L’art de développer son imagination selon Bunpei Yorifuji
L’actualité éditoriale ne considère plus l’image et le traitement graphique comme de simples illustrations de la recherche, mais comme partie prenante de la diffusion des découvertes scientifiques. Le passage par l’image et le dessin sont des éléments clefs en didactique et en situation pédagogique car ils sont de puissants outils de vulgarisation et de compréhension, notamment par l’espace laissé à l’imagination. La vie merveilleuse des éléments et Devenir un expert du Rakugaki, sont deux livres réalisés par Bunpei Yorifuji, qui questionnent précisément l’enchevêtrement de ces pratiques d’une manière originale et ludique.
Paru sous le titre original Genso seikatsu kanzenban – La vie merveilleuse des éléments a été publié pour la première fois en juillet 2009 au Japon par Kagaku-Dojin Publishing Company, Inc., Kyoto. Cette maison d’édition a été fondée en 1954 dans le but de publier la revue scientifique mensuelle Kagaku (Chimie), qui compte désormais plus de 750 numéros.
Depuis ses débuts, Kagaku-Dojin a fait de sa devise « contenu de qualité et facilité de compréhension » et a choisi de ne pas être uniquement motivée par la recherche du profit. Au contraire, cette maison d’édition accorde la priorité à la publication de livres qui contribuent à l’avancement des connaissances scientifiques et à la diffusion de ces connaissances spécialisées auprès du grand public. C’est dans ce contexte que Bunpei Yorifuji a conçu La vie merveilleuse des éléments, et développé son art du Rakugaki.
Bunpei Yorifuji est un graphiste, illustrateur et directeur artistique japonais, né en 1973 dans la préfecture de Nagano. Il a crée le studio Yorifuji Design en 1998, puis Bunpei Ginza, du nom du quartier de Ginza à Tokyo, en 2000, et compte aujourd’hui une dizaine de collaborateurs.
Le travail de son studio est très présent dans l’espace publique tokyoïte, notamment via les campagnes de sensibilisation auprès des fumeurs Japan Tabacco (Mana no kizuki [prise de conscience des bonnes manières], Otona tabako yôsei kôza [Cours d’éducation des adultes fumeurs]) ou encore le projet Milk Japan pour la coopérative laitière centrale. Les affiches réalisées pour le métro de Tokyo sont certainement les plus connues (00de yarô [Faisons-le en 00], Mata yarô [Faisons-le encore une fois]). Le studio a aussi pensé l’image de marque et dessiné le logo de la chaîne de télévision SBC.
Le graphique prête main forte à la vulgarisation et à la transmission des connaissances scientifiques. Il est le reflet et l’actualité à la fois d’une science qui appelle un imaginaire illustré
Bunpei Yorifuji réalisa également une série de livres, que l’on peut qualifier d’« illustrations pédagogiques », avec une approche très personnelle, de sensibilisation, sur des sujets comme la question de l’échelle, de la mort, des excréments, et dans le cas de La vie merveilleuse… des éléments de la classification périodique publiée par Mendeleïev en 1869.
La vie merveilleuse des éléments est le fruit d’une collaboration avec le chimiste organique Kôhei Tamao de l’Institut Riken, du professeur émérite en génie chimique Hiromu Sakurai de l’université de Pharmacie de Kyoto, et de Takahito Terashima de l’université de Kyoto. Publiée pour la première fois en français aux éditions B42 (traduit et adapté du japonais par Anne-Sophie Lenoir), la présente édition fut établie à partir de la nouvelle édition japonaise parue en mars 2017. En effet, lors de la première édition (2009), il n’y avait encore dans les documents officiels que 111 éléments. Entre la première et la deuxième édition de cette vie merveilleuse, la totalité des 118 éléments documentés à ce jour sont présentés.
Le livre se découpe en 5 sections, chacune ayant pour objectif de transposer le tableau périodique de Mendeleïev à l’aide de l’interprétation illustrative de Bunpei Yorifuji.
Tour à tour le tableau en lui-même est décomposé puis les propriétés des éléments sont recomposées, par des métaphores du quotidien, en “super éléments” prenant forme humaine. L’atome est un visage, et chaque catégorie (métaux alcalins, groupe du carbone, halogènes, gaz rares, etc.. ) possède une coupe de cheveux (au nombre total de 14). La forme du corps ensuite du petit bonhomme “super élément” représente son état: solide, liquide, gazeux (deux jambes, en flaque, volant avec une queue), et sa corpulence représente sa masse. Son âge (symbolisé par une tétine, un bouc, une grande barbe) indique la période de sa découverte, le fond sur lequel il est représenté comme sa tenue vestimentaire sont des indices de certaines propriétés ( force magnétique ou luminescence par exemple) comme des différents usages, qualifiés de « vestiaires ».
S’ensuivent 118 fiches, à la fois techniques et ludiques, présentant nos “super éléments” et les mettant en situation dans des saynètes à la fois drôles et précises. Le lecteur se prend vite à la recherche des points communs, des différences, comme dans un “jeu de 14 familles” physiques.
D’un point de vue de recherche graphique, ce travail met en tension au moins deux aspects : d’une part les relations entre graphisme didactique et syntaxe langagière, et d’autre part, celles entre tentative de langage universel et illustration. D’un point de vue pédagogique, il explore encore une autre relation : celle de la place de l’expression graphique dans la vulgarisation scientifique, et l’imaginaire fictionnel nécessaire de celle-ci. Le graphique prête main forte à la vulgarisation et à la transmission des connaissances scientifiques. Il est le reflet et l’actualité à la fois d’une science qui appelle un imaginaire illustré, des pratiques graphiques qui y sont convoquées, et la reconnaissance de la place très « visuelle » de la science en société. Cette dernière est depuis quelques années très largement étudiée, notamment via la culture visuelle des sciences, mais également dans les collaborations exponentielles entre artistes plasticiens, illustrateurs et graphistes, et ce à différents niveaux de recherches, de constructions de données, et de collaborations au sein de dispositifs médiatiques.
Devenir un expert du Rakugaki peut être perçu comme le livre « binôme » de la vie merveilleuse. Il opère comme un manuel, une méthode d’apprentissage du dessin et de l’observation du monde.
La composition du mot vient de Raku = tomber, faire tomber, et Gaki = écrire, tracer, dessiner.
Ce terme, le dit Yorifuji, prend son origine dans une pratique du moyen âge, au début de l’époque d’Edo. A ce moment-là, lorsque les gens voulaient dénoncer un fait, colporter des ragots, ou juste communiquer un message publiquement, ils l’écrivaient sur un morceau de papier.
Le terme rakugaki renvoie toujours à une accusation, à un morceau de journal, un coin de feuille, ou une sourde plainte, un sentiment généralisé que la masse n’ose pas communiquer, en tous les cas c’est un moyen d’expression anonyme.
Selon Bunpei Yorifuji, « pour dessiner, nul besoin de style ni de talent ». Le dessin serait comme une conversation, et l’objectif du rakugaki se trouve dans la capacité du dessinateur à représenter ce à quoi il pense grâce à son observation personnelle du monde qui l’entoure, et ce, afin de mettre en scène son propre univers. Les outils, les postures, et l’entraînement y sont de fait fondamentaux.
Le graphiste propose des techniques de transpositions comme des queues de chien pivotantes pouvant représenter un conifère, des plis pour une montagne, ou un assemblage de ronds, de triangles et de carrés pour faire un poisson. L’important c’est la transposition, et le degré de transposition métaphorique. Comme par exemple l’image du parapluie pour représenter les cavités entre les branches des arbres où les oiseaux viennent faire leurs nids. Il faut imaginer le tracé des postures du corps pour communiquer des expressions. D’une manière générale pour Yorifuri : « ce sont mes dessins qui me renseignent sur les éléments que je ne maîtrise pas ou qui font défaut ».
Le choix délibéré de laisser sa légitimité à la part esthétique des données et à l’expression du monde par le dessin, confère à celles-ci une force de vulgarisation et de pédagogie, tel un outil politique
Mais le rakugaki va plus loin qu’un simple art de dessiner, enfin, plus précisément, il va plus petit. Le rakugaki, « c’est le plus petit dessin avec lequel il est possible de représenter l’univers le plus vaste qui soit ». Un super-élément qui compose le dessin, qui devient lui-même alors l’univers de l’imagination.
Bunpei Yorifuji a une passion pour les éléments. Il a découvert cet univers avec le manga Gen d’Hiroshima, de Keiji Nakazawa, publié entre 1973 et 1985, qui au travers de dix Volumes, fait le récit du bombardement de la ville d’Hiroshima et des conséquences désastreuses de la bombe atomique.
L’élément auquel Bunpei a été confronté en premier en découvrant cette œuvre fut ainsi l’uranium.
Il est intéressant à cet égard de remarquer que la « crise des éléments », dernière section de La vie merveilleuse… , fait écho à cette découverte. En effet Bunpei a réalisé récemment une carte pour la division des relations publiques du département gouvernemental de la préfecture de Fukushima.
Il a mis en oeuvre toute la ludicité enfantine de son rakugaki pour réaliser une carte de la région. Féérie illustrative, solidarité comme maître-mot dans les phrases inscrites, sa carte « fuku-pédia » mélange dextérité graphique et force détails, dans ce qui ressemble une fois déplié à un immense jeu de l’oie titré : « Fukushima: Uncover new discoveries with the power to inspirate the whole world », le tout guidé et commenté par un petit animal à l’allure de petit cochon bipède rouge et jaune.
Paysages, spécialités culinaires, productions artisanales, entreprises locales et célébrités régionales sont illustrées et documentées dans un foisonnement de petits dessins agglomérés et de commentaires du petit personnage, et la centrale de Fukushima Daïchi, comme la zone d’évacuation, n’y figurent que comme un minuscule détail dans un petit coin de la carte. Un petit coin de papier au bord de l’eau.
« Just visit Fukushima and you’ll have more fun. Come to Fukushima and we’ll be happier too » dit le petit cochon à deux autres petits animaux, des Akabeko (vaches rouges), les yeux sans âme et restées quadrupèdes.
Sans doute cette mention met-elle en avant un très bon outil de communication pour dédramatiser la situation, sans doute ces détails sont-ils là pour ouvrir les yeux sur les efforts faits pour relancer la région, et les trésors qu’elle recèle, et sans doute certains animaux deviennent-ils effectivement bipèdes après leur passage sous les radiations qui émanent de la centrale.
Toujours est-il que le choix délibéré, dans le travail de bunpei, de laisser sa légitimité – et même d’en revendiquer la place essentielle – à la part esthétique des données et à l’expression du monde par le dessin, confère à celle-ci une force de vulgarisation et de pédagogie, tel un outil politique.
Voilà une occasion supplémentaire de découvrir que design graphique et science partagent un terreau fertile à leurs collaborations. Aux enseignants et amateurs de pédagogie désormais de se réjouir de pouvoir disposer d’un tel outil.