Art

Devenir poulpe – sur l’exposition Shimabuku au Crédac

Journaliste et commissaire d'exposition

A l’occasion d’une exposition au Crédac (Centre d’art contemporain d’Ivry-sur-Seine), l’artiste japonais Shimabuku ré-enchante notre rapport à l’autre, voisins, pieuvres et singes compris. Et nous offre l’occasion de réfléchir à la présence continue et ambigüe du poulpe dans l’histoire de la littérature et de l’art.

À propos du poulpe, Victor Hugo écrivait dans Les Travailleurs de la mer (1866) : « On dirait une bête faite de cendre qui habite l’eau. Elle est arachnéide par la forme et caméléon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose épouvantable, c’est mou. » Si la pieuvre de l’écrivain finit par muter subitement, glissant dans un « épanouissement effroyable » de l’état de « chiffon » ou de « parapluie fermé » à celui d’une roue dont les huit rayons s’abattent sans crier gare sur le pêcheur, les calamars de l’artiste japonais Shimabuku sont nettement moins effrayants.

Compagnons de route, amateurs de voyage et collectionneurs compulsifs de coquillages ou de verres polis par le roulis des océans, bêtes aimables et attendrissantes que leur ravisseur finit immanquablement par rendre à leur milieu naturel, ils occupent depuis vingt ans une place centrale dans l’œuvre et la vie de cet artiste hors norme. Depuis que ce dernier réalisa malgré lui sa première exposition dans un frigo partagé avec son colocataire canadien de l’époque, Shimabuku n’a eu de cesse de pister ce « chef-d’œuvre des abysses » qu’est le poulpe.

Au Credac, à Ivry-sur-Seine, où il expose en ce moment, l’une des salles lui est entièrement dédiée et retrace quinze des projets qu’il mena avec cet animal pas vraiment domestique. L’exposition s’intitule Pour les pieuvres, les singes et les hommes et tient ses promesses avec une salle dédiée à chaque espèce. La salle des hommes est un mausolée joyeux traversé de lumière. Sous les derniers rayons de soleil d’octobre, six monticules de terre fraiche s’alignent devant la verrière. Ils représentent six parcelles d’un territoire, à proximité du Credac, dans la ville d’Ivry et aux alentours : à la demande de l’artiste, et à la discrétion de la commissaire (la directrice du Credac, Claire Le Restif), des portions de terre ont ainsi été prélevées sur les ruines d’un ancien bâtiment du BHV, dans un jardin partagé, un centre d’éco-tri et un ancien camp de Rom. À noter que c’est ce dernier qui fait preuve de la plus grande vigueur, presque entièrement recouvert qu’il est aujourd’hui d’une végétation résiliente, quand à l’inverse le sépulcre constitué sur la base d’un sol hyper pollué ponctionné sur un futur chantier immobilier reste désespérément sec.

L’exposition est caractéristique de la mélancolie féconde de l’œuvre de l’artiste japonais.

À côté d’une autre œuvre restée sans explication de texte (et pour cause, Quelque chose qui flotte, quelque chose qui coule (2010) se fiche éperdument de comprendre, scientifiquement parlant, pourquoi certains citrons flottent quand d’autres coulent) et d’une offrande faite aux habitants d’en face (un dahlia déposé sur le paillasson et que les voisins – dont la plupart n’avaient jamais mis les pieds au centre d’art – ont accroché à leur fenêtre en signe d’amitié), un petit cimetière de ruines ouvrières reprend du poil de la bête et de la verticalité face à une vidéo que l’artiste a réalisée après le tsunami et la catastrophe de Fukushima qui s’en suivit. À l’écran, on le voit « redresser le paysage », remettre sur pattes dans une tentative vaine et poétique, les troncs épars et le bois flotté échoués sur la plage. Au pied de la vidéo, les fragments de briques, parpaings, tuiles et autres gravats prélevés sur le chantier de démolition de l’ancienne cité Gagarine dans cette dernière ville de banlieue rouge qu’est Ivry-sur-Seine et mettent quant à eux en scène une catastrophe moins dramatique mais tout aussi paradigmatique d’un changement de logiciel : la fin du communisme.

Beaucoup plus légère, la salle des Singes met en scène une œuvre plus ancienne, caractéristique de la mélancolie féconde de l’œuvre de l’artiste japonais. « Les singes des neiges se rappellent-ils des montagnes enneigées ? » s’est un jour demandé Shimabuku dans un zoo à ciel ouvert du Texas. Hypothèse qu’il est immédiatement allé vérifier en distribuant de la glace pilée (pillée dans un distributeur de sodas) à ses lointains cousins venus du Japon et devenus amateurs de cactus.

Mais revenons à la salle des poulpes et à cette passion sans faille que l’artiste japonais, et avec lui beaucoup d’autres artistes (à l’instar, rien que cette année, de Carsten Höller ou Philippe Parreno), entretiennent avec la figure du poulpe. Faut-il, comme Marguerite Yourcenar rendant hommage à l’essai sur la logique de l’imaginaire de Roger Caillois (La Pieuvre, 1973), y voir l’occasion de démontrer qu’il existe un « rapport entre l’être situé au plus profond du gouffre animal et les fantasmes ou les désirs de l’abîme humain » ? Faut-il, comme c’est souvent le cas dans la tradition japonaise (pensons aux estampes d’Hokusai) lire dans l’étreinte monstrueuse de la pieuvre l’expression d’un érotisme qui se cherche ? Faut-il, comme Borgès dans le Livre des êtres imaginaires où il est question du Kraken des contes scandinaves, en faire le symbole d’une persistance primitive « dans la pénombre des cavernes infinies » (Le Kraken, Tennyson, 1830) que seule la menace humaine finirait par anéantir ? Où se situe le poulpe ? Du côté des victimes collatérales de la grande accélération (de la grande profanation) humaine ? Ou sur la rive d’un monde sauvage en passe de reprendre la main face à l’extinction programmée de l’homme ? Dans le champ du réel zoologique ou dans les méandres de l’imagination ?

Le poulpe est avant tout le miroir inversé de l’homme.

Pour Vilém Flusser, dans un essai fabuleux intitulé Vampyrteuthis infernalis qui parut en 1987 accompagné des planches anatomiques de Louis Bec (republié chez Zones sensibles en 2015), le poulpe est avant tout le miroir inversé de l’homme. Un double a priori repoussant mais auquel nous finissons par ressembler. Nous nous sommes peu à peu mis debout, dépliant notre carcasse pour arpenter la terre, le céphalo (tête) pode (pied) a suivi un développement parfaitement inverse, se « pliant devant pour rapprocher la bouche de l’anus ». « Nous aspirons à nous élever vers le ciel et sa lumière ; le vampyroteuthis s’est enfoncé dans l’obscurité des abysses (…). Alors que nous sommes des créatures apparues récemment sur la planète, il en est l’un des plus anciens habitants, contemporain des dinosaures, survivant depuis 200 millions d’années. Tout nous oppose donc à lui, depuis l’habitat et l’âge, jusqu’aux comportements les plus basiques : lorsque nous nous sentons traqués, nous essayons de nous cacher dans un recoin sombre ; pour échapper à ses rares prédateurs, il éjecte un mucus bioluminescent faisant office de barrage lumineux », résume Yves Citton dans une analyse du texte de Flusser publiée en 2016 sous le titre « Naviguer ou filtrer » (Hybrid, 2016).

Et ce qu’Yves Citton est allé chercher dans cette fable du philosophe des médias d’origine tchèque, c’est une allégorie annonciatrice du monde numérique et algorithmique dans lequel nous plongeons peu à peu. Un monde inspiré par l’écosystème et la morphologie même du poulpe monstrueux qui dans le tête-à-cul qui le caractérise, n’est que succion, digestion et flux en circuit continu. « Ça rentre et ça sort, ça passe à travers, ça flue », résume Citton, « mais pendant que c’est dedans, ça trie, ça sélectionne, ça discrimine, ça retient une partie et ça laisse passer le reste » à l’image de ce monde de données et de flux dans lequel nous sommes aujourd’hui pris. « L’humain devient un feedback, une fiche d’information permettant aux informations du monde de retourner au monde », décortique à l’époque Vilém Flusser.

Et Yves Citton de rebondir aujourd’hui, dans une lecture rétro-éclairée de ce mythe de la caverne plus actif que jamais qu’est la fable vampyroteuthis : « Nous voilà peut-être arrivés, au fond du fond de l’abysse, à la véritable alternative que sont en train de révéler les cultures numériques. Ce sont des cultures sans objets. Au lieu de sculpter patiemment et méticuleusement des objets extérieurs destinés à la fois à réaliser, à affirmer, à affiner, à solidifier et à faire persister dans l’être (« immortaliser ») nos subjectivités, comme le proposait le programme multiséculaire de l’art occidental, les cultures numériques s’absorbent dans l’inter-impression instantanée et éphémère de subjectivités en réseaux. »

Ce jeu « réfléchissant » entre le poulpe vampire et les humains doit avant tout nous procurer une vision de nous-mêmes.

Citton conforte aussi l’entreprise flusserienne à travers le décodage de pratiques contemporaines qui n’existaient évidemment pas au début des années 80 alors que Vilém Flusser hallucinait son vampire des profondeurs : « nous sommes moins des plongeurs que des céphalopodes, dont nous ne savons plus très bien si les pieds se distinguent de la tête : comment se déplace-t-on sur internet ? Par le mouvement des doigts (cliquer, caresser) ? De la voix (commande vocale) ? Des yeux (eye tracking) ? Par des influx neuronaux (capteurs cérébraux) ? Il est d’ailleurs tout aussi difficile de savoir si la bouche se distingue encore de l’anus, tant nous passons de temps à évacuer le trash et le junk qui s’accumulent dans nos messageries. »

Pour Flusser, ce jeu « réfléchissant » entre le poulpe vampire et les humains doit avant tout nous procurer une vision de nous-mêmes qui, pour distanciée qu’elle soit, n’a rien de « transcendant ». « Cette vision n’est pas transcendante en ceci qu’elle n’adopte pas un regard plongeant, comme c’est le cas de la vision scientifique – point de vue flottant au-dessus du monde, “objectif” –, mais choisit le point de vue vampyroteuthique, et ce dernier est bel et bien avec nous sur Terre : il est un Être-avec », résume encore Flusser dans une position beaucoup plus proche de celle des artistes justement.

À l’instar des Carsten Höller, Philippe Parreno, Pierre Huyghe, Tomas Saraceno ou Shimabuku, qui cheminent dans ce nouveau paysage géologique et théorique qu’est l’anthropocène « en compagnie de » (pieuvres, bactéries, abeilles ou araignées), Flusser nous invite à critiquer « l’humain, dans son être au monde de vertébré, du point de vue d’un invertébré ». « Le présent traité ne se veut pas scientifique mais fabuleux. Et comme la plupart des fables, celle-ci est aussi une affaire d’animaux, du moins en apparence », prévenait-il en introduction. Shimabuku ne dit pas autre chose qui invite à dépasser notre anthropomorphisme et à cultiver son « être avec » les pieuvres, les singes et les hommes. Avec lui, il s’agit aussi comme avec ces artistes qui se sont un temps inscrits dans le sillage de l’esthétique relationnelle, de se passer autant que possible d’objets matériels pour privilégier l’interface, le récit partagé ou la médiation subjective. Et de nicher l’art dans la poésie à tiroirs d’un vivre-ensemble qui n’a plus de monnaie d’échange.

 

Shimabuku, Pour les pieuvres, les singes et les hommes. Jusqu’au 16 décembre au Crédac, Ivry-sur-Seine.


Claire Moulène

Journaliste et commissaire d'exposition, Responsable du développement culturel de la Fondation Pernod Ricard et rédactrice en chef de la revue « Initiales » (Ensba Lyon)

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