipse les déterminismes les plus invisibles car les plus incorporés : « la sociologie des rêves, comme science des déterminations sociales qui entrent en jeu dans l’expression onirique, constitue donc une attaque ultime contre les illusions de la liberté et de la volonté du sujet » (p. 438).

Il est un dernier mérite possible du livre, moins abstrait, moins réservé aux cercles de chercheurs que ces questions concernent. En extrayant le rêve du carcan freudien qui n’y voyait que l’expression refoulée de problèmes familiaux, l’auteur entend aussi ouvrir des possibilités d’émancipation, et, pourquoi pas, de guérison. Si les cauchemars ne renvoient pas qu’à la prime enfance, mais à tout l’environnement social ; si ce qui se joue dans le monde onirique dérive de tensions bien concrètes dans le monde réel, le travail à mener s’inscrit nécessairement dans ce même monde et sur le plan politique : « Dès lors que le problème au centre du rêve (…) est reconnu comme un problème extérieur au patient, situé dans les structures sociales, soigner la névrose du patient conduit, à terme, à chercher à transformer ces structures sociales » (p. 261). Revendiquer le rêve pour les sciences sociales ne consiste donc pas seulement à défier intellectuellement la tradition psychanalytique : cela revient aussi à reconnaître la part socialement construite des souffrances psychiques, et à esquisser d’autres voies pour les affronter.

Bernard Lahire, L’interprétation sociologique des rêves, Paris, La découverte, 2018, 487 p.

 

 

[1] Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Rivages, 2002 [1966]. Cf. cette émission consacrée au livre.

[2] Peter Burke, « L’histoire sociale des rêves », Annales E.S.C., 28/2, 1973, p. 329-342.


André Loez

Historien, Professeur en classes préparatoires littéraires