Histoire

Comprendre ce que Lanzmann a réalisé avec Shoah

Historien

De la masse des entretiens qu’il a rassemblés pour Shoah, Claude Lanzmann a dégagé une ligne directrice, son récit propre, autonome, une narration inédite détachée des narrations précédentes, y compris historiennes, de l’évènement. C’est en cela qu’il ne s’agit pas exactement d’un film, d’un documentaire, mais bien plus d’une œuvre historienne. Hommage.

De Shoah on pourrait dire beaucoup, et beaucoup a été dit à la suite de la disparition de Claude Lanzmann. Réalisé pendant plus d’une décennie et monté à partir de 350 heures d’entretiens, ce monument de 9 heures et demie a été unanimement salué à sa sortie et demeure trente ans plus tard une référence intemporelle. Pourtant, il faut comprendre l’importance de Shoah et de ce que Lanzmann a réalisé. Lorsqu’il se lance dans ce projet qui semble pour beaucoup un pari insensé, l’histoire de ce qui est alors appelé l’Holocauste en France est loin d’être l’immense champ que l’on connait aujourd’hui. Les travaux sur le sujet sont rares, écrits par une poignée de pionniers dispersés à travers le monde, souvent en marge de l’académie, tels Léon Poliakov, auteur avec son Bréviaire de la haine de la première histoire générale de la « solution finale », ou Raul Hilberg, dont la Destruction des juifs d’Europe n’est alors disponible qu’en anglais.

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Si Lanzmann ne part pas de rien, il dispose de très peu en ce qui concerne la connaissance historique disponible. En revanche, une partie importante de ceux qu’il va interroger ne livrent pas leur parole pour la première fois. Bon nombre ont été témoins lors du procès Eichmann, comme Eda Lichtman, rescapée de Sobibor, ou au procès de Francfort comme Filip Müller, rescapé du Sonderkommando d’Auschwitz ; d’autres ont livré leur témoignage par écrit, comme Rudolf Vrba, évadé d’Auschwitz ; d’autres encore avaient été interrogés par des historiens, comme Franz Suchomel, SS à Treblinka, interviewé par Gitta Sereny pour son livre Au Fond des ténèbres, l’un des premiers ouvrages consacrés aux bourreaux, paru en 1974.

Lanzmann opte pour une démarche faite de choix radicaux. Pas de documents et surtout pas d’images d’archives, dont il se défie. Il opte pour le postulat « qu’il n’y a pas d’image de l’évènement ». Par cette affirmation, il entend avant tout qu’il n’existe pas d’images montrant la mort dans la chambre à gaz. Mais de ce postulat a découlé un malentendu. Il a fait souche, s’est ancré et à l’occasion des hommages de ces derniers jours, on a pu le réentendre : les uns évoquant « les images inexistantes » de la Shoah, les autres la volonté de Lanzmann de « mettre des images sur un événement sur lequel il n’y a pas eu d’images » et soulignant le succès de sa démarche, faire l’histoire d’un événement sans image. Or, cette idée est fausse : il y eut des dizaines de milliers d’images, fixes ou animées, montrant le processus de destruction dans toutes ses étapes, à l’exception d’une seule, celle de la mort dans la chambre à gaz.

Shoah est une histoire du processus de destruction et de ce trou noir visuel.

Et c’est justement cette image absente, la seule qui ne nous soit pas parvenue, même si des témoignages indiquent que de telles images ont existé, qui guide la démarche de Lanzmann et qui se trouve au cœur de son œuvre. Shoah est une histoire du processus de destruction et de ce trou noir visuel. Car la narration de l’évènement livré par Lanzmann est articulée autour de cette question. Il n’ignore rien des autres facettes du processus de destruction. Parmi les rushs figurent des entretiens avec des membres des Einsatzgruppen, des unités de tueries mobiles, mais ils ne furent finalement pas montées. Ce qui intéresse Lanzmann c’est de s’approcher au plus près de cet abîme, d’amener le spectateur à comprendre l’incompréhensible. Cette volonté est d’autant plus grande qu’à l’époque, la plus grande confusion règne sur la compréhension même du sort des juifs, confondu avec celui des victimes du système concentrationnaire.

Lanzmann opte également pour une autre radicalité, celle dans la manière dont il interroge les témoins. Car derrière d’apparentes images de témoignages bruts se trouve une mise en scène, totalement assumée par Lanzmann. Lorsqu’il le peut, il fait témoigner in situ, d’une manière ou d’une autre, ou quand cela ne lui est pas possible recourt à différents dispositifs. C’est dans la clairière d’une forêt israélienne que Motke Zaidel et Itzahk Dugin, rescapés du centre de mise à mort de Ponar, qui était sis dans la forêt à proximité de Vilnius, livrent leurs témoignages. On peut entendre dans l’intégralité du témoignage Lanzmann les questionner au sujet de la ressemblance des lieux avec Ponar et des éventuelles différences. Simha Rotem et Itzhak Zuckerman, combattants du ghetto de Varsovie, sont eux interviewés dans le musée du kibboutz des Combattants du Ghetto, devant les photos – entorse au postulat lanzmannien – du ghetto en ruine, avant que les images de la Varsovie des années 1970 ne viennent remplacer les visages des deux hommes. La caméra se déplace dans la ville en suivant ce témoignage, mais dans un espace qui n’a plus rien de commun avec ce qui existait alors. Car Lanzmann veut que témoignages et lieux se confondent, que la parole s’articule à l’image, celle de lieux dont strictement rien ne subsiste : Treblinka, Sobibor, Chelmno, Ponar ou le ghetto de Varsovie furent totalement annihilés après que les Juifs eux-mêmes le furent.

Lanzmann assume de demander à ses témoins de « payer le prix le plus haut, souffrir en racontant cette histoire »

Mais sa démarche va encore plus loin. Il cherche à obtenir des moments d’une puissance rare de la part de ses témoins. Il ne retient aucune question, même les plus dures, et se refuse à ménager ceux qui témoignent, en tout cas paradoxalement ceux envers lesquels il a le plus d’empathie. Il recourt à une mise en scène destinée à faire revivre les évènements à ceux qu’il interroge face caméra, assumant de leur demander de « payer le prix le plus haut, souffrir en racontant cette histoire » : à Eda Lichtman, qui cousait des poupées à Sobibor, il fait coudre des poupées pendant qu’il l’interroge, à Abraham Bomba, chargé de couper les cheveux des femmes à Treblinka avant qu’elles n’entrent dans la chambre à gaz, il l’interroge dans un salon de coiffure où il lui fait refaire les mêmes gestes mécaniques… Les témoignages ainsi obtenus sont souvent d’une puissance bouleversante, marqués de scènes poignantes. Mais il serait trop réducteur de ne retenir que cette seule méthode, mise au service du recueil de témoignage par Lanzmann. Parmi les moments les plus vertigineux de Shoah figure un passage de l’interview de Franz Suchomel, ancien SS en poste à Treblinka :

« Comment était-il possible à Treblinka, aux jours de pointe, de “traiter” dix-huit mille personnes ?
— Dix-huit, c’est trop….
— Ah ! j’ai lu cela dans les actes…
— Oui, oui.
— “Traiter” dix-huit mille personnes… Liquider dix-huit mille personnes.
— Monsieur Lanzmann, c’est exagéré, vous pouvez me croire. De douze à quinze mille, mais alors on y passait la moitié de la nuit »

Toute la réalité du processus de destruction vu par un SS se trouve condensée dans ces quelques secondes. La correction apportée sur les capacités des chambres à gaz, telles qu’elles étaient alors estimées par la justice allemande, et l’évocation de la dureté de ce labeur, puisqu’il fallait y passer « la moitié de la nuit ». Non, à Treblinka on ne tuait pas autant, et c’était déjà beaucoup de travail… De tels moments glaçants sont multitudes dans Shoah, depuis les habitants du village de Grabow parlant de la présence des juifs « forcément riches », jusqu’au témoignage de Jan Karski qui, brisé par l’émotion, narre sa rencontre avec deux responsables juifs qui l’informèrent du sort des leurs et de l’ampleur de l’extermination. Avec les derniers juifs de Corfou, rescapés d’Auschwitz et décombres d’une communauté bimillénaire dont on devine l’extinction quand ceux-là auront disparu, Shoah n’évoque pas seulement le processus de destruction, mais donne aussi à voir la fin irrémédiable d’une histoire, succès posthume du nazisme, et d’effleurer l’ampleur véritable de ce qui s’est produit.

Cependant, lorsque l’on parcourt la teneur des 350 heures d’entretiens et la liste des personnes interrogées, une toute autre image apparaît, assez éloignée du résultat final. Les interviews menées concernent un nombre très important d’aspects de la Shoah et certaines questions, comme par exemple celles des Judenrat ou du « train de Kastzner » alors omniprésentes en Israël, ont été abondamment couvertes par Lanzmann. Mais ces questions sont cependant totalement absentes du montage final, à raison, tant aujourd’hui il ne s’agit plus de sujets centraux pour les historiens. Et c’est là que réside la force de Shoah, par-delà la puissance des témoignages : avoir su s’écarter de l’historiographie, des focalisations qui n’ont été – constat facile à dresser avec 40 années de distance – que conjoncturelles.

Shoah n’est pas exactement un film, pas un documentaire, mais bien plus, une œuvre historienne.

Lanzmann n’a pas livré une œuvre calée sur les questionnements historiographiques existant au moment de la réalisation, mais au contraire une œuvre qui en est totalement dégagée et qui propose sa propre vision, sa propre analyse de l’évènement. De la masse rassemblée, il a dégagé une ligne directrice, un récit non pas calé sur ce qui avait été fait précédemment, mais son récit propre, autonome, une narration inédite détachée des narrations précédentes, y compris historiennes, de l’évènement. C’est en cela que Shoah n’est pas exactement un film, pas un documentaire, mais bien plus, une œuvre historienne.

Et, au delà de sa durée, Shoah est aussi une œuvre sans fin, dont Lanzmann ne s’est jamais véritablement détaché, malgré ses dénégations. Il a poursuivi Shoah, non plus en continuant à créer un récit mosaïque mais en puisant dans l’immense matériau rassemblé pour en extraire certains des témoignages les plus forts et en faire des films à part entière.

Lors de la sortie du film, Lanzmann n’eut de cesse de reprendre journalistes et présentateurs qui ne manquaient pas d’évoquer systématiquement « les camps de concentration » ou les « camps d’internement » comme synonymes du sort des Juifs. Shoah devait permettre de faire comprendre cette histoire particulière. Pourtant près de 75 ans après la fin de la guerre, et plus de trente ans après la sortie de ce film, cette incompréhension demeure encore largement présente. La confusion entre violence nazie, espace concentrationnaire et sort des Juifs reste identique, ou peu s’en faut, à ce qu’elle était en 1985. Saisir la portée et la signification de ce monument qu’est Shoah demeure une gageure. Ce qui illustre au plus haut point la démarche de Lanzmann et sa préoccupation : l’impossibilité de comprendre un évènement désigné par un terme, Shoah, qu’il a choisit car il lui était incompréhensible.

 

Shoah de Claude Lanzmann  (1985) – disponible tout l’été sur le site d’Arte.


Tal Bruttmann

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