Littérature

Christine Angot : du tournant de la rue au tournant de la vie

Critique

Un tournant de la vie, le nouveau roman de Christine Angot, raconte comment l’irruption d’un ancien amour perturbe la paisible vie conjugale de la narratrice. Avec sa langue si particulière, parfois familière, parfois brutale, mais qui toujours atteint au cœur, Angot reprend le vieux motif du triangle amoureux pour en exprimer la dimension burlesque et tragique.

Le romanesque selon Christine Angot est particulièrement clivant. Il a ses partisans résolus et sans doute minoritaires (j’en suis). Il a ses adversaires facilement véhéments. Et puis il y a ceux qui lisent Angot simplement parce qu’elle dérange, amuse, scandalise. L’intérêt qu’elle suscite vient toujours de ce que la romancière n’a jamais cessé de puiser dans son fond personnel et jusqu’au plus intime. Mais il vient encore de ce qu’elle rend publique sa vie, en particulier ses liaisons amoureuses. Et puis encore de ce que le récit est emporté chez elle par une oralité tantôt stimulante et tantôt simplement bavarde. Toujours est-il que le lecteur acquis ou de bonne volonté trouve en général de quoi faire avec tout ce qui s’offre à lui de la sorte comme aussi avec une manière d’agressivité dressée contre l’injustice du monde dans sa socialité première. La « posture » angotienne toujours provocante nous aura valu au fil des ans une bonne quinzaine de romans dont L’Inceste constitua un pic dans la montée de l’écrivaine vers la notoriété, une notoriété bravant obstacles et rejets. Rappelons-nous l’incipit de ce roman : « J’ai été lesbienne pendant trois mois.» (Stock, p. 11). Mais il s’agirait peu de la liaison homosexuelle ainsi annoncée, le titre du roman pointant plus justement vers un autre thème, celui de l’abus sexuel auquel le père de Christine avait soumis sa fille au temps de l’adolescence et jusqu’à susciter chez elle un traumatisme durable.

La romancière reviendrait sans trêve à ce thème et jusque dans le beau récit qu’elle a consacré en 2015 au destin de sa mère sous le titre d’Un amour impossible. C’est même dans ce roman que, pour la première fois, Angot tenait ouvertement un discours accusateur à l’endroit de ce que représentait son père, ce grand bourgeois qui laissa longtemps espérer un sort meilleur à une amante de modeste condition. Car Rachel attendra Pierre en vain jusqu’au bout… Et, lorsque mère et fille se retrouveront en fin de roman, Christine livrera à sa maman la clé de l’énigme sociale : « Vous pouviez avoir une relation, mais à la condition de respecter certaines règles, qui garantissaient que tu n’infiltrerais pas son monde. Qu’il y aurait des limites. La séparation de vos deux mondes devait être établie, et la supériorité du sien devait être maintenue, bien au-dessus. Il ne fallait pas qu’il y ait de fusion. Donc bien évidemment il ne t’épouserait pas. Ça, c’est la base. Et il ne te présenterait pas à son entourage. » (Un amour impossible, Flammarion, p. 205). Non content de tarder à reconnaître sa fille, ce père « dominant » et abuseur bravera l’interdit de l’inceste, comme si, pour lui, ce dernier n’entrait pas en ligne de compte lors d’un passage d’une classe à une autre.

L’ironie tragique de ce final est qu’il rappelle les révélations des romans policiers au moment où est identifié le coupable.

Mais voici que paraît aujourd’hui Un tournant de la vie, roman qui n’étonne pas moins que les précédents et qui suscitera sans doute parmi le lectorat le même clivage qu’à chaque reprise. L’histoire narrée est celle d’un amour passé qui revient à l’intérieur d’un amour actuel. Prétexte : l’héroïne-narratrice a vu marcher en rue son amant de jadis. Elle s’en émeut vivement, et d’autant que son compagnon actuel fut l’ami et collaborateur de son « ex ». Drame banal si l’on veut mais construction quasi savante à l’intérieur de l’intrigue. C’est que le roman d’aujourd’hui reprend des éléments du Marché des amants, paru en 2008 et qu’il y a donc nécessairement retour des personnages. Pour un instant, on se croirait chez Balzac.  Dès lors, on peut se demander pourquoi, d’un roman à l’autre et à dix ans de distance, Bruno est ici devenu Vincent et Charlie est passé à Alex. On supposera que les démêlés judiciaires d’Angot l’ont mise en garde : nommer des êtres réels dans un roman peut coûter cher. Par ailleurs, on notera que la tension entre réalité et fiction tend ici à s’exacerber ou, tout au moins, à se problématiser. Et c’est peut-être ce que dénote également la variance des prénoms.

C’est que les deux personnages mâles du Marché des amants, l’un et l’autre originaires des îles (Guadeloupe pour l’un, Martinique pour l’autre) appartenaient au monde du spectacle et de la « visibilité », même si c’était plus vrai pour le rappeur que pour son collaborateur technicien du son. Et cela donne, si l’on additionne ou croise les deux romans, quatre strates narratives en concurrence : une histoire fictionnelle de naguère dont on peut dire qu’elle se retourne en histoire fictionnelle d’à présent, avec inversion de la concurrence entre amants ;  une histoire réelle d’autrefois qui va accéder avec l’histoire réelle d’aujourd’hui à un statut brutalement et douloureusement authentique quand surgit en fin de parcours la force de vérité d’un épisode dont on sent qu’il possède quelque chose d’irrécusable, d’incontournable. L’ironie tragique de ce final, auquel on reviendra, est qu’il rappelle les révélations des romans policiers au moment où est identifié le coupable. Et c’est un peu comme si était dévoilé le fin mot d’une énigme qui, dans le cas présent, relève d’une vérité toute médicale, quitte à glisser du physique au psychique. Car d’où vient véritablement ce dont souffre Alex ?

La crise atteint alors son paroxysme. Chacun est à bout. C’est à ce moment qu’Alex se sent mal et se met à vomir en continu comme s’il rejetait la vie, sa vie. Coup de force du texte qui cède la place au terrifiant réel dont c’est bien le retour.

Mais il est temps d’en venir à ce qui est le cœur de l’intrigue soit cette histoire d’amour dont nous parle Shakespeare dès la page de garde du volume. C’est que le grand Will dans un de ses sonnets a soutenu que tout amour se perpétuait jusqu’au jour du jugement dernier. Avis que ne doit pas partager tout le monde que, par exemple, contredit un Proust qui, au temps de sa passion pour Gilberte ou pour Albertine, anticipait sur l’extinction complète du premier sentiment. Ici le cas est singulier : la narratrice a aimé Bruno-Vincent violemment et même triomphalement. Voir l’équipée à moto des deux amants surgissant dans cette banlieue du 18e qui est le territoire natal du rappeur en vogue. Mais la vie avec lui était impossible et « Belle » a hérité de l’ami du héros pour vivre en sa compagnie une relation apaisée dix ans durant. Charlie-Alex est certes désargenté mais il a le mérite d’être beau et tendre. Or, voilà donc que, dix ans après, la narratrice voit passer l’amant d’autrefois dans la rue et s’en trouve émue au plus intime. Tout un chassé-croisé va dès lors se développer, à l’intérieur duquel, schéma classique, l’héroïne est déchirée, penchant tantôt vers l’un et tantôt vers l’autre et les aimant tous deux sans se résoudre à choisir.

En fait, un rêve d’amour à trois parcourt le roman et le film Jules et Jim est évoqué à bon droit en ses pages. De plus, Vincent réengage Alex dans son équipe, ce qui va dans le sens du ménage triangulaire. N’est pas indifférent non plus le fait que les deux hommes sont plus ou moins de même origine et de même métier. Un principe d’alternance pourrait donc prévaloir dans le trio. Voici d’ailleurs la narratrice en séjour heureux avec Vincent en Normandie. Ils font l’amour chaque nuit et se quittent malheureux. Au retour, Belle, comme la nomme Alex, emmène ce dernier en Bretagne mais le cœur n’y est pas, non plus que les corps. C’est que la jalousie s’est installée et qu’elle fait ses ravages. Alex qui a le plus à y perdre, – amour et finances.  Son seul argument est de retourner vivre dans sa Martinique natale mais personne ne croit à sa menace.  On voit même ce compagnon d’une vie devenir de plus en plus sombre et laissant entendre son mal-être. Ainsi un climat malsain gagne tout le roman, climat qui sourd des paroles prononcées. On va geindre beaucoup dans la ligne du « Je t’aime moi non plus ». Et, comme on sait Christine Angot excelle en ces moments à la redite, au ressassement, au lancinant. Et cet aspect litanique peut exaspérer. Mais il peut aussi porter la lecture par son pouvoir d’incantation, jusqu’à en faire ici un chant de déploration. « T’as l’impression que je joue là ? se lamente Christine. Pourquoi tu dis que je joue ? Je joue pas. Tu vois pas que c’est ma vie ? Et qu’elle est gâchée. Moi aussi j’ai une vie. J’aurais pu en avoir une, du moins. J’ai une vie gâchée tu vois pas. » (p. 162). Et l’on croirait entendre une chanson populaire.

La crise atteint alors son paroxysme. Chacun est à bout. C’est à ce moment qu’Alex se sent mal et se met à vomir en continu comme s’il rejetait la vie, sa vie. Coup de force du texte qui cède la place au terrifiant réel dont c’est bien le retour. Les médecins découvrent qu’Alex a les reins en piteux état. Indispensables à sa survie, les dyalises vont se multiplier sans répit. Seule une greffe pourra mettre un terme au calvaire. Est-ce là le « tournant de la vie » dont parlait le titre ? Sans doute mais il n’est pas celui que l’héroïne croyait prendre. Et cela conduit au bouclage final : « Belle » voit passer Vincent en rue et aperçoit, comme au début, son dos qui s’éloigne. « Et j’ai constaté que mon cœur ne battait plus. » (p. 182) En somme, rien n’aura eu lieu que le lieu. En terme de retour violent à la réalité, on ne peut pas faire plus fort qu’avec la calamiteuse maladie d’Alex. Est désormais bien fini le temps des jérémiades douces-amères. Place à la hideur du vrai et à la souffrance partagée. Il n’empêche que le lecteur aura tôt relevé les indices de la maladie couvant chez Alex et qu’il aura tôt lu le psychique dans le somatique. Mais peut-être aussi bien l’affreux mal n’est-il après tout que ce qu’il est. Car l’ambigüité demeure qui fait la force de ce roman dont le propos passe d’un tempo oral à un bien autre. Ainsi Christine Angot aura joué en virtuose de la transition entre ce qui pouvait ressembler à un marivaudage fait de courts épisodes lumineux et la terrible chute dans le marasme d’une vérité brutale.

Christine Angot, Un tournant dans la vie, Flammarion 2018


Jacques Dubois

Critique, Professeur émérite de l’Université de Liège

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