Les affinités sélectives – une exposition en hommage à Bataille
J’ai toujours rêvé d’une exposition qui mettrait en scène la philosophie du Mal de Bataille. Une exposition qui assimilerait destruction et pureté, quêtes auto-analytiques et jeux de sociétés, la dépense sans profit, la part maudite de nos sociétés aussi bien que la joie nietzschéenne créatrice de dieux. Bref, une exposition qui irait au bout des possibilités de l’homme. Mais Bataille, le vrai Bataille, ne serait plus celui qu’il est si son univers devenait un parc d’attraction pour les non-initiés. L’exposition de mes rêves reste un rêve, mais cela ne m’empêche pas de me réjouir de la prolifération d’expositions qui lui rendent hommage ces derniers temps. Bataille semble être devenu le subterfuge idéal à une époque de plus en plus stupide et coincée.
Pourtant, aucune de ces expositions faites en son hommage ne m’ont permis d’expérimenter la violence du blasphème, la scatologie ou ses rituels acéphaliques. Une telle exposition serait peut-être condamnée par la justice ou l’ordre moral dans la seconde. Si la violence de ces expositions existe, elle est ailleurs. Sur un plan conceptuel.
Dans ce dictionnaire, Bataille se prête à un jeu conceptuel à la fois brutal et sophistiqué, basé sur l’arrachement des mots de leur contexte, ainsi que l’association libre autour de leur nouvelle valeur ajoutée. Le résultat ? Un abécédaire rocambolesque qui mêle érudition et folie, humour noir et ethnologie, tout en préservant la forme sérieuse du dictionnaire.
Dans l’exposition collective Critical Dictionnary : In hommage to G. Bataille que présente Gagosian, l’une des plus influentes galeries d’art contemporain au monde, la curatrice Serena Cattaneo Adorno s’est laissée inspirer par le fameux dictionnaire de Bataille, écrit avec Michel Leiris, Carl Einstein, Robert Desnos et quelques autres confrères, dans la revue Documents entre 1929 et 1930. Dans ce dictionnaire, Bataille se prête à un jeu conceptuel à la fois brutal et sophistiqué, basé sur l’arrachement des mots de leur contexte, ainsi que l’association libre autour de leur nouvelle valeur ajoutée. Le résultat ? Un abécédaire rocambolesque qui mêle érudition et folie, humour noir et ethnologie, tout en préservant la forme sérieuse du dictionnaire. Comment applique-t-on ici et maintenant une telle démarche (qui associe A à Abattoir, B à Bouche, C à Crachat…) à la logique de l’exposition dans l’espace le plus aseptique qui soit, le white cube ? Cattaneo Adorno ne s’est pas uniquement contentée de remplacer l’alchimie du verbe par l’alchimie de l’image, arrachant des œuvres d’arts à leurs contextes esthétiques, religieux ou politiques. Elle a aussi choisi d’exposer ses choix dans un classement par paires (à l’exception d’une seule et unique fois, où le dialogue entre deux pièces s’ouvre à une troisième), créant ainsi des liens inédits entre des œuvres suffisamment éloignées dans le temps pour qu’une véritable rencontre puisse avoir lieu.
Les émanations de ces affinités sélectives sont d’une grande intensité visuelle. Si pour Bataille l’expérience mystique annule l’objet, l’objet revient ici dans toute sa magnitude, devenant iconique, monumental, presque transcendantal dans sa singularité, et chaque dialogue proposé ouvre un abîme d’énigmes infinies. J’ai l’impression de pénétrer une église sans maîtres ni esclaves, où l’extase de la matière, la finitude des choses, la perte de sens, la mort sont chantés, célébrés, comme jamais, car le tragique, selon Bataille, est toujours gai. Gai comme la couleur rouge du feu du désir, l’apparence d’une éternelle extravagance, présente à la fois dans le monolithe rouge de cadmium clair de Donald Judd et les habits du Saint Jérôme (1605) de Guido Reni qui lève ses yeux vers le ciel. Mais quel ciel ? Dans l’abattoir de l’absolu, qui est la galerie d’art contemporain aujourd’hui, le ciel de l’ermite n’est plus le même.
La pierre avec laquelle ce saint a essayé d’endurcir son esprit contre les tentations de la chair et qu’il tient dans la main, pas davantage. Le salut est dans la matière. Il faut savoir l’utiliser. En faire une technè ou la creuser, à la recherche des formes négatives. Comme ce sillon gris, qui traverse le monolithe de Donald Judd. On dirait qu’il est là, pour nous rappeler que l’horizontalité peut aussi mener à Dieu, car Dieu, s’il existe, est en nous. L’homme n’est plus qu’un tuyau qui fait passer les choses, un espace transitoire entre vie et mort, mais mort et vivant.
Cattaneo Adorno a choisi d’exposer ses choix dans un classement par paires, créant ainsi des liens inédits entre des œuvres suffisamment éloignées dans le temps pour qu’une véritable rencontre puisse avoir lieu.
Dans le dialogue suivant, Mary Weatherford, la peintre californienne qui adore créer des tableaux donnant le sentiment d’être à l’intérieur d’une vague océanique, montre une toile qu’on dirait peinte avec du sang. Si le mouvement de pinceau évoque les traces du sang dans les abattoirs de la Villette, exposés par Bataille dans son dictionnaire, un néon fixé sur sa toile crée une passerelle vertigineuse avec la lumière symbolique du manuscrit Collectanea Rerum Memorabilium (Recueil de choses mémorables) enluminé en 1475 par Cola Rapicano. La juxtaposition entre les deux pièces semble vouloir dire que le savoir et le massacre ont toujours été entrelacés. Chaque création artistique demande une contrepartie, un sacrifice, plus ou moins inconscient. Est-ce un pur hasard si la source d’inspiration de ce catalogue de curiosités compilés par Caius Julius Solinus soit la monumentale Histoire naturelle de Pline l’Ancien, mort d’une façon tout sauf naturelle, sur une plage de la baie de Naples, étouffé par la fumée du Vésuve alors que le maître absolu de Mary Weatherford, Mike Kelley, est, lui, mort d’une intoxication au monoxyde de carbone ? Avec pour seule différence que ce dernier est parti de façon volontaire. Mais comme Pline disait : le suicide est l’unique privilège humain, la seule et unique véritable supériorité des hommes sur les dieux, car un véritable dieu ne meurt jamais.
La violence se perpétue dans la salle suivante, dans une la toile d’Alberto Burri, Rosso Plastica (1968), une combustion sur toile, où trois brûlures, trois hurlements silencieux, s’ouvrent comme des plaies sur un fond rouge noirci par le feu. Quel meilleur remède contre ces brûlures ornementales que la sculpture de marbre suave et sibylline de Louise Bourgeois, Cleavage (1991) ? Elle ressemble à un gigantesque lotus de jade avec un orbe parfaitement poli en son milieu. On dirait un cerveau marshmallowien ou une caméra préhistorique qui essaye d’accoucher d’un œil.
Plus loin, une sculpture rituelle Schitcheri Sakwa (Vieux hommes), fabriquée au Togo vers 1900 et qui a pour fonction spirituelle d’assurer la protection de la famille, contemple une peinture abstraite de Joe Bradley, où l’on retrouve son reflet fantomatique, comme en miroir. Le primitif restera-t-il toujours primitif ? Est-il l’enfant de l’humanité ? En ce cas-là, que dire du trio suivant – la sculpture hyperréaliste d’un jeune garçon tenant un livre à la main de Duane Hanson, Le Démon de la perversité (1929) de René Magritte et la peinture semi-abstraite, Dicht (1929), de Vassily Kandinsky, qui ressemble à une fabrique de formes géométriques ou la seule forme qui se laisse véritablement identifier est une hache ? Que nous vivons dans une époque où la frénésie néolibérale d’une interchangeabilité permanente des idées et des hommes a fait que les sages du village ne sont plus les vieux hommes mais les adultes qui veulent rester jeunes à jamais, Never grow old. Never die. Never stop. Surtout – Don’t stop ! Don’t stop ! Don’t stop ! Voilà le démon de la perversité.
Là, le dieu Apollon nous attend depuis le IIe siècle, en position de contrapposto, le regard tourné vers le bas, sa jambe gauche s’appuyant contre un tronc d’arbre, à côté d’un Concentric Square de Frank Stella où des cadres verts s’éclaircissent graduellement, alternant avec des carrés de couleur bleu, jaune, orange et rouge.
Un calme harmonieux s’installe dans la salle suivante, dans la rencontre la plus séduisante et accueillante de l’exposition. Chamber 3 (2016) d’Anish Kapoor, un monolithe de marbre avec trois espaces creusés au milieu, couverts de feuilles d’or, évoquant à la fois la trinité, la forme négative de trois têtes ou trois ventres superposés trône à côté d’une Madonna con bambino in trono, une icône du peintre florentin Paolo di Stefano Badaloni (vers 1440) où l’on voit la Vierge Marie et le Christ, sous un arc brisé au fond doré. La tendresse de son regard et ses bras autour du petit Christ se marient parfaitement avec la micro-crypte de sphères célestes qui s’embrassent et se soulèvent, nous invitant à monter au deuxième étage pour voir les deux derniers dialogues de l’exposition.
Là, le dieu Apollon nous attend depuis le IIe siècle, en position de contrapposto, le regard tourné vers le bas, sa jambe gauche s’appuyant contre un tronc d’arbre, à côté d’un Concentric Square de Frank Stella où des cadres verts s’éclaircissent graduellement, alternant avec des carrés de couleur bleu, jaune, orange et rouge. L’idéal classique, la beauté, la perfection du socle carré sur lequel Apollon pose ses pieds, met en tension les points de fuite de la pièce, créant une accélération de perspectives qui nous amènent à l’ultime dialogue : une peinture de Helen Frankenthaler évoque les Nymphéas de Monet. À sa gauche, une sculpture fluorescente de Dan Flavin, posée tel un râteau au mur, produit des ondes de lumières qui la mettent en vibration. On dirait que ses nymphéas ont été griffés par ce râteau et que ses dents de fer n’ont pas uniquement regroupé les choses dispersées mais aussi égalisé le terrain, en vue de nouvelles récoltes de sens.
Pour Bataille, un dictionnaire commence à partir du moment où il ne donne plus le sens mais les besognes des mots. La même chose devrait être valable pour une exposition, qui ne commence qu’au moment où elle ne donne plus le sens mais les besognes de formes et de couleurs.
Pour Bataille, un dictionnaire commence à partir du moment où il ne donne plus le sens mais les besognes des mots. La même chose devrait être valable pour une exposition, qui ne commence qu’au moment où elle ne donne plus le sens mais les besognes de formes et de couleurs qui résistent aussi bien aux récits qu’aux systèmes de pensées totalisants. Car ne l’oublions pas : le mot « besogne » a un double sens. En ce sens-là, et pas uniquement en ce sens-là, l’exposition de Cattaneo Adorno recommence partout, tout le temps, selon la logique à la fois pudique et insolite de l’informe qui refuse d’informer, ouvrant les portes sur les mystères du non-savoir. Vers un espace hors l’espace, apte à nous faire sortir de l’isolement de l’être et sa discontinuité, nous rappelant que l’art est toujours une affaire de continuités, d’affinité sélectives qui nient nos conditionnements.
Mais l’espace peut aussi devenir un poisson qui en mange un autre, nous explique Bataille dans son dictionnaire, à la lettre E, ajoutant, plus loin, qu’il n’y a pas de notion qui mérite plus d’amour que l’espace. Pourquoi ? Parce que l’espace a été deux fois trahi : « la première fois par ceux qui ont livré l’espace aux géomètres, le réduisant ainsi à l’abstraction ; la seconde fois par les inventeurs de la durée concrète, romantiques et bergsoniens qui, subordonnant l’espace au temps, à la faveur de l’évolution créatrice, ont instauré le spiritualisme le plus lâche qu’on ait jamais vu ». Qu’aurait-il pensé de cette exposition ? Que c’est une trahison de la trahison ? Donc un retournement bienfaisant, là où l’on attend le moins ? Nous ne saurons jamais. Mais une chose est sûre. Ce sont les espaces et les temps limités qui engendrent les désirs les plus effrénés.
Critical Dictionnary : In hommage to G. Bataille, 1er juin-28 juillet 2018.
Exposition collective, curation Serena Cattaneo Adorno.
Galerie Gagosian — 4, rue de Ponthieu, 75008 Paris.