Littérature

Nous sommes entrés dans l’ère de l’Après littérature –à l’instar d’Antoine Wauters.

Critique littéraire

Ne plus faire comme si la littérature n’était pas morte : voilà le seul défi possible pour qui veut encore écrire aujourd’hui, accepter de se placer dans un temps inouï, un grand après. C’est, en cette rentrée, le cas de quelques auteurs, et par exemple celui d’Antoine Wauters, qui fait paraître simultanément deux romans reviviscents.

« La littérature est morte » : tel serait le noir postulat de notre contemporain. Cette considération liminaire d’une disparition de la littérature enfin prise au sérieux et véritablement advenue à l’écriture est celle qui a déterminé l’ensemble de mon propos dans Après la littérature, essai qui vient de paraître sur l’écriture contemporaine. De fait, cette mort de la littérature, qui occupe les esprits depuis la fin du XXe siècle, est toujours repoussée au loin par nombre d’écrivains à la manière d’un mauvais rêve éprouvant que l’on pourrait dissiper au réveil afin de continuer à écrire comme si rien ne s’était effectivement produit.

Cependant, loin de se réduire à un vil fantasme, la mort de la littérature a bel et bien eu lieu. En effet, écrire aujourd’hui revient à écrire dans un grand Après, dans un moment sans équivalent où la littérature française a comme succombé à elle-même, où elle s’est effondrée jusqu’à l’effacement le plus résolu, où elle gît à nos pieds comme notre grande et menaçante disparue. Tout se passe comme si commencer à écrire aujourd’hui consistait à entrer dans un temps inouï, celui d’une post-littérature qui aurait enfin perçu combien tous les grands livres avaient déjà été écrits et que l’écriture était, fatalement et terriblement, derrière chacun de nous. Comme si notre présent débutait précisément à l’instant où la mort de la littérature avait fini par advenir.

Car si littérature contemporaine il y a, sans doute est-ce parce que certains écrivains, plus que d’autres, endurent avec violence le temps présent qui leur échoit comme une ère d’après littérature tant il s’agit pour eux de ne plus faire comme si la littérature n’était pas morte. La grande et si redoutée disparition de la littérature a eu lieu. Mais sans doute convient-il de distinguer plusieurs morts de la littérature afin de comprendre pourquoi, depuis le début des années 2000, la littérature est emportée par une puissante métamorphose de ses paradigmes poétique, critique et rhétorique : ce qu’il conviendrait, avec force, de désigner comme l’ère de l’Après.

Cependant, dans cet Après qui s’ouvre à nous, il s’agit peut-être afin de lever toute confusion possible de distinguer deux morts de la littérature selon les instances qui les profèrent tant, décidément, du livre à la vie, aucune mort ne se vaut. Il faudrait alors distinguer une mort discursive de la littérature : cette mort est celle de ce qu’il faut nommer, tout d’abord, les incontemporains et qui appartient en propre aux Cassandre médiatiques et autres insuffisants chroniques et réactionnaires, tels Antoine Compagnon qui déplore la disparition de la littérature pour mieux se réfugier dans une vision historiciste et anémiée de l’écriture : c’est la négation pure et ample de violence de tout contemporain, sans retour. Dans ce même mouvement d’aveuglement du temps, se tient dans cette mort discursive même, mais du côté de la création cette fois, ce qu’il faut nommer les mécontemporains qui, entre primitivisme ignare et modernisme attardé, n’ont pas compris que la littérature était morte et écrivent par conséquent dans une littérature du retard à leur propre temps. Qu’on cite ici notamment les romans atlantistes d’un Jérémy Fel ou encore les romans néonaturalistes de Michel Houellebecq.

Jamais sans doute une rentrée littéraire n’avait-elle été à ce point hantée par la promesse d’un récit de l’Après : un grand et terrible récit qui reviendrait de toutes les morts et qui aurait pour vœu de clamer le vivant.

Cependant, symétrique à cette première mort qui se tient sur notre époque comme son grand oiseau de malheur et de castration veule, se tient une seconde mort de la littérature, poétique cette fois qui va, ici, mobiliser notre propos. À rebours de tout discours démagogique de déploration et médiatique d’aveuglement, se tient aussi le contemporain qui décide (car c’est une décision – une grande énergie qui tranche à vif) de prendre littéralement en charge cette mort, d’écrire à partir d’elle, de la narrativiser depuis la trame la plus intime de son récit tant le contemporain sait que la littérature est derrière nous et qu’il s’agit désormais d’écrire depuis son point d’évanouissement. Qu’il s’agit, sans trêve, de recommencer l’écriture en nous depuis cette mort qui devient le substrat narratif et poétique premier de toute écriture. C’est depuis ce souci d’écrire dans une post-littérature, que je nomme à la suite de David Bosc, une littérature des relevailles, qui tente de surmonter toutes les morts, que se déploient les œuvres clefs de notre temps qui sont celles de Nathalie Quintane, Stéphane Bouquet, Celia Houdart, David Bosc, Camille de Toledo, Tanguy Viel, Laurent Mauvignier, Olivier Cadiot, Joris Lacoste ou encore Antoine Wauters.

Et peut-être pourrait-on se saisir de la rentrée littéraire qui s’ouvre à nous actuellement pour apercevoir dans la puissance de l’écriture la manière dont cette post-littérature se dessine concrètement. Car jamais sans doute une rentrée littéraire n’avait-elle été à ce point hantée par la promesse d’un récit de l’Après : un grand et terrible récit qui reviendrait de toutes les morts et qui aurait pour vœu de clamer le vivant afin que, de manière inouïe, la vie puisse demeurer en vie du mot de Michel Foucault. De fait, sans doute, à lire les puissants romans de Fanny Taillandier, Antoine Wauters ou encore Pauline Delabroy-Allard qui paraissent ces jours-ci, cette rentrée littéraire que nous traversons nous confirme-t-elle que nous sommes entrés dans l’ère de l’Après littérature. Ainsi, plus que jamais, vivons-nous au cœur d’un contemporain qui a su se relever de la mort de la Littérature. Un contemporain qui a su s’inventer depuis une écriture enfin capable de surseoir à tous les livres impossibles et définitifs qui ont jalonné le XXe siècle. Un contemporain qui, désormais, pourrait enfin s’écrire, tremblant et ému d’avoir surmonté tous les désastres.

Ainsi, à ne considérer ici que les deux très beaux romans qu’Antoine Wauters vient de faire simultanément paraître, Pense aux pierres sous tes pas et, plus particulièrement, Moi, Marthe et les autres, pourrait-on ici esquisser quelques pistes de lecture pour cette ère de post-littérature dans laquelle cette rentrée, plus qu’aucune autre, nous jette décidément. Contre tous les déclinistes qui ironisent sur la mort de la littérature, le contemporain qu’est Wauters leur oppose combien la littérature a effectivement disparu.

À considérer la page noire, on ne saurait ainsi plus écrire car, à force d’avoir été écrite, c’est la littérature toute entière qui a fini par mourir.

En effet, à l’horizon du geste premier d’écrire de Moi, Marthe et les autres, et à l’instar d’autres de ses contemporains tels que Célia Houdart et Camille de Toledo, se dit une grande et troublante fable de l’écrire. Cette fable est noire tant elle confie le contemporain à toute sa douleur à être : quand l’homme qui entend écrire s’éveille au clair désir de tracer ses premiers mots, il s’aperçoit entre stupeur et renoncement que la littérature lui est comme confisquée. Il se tient devant sa possibilité d’écrire comme devant une muraille infranchissable. Il se tient, à la vérité, devant une infinie page noire car tout a été dit avant lui. Les derniers mots ont été prononcés avant lui. Les dernières pages ont été tournées avant lui. Les marges ont été à leur tour saturées. Le dernier écrivain prophétisé par Blanchot est déjà mort depuis longtemps et ses funérailles en sont même un souvenir perdu.

À considérer la page noire, on ne saurait ainsi plus écrire car, à force d’avoir été écrite, c’est la littérature toute entière qui a fini par mourir. Elle aurait comme succombé à elle-même tant, à force d’avoir usé de tous les moyens pour s’écrire, elle aurait fini par tout écrire, au violent prix de sa disparition même. Le contemporain débute alors au moment où, terrifié, il comprend que la littérature, c’est fini mais, dans le même temps, perçoit qu’il s’agit de procéder immanquablement depuis un ardent paradoxe, celui qui consiste à savoir revenir de cette Fin, d’apprendre à y surseoir et de n’être en définitive porté que par un souhait brûlant : faire mourir la mort. Tel est le déploiement actantiel qui préside à l’écrire contemporain : le sens le plus intime des relevailles.

À ce titre, dans ce sursaut du contemporain, Moi, Marthe et les autres s’offre sans nul doute comme l’un de ces récits qui, plus qu’aucun autre, entend revenir, très profondément, de cette disparition de la littérature en en faisant son socle actantiel liminaire. Car, à l’entame de ce roman, avant même que son premier mot n’en soit tracé et que l’incipit ne vienne à lui-même, la littérature chez Wauters paraît avoir enduré une catastrophe sans nombre, comme si elle gisait sous les décombres, comme si une apocalypse mate et sans bruit l’avait emportée loin des hommes. De cette destruction fabuleuse et mythique témoigne la phrase en ruines qui se tient en exergue au récit. Si on reconnaît sans peine une citation d’Albert Camus selon laquelle « il faut que nous vivions, que nous trouvions les mots, l’élan, la réflexion qui fondent une joie, la joie », les noms et prénoms de l’auteur surgissent pourtant comme les débris d’eux-mêmes, comme s’ils avaient été désastrés : « Alber Cam », peut-on ainsi lire toute lettre manquante. Préface sombre du récit, la littérature s’y tient comme anéantie, jusqu’au nom de ses auteurs.

Cependant, loin d’être un terme définitif et irrévocable, c’est paradoxalement depuis cet horizon d’anéantissement, celui des bibliothèques effondrées et des disparitions advenues, que la littérature va enfin redevenir possible et va enfin pouvoir se relever. Pour Wauters, il s’agira, en effet, de prendre en charge, dans le récit lui-même, cette mort afin d’en conter la lente remontée et la patiente revenue aux hommes puisque, comme l’indique Moi, Marthe et les autres, « Doucement, dit-il, les lettres tombent. Et nous vivons ». Si bien que c’est précisément au lendemain de ce désastre que le récit de Wauters peut alors commencer. Il s’écrit littéralement après la Fin de la littérature, depuis, comme le précise avec force Hardy le narrateur, les « ruines de la Biblioth Natniale » dans un souci de post-littérature à saisir au pied de la lettre, pourrait-on dire.

Dans Moi, Marthe et les autres, ce cri hagard mais résolu du « Nous vivons » doit se comprendre comme un « nous ne cessons pas de ne pas vivre » car, comme le disait déjà Wauters dans Nos mères, « Rien n’est la fin du monde ». Telle pourrait être semblablement l’exacte devise de Hardy, le narrateur de Moi, Marthe et les autres, lui qui, entouré de sa horde primitive, surgit après toutes les catastrophes pour porter une parole. Rien n’est pour lui la fin du monde. Elle a bel et bien eu lieu mais, sans trop savoir comment chacun a pu y survivre, comme si chacun existait désormais bien après tous les explicits – quand le livre a tourné sa dernière page, et se dit depuis l’après livre et l’après bibliothèque. Nous sommes les grands survenants sinon les grands survivants : tel serait le discours nu et ardent des personnages de la bande qui entoure Hardy.

Depuis cette noirceur tramée des lumières de l’espoir, se déploie une patiente et confiante littérature du sensible qui fait du contact avec l’atome la puissance retrouvée du dire.

C’est ce personnage-guide qui déambule, avide de vivre, dans un monde d’apocalypse, un monde qui répond davantage de l’Aufhebung que de la mimésis, un monde fait d’un « reste de vieux savon » qui a manqué au projet de sa propre néantisation et qui n’est plus désormais que néant manqué : ruines, restes, détritus qui doivent se figurer comme un « engrais du monde d’après » pour reprendre une féconde formule de Stéphane Bouquet à propos du geste de toute revie. Le monde offert ici n’est pas le décor d’une quelconque préhistoire notamment faite d’un « périf » qui n’est plus que « béton bombé et explosion de broussailles » : l’apocalypse vécue ici ouvre à un monde de l’après-histoire, rendu à toute la sauvagerie de ce qui veut assurer sa permanence à être.

Dès lors, c’est au clair matin d’un monde qui a réchappé au désastre qu’évolue Hardy, dans un récit qu’il s’agit de lire comme propédeutique d’une post-littérature. S’écrirait ainsi, avec patience et effroi, une manière de contre-livre afin de venir précisément contrer la mort toujours présente, comme pour la repousser loin du récit puisque, prend la peine de préciser Wauters, « Nous dormons sur nos morts depuis toujours. » Comme pour trouver dans le récit le grand cri des vivants à la manière de cette « joie » dont Alber Cam parlait en exergue : une contre-mort qui retrouverait les accents de ce que Nietzsche nommait l’Amor fati qui était déjà au cœur de Nos mères, à savoir ce que le personnage de Begraaf clame : « Retournons vivre ! » Littéralement, depuis son Amor fati qui en trame tous les mots et tous les gestes, Moi, Marthe et les autres se donne comme un après récit du monde dans la mesure où, confie Hardy de manière paradigmatique, « A présent, nous devons tout reprendre à zéro, récréer : la vie, l’espoir, et la joie tout au fond de nous ».

En ce sens, Moi, Marthe et les autres s’engage sans trêve dans une fabuleuse quête de reviviscence depuis sa parole portée de joie. À rebours de tout atermoiement mélancoliste ou de toute déploration inactive, Wauters brosse le récit énergique et pneumatique d’hommes et de femmes qui survivent coûte que coûte dans un monde brisé et post-chaotique où « les parquets grincent, les murs sont en morceaux, des oiseaux nichent dans une chambre au second. » C’est porté par cet intrépide cri de vie qu’il s’agit par ailleurs de lire ces quelques mots de Begraaf, l’un des compagnons de la horde : « À présent que tout est vide, nous ne sommes plus que vivants, absolument vivants, désespérément « homme ». Et il sourit, comme seuls sourient les gens qui ont beaucoup perdu. » Depuis cette noirceur tramée des lumières de l’espoir, se déploie une patiente et confiante littérature du sensible qui fait du contact avec l’atome la puissance retrouvée du dire – sa joie à être, malgré tout.

Car, si la parole existe ici bien après les livres, nul doute qu’elle se tient résolument dans le souhait insensé de parvenir à étreindre le monde. Il faut pour Wauters retrouver la sensualité de l’atome. Il faut entrer dans l’étreinte résolue de la matière : renaître à la jouissance effective du vivre le plus nu. Si bien que se nourrir chez Wauters prend le sens d’une poétique en acte d’ingestion de la matière : manger n’est pas que manger. Manger est le poème encore irrévélé de la sensualité retrouvée au monde, une déflagration de sensations dont l’enjeu premier consiste à assurer la survie et littéralement restaurer l’homme dans le monde. La nourriture chez Wauters rendre le monde aux vivants car, dit Hardy, « ce qu’il y a de comestible, nous le mettons dans des sacs. Ce qu’il y a de pourri, nous n’y touchons pas. » La nourriture se tient comme la formule la plus accomplie de la science hagarde du revivre au point que l’on en vient au cannibalisme pour retrouver ce vivre : chez Wauters, on ne répare pas les vivants, on les mange.

Telles seraient les quelques grandes lignes que l’on pourrait esquisser ici, à la lumière d’Après la littérature, pour tâcher de cerner au plus vif les traits les plus saillants de l’écriture si neuve et si emportée vers le vivre d’Antoine Wauters. Sans doute a-t-on également perçu, depuis l’Amor fati qui porte ses récits qui va jusqu’au cannibalisme, combien la doxa critique selon laquelle la littérature contemporaine serait là pour réparer les vivants et le monde ne renvoie qu’à une imposture fondatrice. Instrumentalisation managériale de l’œuvre de Maylis de Kerangal à son corps défendant ou bien plutôt de l’un de ses titres, cette critique du « réparer » qui confond concept et slogan, recherche et publicité comme l’avait toujours redouté Deleuze, commet un contresens profond qui renvoie à sa négation politique. Le contemporain ne répare pas les vivants car il s’occupe de restaurer les mourants, car, comme le déclare Wauters à Diacritik, « j’écris pour tuer la part non-vivante qui m’habite. »

Chez Wauters, tout le monde revient d’une très grande mort qui possède en soi une force dissensuelle : on veut quitter le monde qui a brisé chacun et a tué les hommes et les femmes pour presque morts. Or, dans la doxa critique de la réparation au mépris même de Kerangal, la littérature serait censée vous consoler et vous réparer sinon manager vos blessures au lieu de changer le monde qui vous a presque assassiné par sa folle sauvagerie. Ce macronisme appliqué à la critique littéraire, qui prétend que la politique est une chose datée pour préférer œuvrer à une vision consensuelle donc aliénante du contemporain, trahit une puissance réactionnaire et un discours de dominants derrière les feints discours compassionnels. La réparation macroniste et opportuniste s’oppose ainsi au soulèvement révolutionnaire qui innerve l’écriture d’un Wauters. De la horde primitive de Moi, Marthe et les autres à l’utopie vibrante qui étreint les jumeaux Marcio et Léonora de Pense aux pierres sous tes pas, l’horizon du contemporain s’offre dans la politique de l’inquiétude la plus lumineuse devant la vie à vivre. Il ne faut pas réparer. Il ne faut pas consoler. Il faut se relever d’entre les morts.

Là se tient peut-être le nœud poétique et politique de ce que je nomme encore la re-littérature, cette écriture du grand Après qui, au contemporain, nous appartient si nous avons le courage d’affronter notre époque en se jetant au présent, dans ce que Michel Foucault appelait si justement, « la tempête immobile de midi ».

 

Antoine Wauters, Moi, Marthe et les autres, et Pense aux pierres sous tes pas, Verdier, août 2018, 80 pages.

 

Johan Faerber fait paraître en cette rentrée, Après la littérature. Écrire le contemporain (PUF).

 

 

 

 


Johan Faerber

Critique littéraire, Co-rédacteur en chef de Diacritik

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