Théâtre

Re-Paradise, re-jouer (mais non revivre) 68

Au théâtre des Amandiers à Nanterre, Gwenaël Morin reprend la pièce-phare du Living Theatre qui avait secoué le festival d’Avignon en 1968, Paradise Now. S’inscrivant dans une histoire théâtrale, le spectacle évite le danger de patrimonialisation et revisite de façon féconde les subversions passées.

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En reprenant Paradise Now, la mythique pièce du mythique Living Theatre, Gwenaël Morin poursuit son travail de passeur et continue d’affûter un théâtre qui propose une expérimentation paradoxale. Ce faisant, il invite à se demander, sur le plan historique, ce qui nous pousse à vouloir rejouer le moment 1968 (et ce que cela raconte d’aujourd’hui), et sur le plan théâtral, dans quelle mesure les subversions formelles d’alors peuvent constituer un héritage fécond ici et maintenant.

Dans les couloirs des Amandiers, avant le début du spectacle, qui a finalement lieu, le soir où j’y assiste, dans les ateliers du théâtre, on entend : « Oui, alors, ça devait se jouer dehors, et puis finalement c’est dedans. Ça prouve bien qu’il n’y a pas de décor ». Rêve d’un théâtre qui, à défaut de pouvoir parler au plus grand nombre, pourrait au moins se jouer n’importe où. Rêve qui, pour le coup, ne date ni d’hier ni du Living, mais des débuts, plus ou moins fantasmés, de l’histoire théâtrale. Vouloir un théâtre qui pourrait se jouer partout, et plus spécifiquement sous le ciel, c’est déjà aller puiser à la source présumée démocratique du théâtre grec ou à celle du théâtre de la Foire ou des Mystères du Moyen-Âge, pour ne citer que les spectres historiques les plus connus. C’est donc bien un fil historique que semble d’emblée tirer Gwénaël Morin pour coudre sa matrice théâtrale. Retisser, pour aujourd’hui, la pelote d’une histoire théâtrale distendue, en prenant le spectacle-phare du Living comme matériau, tel paraît être le premier mot d’ordre de Re-Paradise.

C’est là une entreprise qui correspond bien à la « méthode Morin », que l’on a déjà vue à l’œuvre à plusieurs reprises. Se colletant tour à tour avec les Molière de Vitez ou les tragédies de Sophocle, jouant aux Amandiers, à Aurillac comme dans son « théâtre permanent », à Aubervilliers puis à Lyon, l’actuel directeur du théâtre du Point du Jour défend un art qui revisite la belle antienne vitézienne de « faire théâtre de tout » en se proposant de faire théâtre de rien. Dans ce Re-Paradise donc, comme dans d’autres spectacles de Morin, la quarantaine de comédiens en scène est vêtue, pour le peu de temps qu’ils passent habillés, de vêtements de tous les jours. Les décors sont absents, le public s’assoit en tailleur où bon lui semble (mais forme tout de même spontanément le classique demi-cercle), et le spectacle laisse une place à l’improvisation, dans la mesure où il entend faire participer le public, comme le faisait le Living au moment de la création en 1968.

En effet, la pièce Paradise Now, telle qu’elle a été créée, convient parfaitement à cette volonté de Gwénaël Morin de faire un théâtre pauvre, dépouillé de ses artifices, et qui pourrait surgir partout. Comment résumer cette pièce-événement ? Écrite par Julian Beck et Judith Malina, couple emblématique, fondateur du Living Theatre, la pièce propose de faire gravir aux spectateurs une échelle les menant au Paradis, en une succession d’expériences ritualisées, inspirées notamment d’Artaud, et censées les faire traverser plusieurs états de conscience tout en leur proposant une forme d’émancipation.

Paradise Now se crée dans la continuité directe des événements de Mai 68 et absorbe l’effervescence politique du moment, en la décentralisant.

La pièce doit être replacée dans le contexte historique qui la précède immédiatement pour être saisie, sous peine de mal en comprendre les audaces ou, peut-être, d’en surinvestir la portée[1]. Elle est créée le 24 juillet 1968 à Avignon, dans le cadre du 22ème Festival. Suivie d’une déambulation imprévue, assez agitée, dans les rues de la ville, cette première entraîne une levée de boucliers de la part de la mairie, qui tente de faire remplacer la pièce par un autre spectacle[2]. Ainsi débattue, la performance du Living entre dans la légende de l’histoire du théâtre, quitte à devenir l’arbre, un peu trop massif, cachant la forêt des autres spectacles et expérimentations si diverses de la troupe. Quelques semaines plus tôt, en marge des événements de mai, Beck et Malina participent à l’occupation de l’Odéon-Théâtre de France, alors dirigé par Jean-Louis Barrault, qui sera ensuite limogé pour sa supposée mauvaise gestion des choses. Une partie de la troupe du Living part assez vite à Avignon s’installer au lycée Mistral où ils répètent et vivent, rejoints en juillet par Beck et Malina eux-mêmes. Paradise Now se crée donc dans la continuité directe des événements du printemps et absorbe, voire alimente, l’effervescence politique du moment, en la décentralisant.

Que fait Gwénaël Morin de cet événement théâtral ? Le fait même de le reprendre peut poser problème : on peut légitimement se demander si la reprise, dans une institution théâtrale, d’un événement qui déborde largement la représentation à proprement parler, ne dévoie pas le principe même du spectacle à sa création. D’autant plus que cette dernière s’inscrit dans un contexte politique bien spécifique, et a mis en place des subversions qui nous paraissent pour partie datées, aujourd’hui.

C’est plutôt la force d’expérimentation qui me semble encore étrangement d’actualité, pour peu qu’elle soit pleinement réappropriée.

Mais si on peut à juste titre être lassé que le théâtre ressasse ses moments d’histoire au lieu de se faire au présent, on doit reconnaître à cette reprise la capacité à questionner, justement, de possibles résonances entre hier et aujourd’hui. Ce n’est ni la nudité ni la recherche de participation du public qui étonnent, ni même les propositions corporelles du spectacle, finalement assez pauvres, même pour l’époque. C’est plutôt la force d’expérimentation qui me semble encore étrangement d’actualité, pour peu qu’elle soit pleinement réappropriée. Cette succession de possibles sur scène, cet enchaînement de tests, de variables, d’ajustements en fonction du public, se révèle finalement assez régénérante et fructueuse pour le spectateur, qui ressort en ayant l’impression d’avoir assisté, comme en laboratoire, à la préparation un peu mystérieuse d’une mixture chimique dont un précipité différent sortirait chaque soir. Morin échappe de cette manière au danger de patrimonialisation : à l’impression de figement ou de re-enactement[3] à proprement parler qui pourrait se dégager du spectacle, laisse parfois place la sensation d’assister à quelque chose qui se construit soir après soir, « au jour le jour[4] », pour reprendre des mots chers au metteur en scène.

Le parti pris de l’humour sans raillerie me paraît également venir soutenir cette démarche. Alors que l’on pourrait s’attendre à une reprise studieuse et déférente, soucieuse de rendre hommage aux maîtres en provocation que les membres du Living passent pour avoir été, on se retrouve plutôt au milieu d’une assemblée bon enfant, qui n’hésite pas à rire de cela même qu’elle elle en train de montrer, sans pour autant en désamorcer totalement la force. Ainsi, le spectacle commence par la profération, du murmure jusqu’au cri, par les comédiens placés au plus près des spectateurs, de phrases commençant par « je n’ai pas l’autorisation de » ou « je n’ai pas le droit de ». La mise en écho de « je n’ai pas l’autorisation de voyager sans passeport » et de « je n’ai pas le droit de fumer de la marijuana », par exemple, vient produire aussi bien une drôlerie surréaliste qu’une prise de distance amusée face aux positions anarchistes du Living Theatre. Le texte de 1968, depuis l’exclamation « Théâtre libre ! », scandée durant le spectacle comme un refrain, jusqu’aux « barbe saine », « front saint », et autre « genou saint » dits en caressant les corps des spectateurs, construisent une partition un peu datée, qui parvient pourtant encore à amuser le public.

Mais de quoi rit-on ? Chez certains, le rire relève d’un mécanisme de défense face au malaise suscité par la proximité des corps nus des comédiens, ou par la crainte d’être invité à rejoindre la scène. Chez d’autres – et il y avait bon nombre d’étudiants parmi ceux-là –, on note une joie réelle, un rire franc déclenché par la participation collective à cette liesse théâtrale.

L’image fameuse des lettres du mot « PARADISE », dessinées par les corps des comédiens, arrive quant à elle comme un attendu pour ceux des spectateurs qui connaissent la pièce d’origine. Mais elle apparaît aussi comme un exercice de style, presque un « numéro » issu de l’univers du cirque, pour ceux qui la découvrent aujourd’hui, au même titre que l’« envol » du comédien qui s’élance au-dessus du public. Jusque dans les invitations répétées aux spectateurs à venir se mêler à la pièce, notamment à l’occasion du câlin généralisé (qui retranscrit l’étape du « coït universel » dans la pièce d’origine) au milieu de la scène, le déroulement du spectacle agit presque comme une succession de saynètes humoristiques dont il s’agirait de tester la portée aujourd’hui.

Comment ne pas transmettre le postulat qui voudrait qu’en rejouant 68, on puisse revivre 68, mais plutôt la nécessité d’une expérimentation présente, aussi bien théâtrale que sociale ?

À aucun moment l’humour ne confine à la moquerie : Morin ne se moque pas du Living Theatre, il essaie d’en faire un matériau de jeu, et c’est peut-être là lui rendre un juste hommage. On aurait pu néanmoins souhaiter que ce parti du jeu soit encore plus assumé, et qu’il dépasse le cadre de la reprise, en s’autorisant des recherches plus contemporaines.

En effet, le hasard des dates et l’ironie de l’histoire font que certains des étudiants présents ce soir-là venaient de l’université de Nanterre, terreau des événements de mars 1968 et traversée en ce printemps du cinquantenaire par une forte mobilisation. Comment leur tendre, avec Re-Paradise, une matière à penser et à agir leur temps, et pas seulement une surface historique où se projeter un instant, en s’amusant des potentialités subversives du théâtre passé ? Comment surtout, ne pas leur transmettre le postulat qui voudrait qu’en rejouant 68, on puisse revivre 68, mais plutôt la nécessité d’une expérimentation présente, aussi bien théâtrale que sociale ? Sur ce dernier point, la toute fin du spectacle reste décevante : en ouvrant les portes du théâtre pour accompagner le public au-dehors, au son d’appels œcuméniques au changement (« Make it work ! », « Find a way ! »), elle se contente, pour le coup, de rejouer 68 à un moment où elle aurait pu fantasmer, à mon sens, un vrai geste de sortie – du théâtre tel qu’il est, du monde tel qu’il va.

Les souvenirs de Jean-Marc Peytavin, compagnon du Théâtre des Carmes dirigé par André Benedetto, qui a assisté à la création en 1968, sont à cet égard éclairants : « […] une question fondamentale devint obsédante : jouer dedans ou dehors. On se souvient de la troupe secouant de l’intérieur les grilles fermées, Beck en tête, suppliant la foule de « libérer le théâtre ».

Le théâtre dans la rue pour initier la contagion du changement[5] ». Mais en 2018 aux Amandiers, personne n’interdit aux comédiens de terminer dans la rue, ce qu’ils ne font d’ailleurs pas, se contentant de sortir du bâtiment théâtral en restant dans l’enceinte du théâtre.  Faute d’avoir été pensé pour le présent, digéré, relu à l’aune de nos conflits contemporains, le geste de sortie perd un peu de son sens. Pour qui croit un tant soit peu à la nécessité que le théâtre soit un lieu de conflit et non une église du rassemblement, le « Théâtre Libre » proposé par Morin tend à manquer de saveur.

Je saisis au vol, dans les discussions d’après spectacle : « Tu crois que c’était aussi chiant à l’époque ? ». Le Re-Paradise de Morin aura ainsi à la fois réussi à jouer avec le Living, à en restituer la folle capacité d’expérimentation, et jusqu’à l’audace de l’ennui, mais échoué en partie à en faire pleinement un objet pour le présent.

[1] Brad Burgess, l’actuel directeur du Living Theatre depuis 2015, va jusqu’à affirmer : « Quant à rejouer Paradise Now… Il y a tellement de facteurs qui entrent en ligne de compte. Premièrement, on en a trop fait autour de cette pièce ». Cité par Émeline Jouve dans son récent ouvrage d’entretiens : Avignon 1968 & le Living Theatre, Montpellier, Deuxième Époque, mai 2018.

[2] Pour plus de détails sur les représentations de Paradise Now et les polémiques qu’elles ont suscitées, voir la préface de l’ouvrage d’Emeline Jouve cité ci-dessus, p. 26 et 27 notamment. On pourra également se référer au compte-rendu très clair proposé par Emmanuelle Loyer et Antoine de Baecque dans Histoire du Festival d’Avignon, Paris, Gallimard, 2007.

[3] On pourrait traduire ce terme par « reconstitution ». J’utilise le terme anglais car il est de plus en plus couramment utilisé et fait référence à tout un courant théâtral, souvent passé sous silence par la critique, qui tente de reproduire des événements historiques ou théâtraux.

[4] Dans un entretien récent pour la revue en ligne thaêtre, Gwénaël Morin affirme : « Et puis le problème vient peut-être aussi d’un malentendu, lié à toute une mythologie sur l’idée de fonder une troupe pour changer le monde. Selon moi, ça ne marche jamais de fonder une communauté sur une idée de ce que doit être le théâtre ou de ce que doit être un groupe. Ce qui compte, c’est le partage concret d’une expérience théâtrale et humaine au jour le jour. » URL : http://www.thaetre.com/2016/01/10/comment-tu-torganises/7/ (page consultée le 10 mai 2017).

[5] Jean-Marc Peytavin, cité par Émeline Jouve, op. cit., p. 129.


Géraldine Prévot

docteure en études théâtrales de l’université Paris Nanterre