Données à voir et à penser – à propos de 1, 2, 3 Data
En suspension dans le hall d’entrée de l’espace d’exposition de la Fondation EDF, une imposante structure en forme de grillage ondule selon un mouvement silencieux et continu. « Chaque point de la structure est un point de données, explique David Bihanic, le commissaire de l’exposition 1, 2, 3 Data. Cette œuvre imaginée par l’artiste américain David Bowen reproduit une portion de mer à partir des données qui sont transmises en temps réel par une bouée houlographe ballotée dans le Pacifique. »
Cette pièce cinétique et faussement conceptuelle signale avec élégance comment la perception du monde à radicalement changé de régime. La formation de la sensibilité contemporaine repose désormais sur l’exploitation des données : le monde se dataïfie pour reprendre le disgracieux néologisme imaginé par Viktor Mayer-Schönberger et de Kenneth Cukier au début des années 2010.
Si elle s’inscrit dans une actualité sensible (affaire Cambridge Analytica, mise en place de la disposition européenne RGDP), l’exposition 1, 2, 3 Data trouve son origine dans une réflexion initiée depuis quelques années par David Bihanic, designer et enseignant chercheur à l’université Paris 1et à laquelle la Fondation EDF a répondu par une carte blanche offerte à l’universitaire.
L’exposition surprend par son audace et son positionnement curatorial. Elle évite avec finesse les poncifs et les gimmicks des expositions d’art technologique et numérique dans lesquels les spectateurs sont le plus souvent écrasés par le gigantisme des images et projetés dans des simulations numériques à la Matrix. Ici, rien de tout cela. « La scénographie a été confiée à Pierre et Joël Rodière de l’agence Trafik, confie David Bihanic. Nous avons voulu répliquer l’atmosphère d’un data center, mais celui-ci est à vocation artistique. On a voulu assumer la présence matérielle des machines, on ne cache rien, même si c’est une exposition uniquement conçue à partir de fichiers informatiques et de jeux de données ». L’espace d’exposition est littéralement mappé d’un revêtement plastique blanc et clinquant répétant le motif « data design ». Des gouttières de câbles informatiques relient les écrans à l’impressionnant rack rassemblant toutes les machines nécessaires pour faire fonctionner les pièces.
Si certaines des pièces exposées sont en ligne, 1,2,3 Data n’est pas une exposition qui se regarde sur un écran d’ordinateur à distance chez soi ou avec un téléphone portable dans le cadre bruyant de lieux publics. Visiter l’exposition est d’une importance capitale afin de mesurer au mieux les enjeux sensibles et esthétiques du traitement des données : ici, c’est sur une dalle haute définition, que Refik Anadol utilise pour déployer les turbulentes volutes bleutées des vents captés près de l’aéroport d’Atatürk. Là, ce sont quatre imposants panneaux photographiques accrochés par Herwig Scherabon pour représenter une vue modélisée de Paris, Chicago, Los Angeles et New York à partir de l’exploitation des données ouvertes des revenus des habitants de ces villes. Plus loin, c’est une boucle sonore du Love Will Tear Us Apart de Joy Division qui attire l’attention sur un magnifique graphique discoïdale de Peter Crnokrak affichant les 168 reprises de ce célèbre morceau datant de 1979.
Les données doivent s’éprouver avec le corps tout entier. L’exposition est travaillée afin de faire en sorte que le visiteur retrouve sa capacité de jugement sur ces milliers de données dont il est au quotidien le producteur et qui sont exploitées à son insu à des fins commerciales et électorales. Le collectif espagnol Data Domestic Streamers « désinformatise » la fabrication de visualisation de données en proposant aux visiteurs de construire eux-mêmes les courbes d’un graphe avec des ficelles de couleurs. Le projet Data cuisine mené par Susanne Jaschko et Moritz Stefaner révèle une nouvelle tendance de l’art culinaire en imaginant des recettes à partir de l’exploitation de données locales. « Il ne s’agit pas de déguster les données, explique David Bihanic, mais d’envisager autrement la cuisine en considérant les informations contenues dans les données comme un starter qui va déclencher la création d’un plat de la même manière que la littérature et les voyages sont souvent source d’inspiration pour les chefs. »
Endossant l’habit de designer-curateur-universitaire, David Bihanic offre aux visiteurs les moyens de retrouver l’expérience primitive de l’exposition : apprendre à regarder et apprendre à apprécier pour fréquenter autrement les données. L’ombre de Edward Tufte et de Manuel Lima, théoriciens du design d’information et de la visualisation de données, semble planer sur l’exposition. Au festival d’affects généralement produits par les œuvres numériques s’affirment ainsi dans les murs de la Fondation EDF un vocabulaire graphique et formel particulier composé de graphes, de boucles, de captures, de saisies statiques ou dynamiques.
Toutefois ce serait faire fausse route de vouloir situer cette exposition, de chercher des filiations artistiques, de convoquer des références, voire d’inscrire ces nouvelles formes dans une histoire de l’art et de la représentation graphique. Toute tentative de contextualisation est en effet neutralisée par un geste radical du commissaire d’exposition : « Les dates de création des pièces ne sont volontairement pas indiquées sur les cartels. Il ne faut pas chercher l’historicité ni le caractère anticipatif de ces représentations. Il faut les apprécier pour le sujet qu’elles traitent et la manière dont elles nous touchent. » L’exposition 1, 2, 3 Data s’offre ainsi, dans une sorte de suspension, ici et maintenant dans cet espace d’exposition de la Fondation EDF, en parvenant à s’adresser aussi bien au grand public qu’aux amateurs et experts.
Ce geste de retrait de David Bihanic qui pousse le spectateur à l’expérience de l’immédiateté est redoublé par un autre geste tout aussi radical qui consiste à ne jamais signaler la nature des pièces. « Est-ce un travail artistique, une commande commerciale, un développement expérimental ou une recherche universitaire ? Est-ce du data art ou data design ? Il y a une très grande porosité entre le statut des artistes et des designers. De même, il me paraissait important de ne pas focaliser l’attention sur le statut des pièces exposées : est-ce une œuvre, une application, un site internet ? L’essentiel tient dans la sensibilisation à la variété des formes et à la pluralité des mediums » explique David Bihanic.
Libérées de ces considérations conceptuelles et techniques, l’exposition 1,2, 3 Data délivre alors un message qui produit l’effet d’une bombe à fragmentation. Les artistes et designers exposés affichent d’abord un insolent rapport décomplexé aux données et à leur exploitation artistique. David Bihanic défend « la nécessité d’une pratique braconnière » reposant sur des méthodes de scrapping de données libres et ouvertes et d’autres moins. Dans cette logique d’exploitation artistique des données personnelles Jonathan Harris et Greg Hochmuth ont réalisé une fantastique machine à fabriquer et diffuser des films (http://networkeffect.io) en compilant de séquences vidéo collectées à partir de leurs métadonnées.
L’exposition parvient également à dépasser de manière exemplaire le caractère tape à l’œil des visualisations de données que l’on désigne le plus souvent par l’expression « effet wahou ». Elle oriente l’attention sur la valeur des données exploitées et sur l’objectif des représentations. « Les photographies d’Herwig Scherabon de Paris, Chicago, Los Angeles et New York ne donnent rien à lire. On n’est pas dans une visualisation de données. C’est un travail d’interprétation. HerwigScherabon est dans une démarche artistique qui donne un aperçu général pour nous sensibiliser. Il nous donne un angle de vue ». Preuves de concept du programme de Culture Analytics de Lev Manovich, les deux dispositifs de manipulation tactile d’images de Moritz Stefaner (Multiplicity et on Broadway) permettent de se déplacer dans plus de 500 000 déposés sur Instagram. Prendre en main le joystick ou pointer un index sur la dalle de consultation, c’est éprouver une sensation de vertige, mais c’est aussi se lancer dans un nouveau rapport de connaissance des big data.
Enfin, le design de données apparaît comme arme critique efficace quand il se libère de l’environnement numérique et se déploie sur les murs de manière strictement graphique. A l’étage de l’espace d’exposition deux cartographies se font face à face et signalent toutes les deux la complexité sous-jacente de notre monde dataïfié : The Human Fabric of The Facebook Pyramid du Share Lab et The Iranian Internet Between Freedom And Isolation de l’artiste Maral Pourkazemi. Dans les deux cas, les données exposées sont le résultat de représentations schématiques d’informations difficiles à obtenir : la structuration de ces réseaux, les stratégies de captation de l’information, les acteurs clés et les algorithmes à l’œuvre.