Le Martyre de Lazzaro – à propos du film d’Alice Rohrwacher
Dans le temps présent, la question de savoir comment un cinéaste peut immédiatement s’emparer d’une « réalité » dont il est l’observateur pour la reconstruire en une fiction est délicate. Comment éviter de tomber dans le mimétisme des formes les plus codées, les plus visibles, les moins profondes, du mouvement social ? De quelle manière arrêter le flux des images courantes véhiculées par les médias, et donner vie à des personnages, à une histoire s’affranchissant de l’artifice du stéréotype ?
L’historien n’est pas en meilleure posture, quand il veut soumettre à une approche strictement factuelle et événementielle des films qui s’inscrivent dans l’univers personnel et cohérent d’un artiste, dont la liberté d’imagination n’est pas contraire à la rigueur de la proposition politique. Certes, on peut et on doit repérer dans les films l’influence des représentations diffuses d’une société à un moment donné, mais il convient également de décrire comment le cinéma, à son tour, produit une imagerie et une temporalité qui tendent à incarner et à infléchir lesdites représentations.
Dans L’Historien et le film (Gallimard, 2018), avec Vincent Guigueno, nous avons fondé la valeur historique d’un film sur sa capacité de figuration : il s’agit bien que l’histoire ait un visage, à travers celui d’un.e comédien.ne, mais également que des catégories complexes, comme le rapport au temps, soient mises en forme. Car ce qui distingue le cinéma d’autres arts visuels, c’est sa puissance de compression du temps et de superposition ou d’alternance de temporalités. Ces qualités sont des fondamentaux, des invariants, qui ne dépendent pas du sujet traité mais, au contraire, rendent possible sa structuration dans un moment circonstancié.
Dans Heureux comme Lazzaro, la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher met en scène un jeune paysan considéré par son entourage comme benêt et corvéable à merci, qui va quitter la campagne et se retrouver, vingt ans plus tard, dans les faubourgs d’une grande ville, pour finir, bien malgré lui, comme martyr d’une société livrée à la toute-puissance de la finance. Le passage de l’un à l’autre deux pôles spatio-temporels se fait par une ellipse.
Dans son film précédent, Les Merveilles (2014), Alice Rohrwacher avait imaginé une situation inverse, narrant l’histoire d’une famille urbaine redécouvrant les vertus du travail agricole, en l’occurrence un élevage d’abeilles, au risque de se couper du monde et de voir leurs enfants aspirer à une autre vie, après l’arrivée d’un jeu de téléréalité régionale qui introduit brutalement une forme triviale de modernité. Pour Jean-Baptiste Morain, le film « clame en réalité l’appel du large, l’ouverture par l’art au romanesque du monde, avec aussi sa cruauté, sa vulgarité. Mais sans jamais en conclure que ce retour vers le mercantilisme généralisé serait préférable au rêve communautaire. Ni d’ailleurs l’inverse » (Les Inrockuptibles, 10 février 2015). Ce qui est en jeu n’est donc pas tant l’approche réaliste d’une situation sociale, mais la figuration de son rapport au temps : dans le récit filmique, dans l’histoire du temps présent, dans la dette à l’égard de ce que le cinéma a lui-même incarné en Italie.
Pour introduire le spectateur au sein de cette communauté pauvre et repliée sur elle-même, la réalisatrice ne cesse de faire des écarts, de distraire notre attention première par une note d’humour et une belle métaphore.
Tout commence ici dans une ferme à peine identifiable, au cours d’une nuit sans lune où un groupe d’hommes vient donner l’aubade sous les fenêtres de la maison principale. On entend un bébé pleurer. À l’étage, des femmes s’agitent pour récupérer une des rares ampoules dont elles disposent pour éclairer la pièce principale. « Ils chantent pour Mariagrazia », dit l’une des jeunes filles. « Ils disent que t’as a un gros cul ! », dit une autre, tandis que la famille (au moins une bonne quinzaine de personnes) continue à dormir ou se réveille. Les chanteurs sont interpellés : « Pourquoi tout ce bruit? ». « Appelle Mariagrazia ». « Elle ne peut pas venir ». « Pourquoi ? ». « Parce qu’elle est malade ». « Comment ça ? ». « Elle a une maladie incurable ». « Faut-il s’en inquiéter ?». « Non, en fait…elle ne peut pas bouger ses fesses » (rires à l’étage).
Pour introduire le spectateur au sein de cette communauté pauvre et repliée sur elle-même, la réalisatrice ne cesse de faire des écarts, de distraire notre attention première (des paysans reclus) par une note d’humour (la situation de Mariagrazia) et une belle métaphore (la précieuse et unique ampoule, qui passe de pièce en pièce pour donner de la lumière). L’aubade elle-même pourrait paraître empruntée à un registre de chansons folkoriques, illustrant la perpétuation de quelque patrimoine, d’une tradition qui se maintient. Mais la séquence s’ouvre sur un horizon d’attente vite bouché : Mariagrazzia et Giuseppe vont déclarer publiquement leur union prochaine, ce qui déclenche des vivats. Simultanément, ils annoncent leur projet de quitter la ferme, l’« Inviolata », pour tenter leur chance en ville, ce qui provoque alors des réactions négatives.
Au milieu de cette assemblée mutigénérationnelle, il manque la grand-mère, encore alitée. Un jeune homme est chargé de la porter. C’est Lazzaro, que la réalisatrice a déjà isolé dans quelques plans de coupe, sans que nous le remarquions encore, en particulier quand il souffle dans sa cornemuse au milieu des chanteurs. Une fois identifié, elle le montre tournant autour des autres, cherchant une place, ne la trouvant pas. Quand le peu de Marsala qui reste est bu pour célébrer la bonne nouvelle, Lazzaro est filmé de dos, essayant d’attraper le verre qui passe de main en main et arrive vide devant lui. Dès lors, nous pouvons nous loger, comme spectateur, dans son angle de vision et d’action.
Le lendemain, un intendant, Nicola, représentant la propriétaire des lieux, la marquise Alfonsina de Luna, vient inspecter la récolte de tabac et, tout en distribuant des bonbons aux enfants, considère que, malgré leur travail, les métayers sont toujours débiteurs et ne peuvent recevoir de salaire. Il est accompagné d’un prêtre qui rappelle que c’est Dieu qui « voit et pourvoit », avant de fumer une cigarette en regardant Lazzaro porter des sacs de pierres. Nous découvrons ensuite la très belle villa de cette marquise, dont le fils, Tancredi, veut s’échapper et rejoint la campagne environnant l’« Inviolata » en faisant croire qu’il a été enlevé pour récupérer une rançon. Lazzaro s’intéresse à lui. Il l’aide à se cacher, lui apporte du café et des cigarettes. Pour la première fois, il est impliqué dans une relation d’individu à individu qu’il considère comme amicale, malgré la manière dont il est à nouveau instrumentalisé. Entre la montagne, où se trouve Tancredi, et la ferme, où ses absences se font remarquer, Lazzaro finit par perdre ses repères. Il attrape la fièvre lors d’un orage où il se fige debout, comme prostré. Presque aveuglé par la luminosité blanche d’un ciel bouché, il tombe dans un ravin et se tue.
La police finit par venir dans la propriété et découvre que cette petite communauté de plusieurs dizaines de personnes, dont beaucoup d’enfants déscolarisés, est exploitée au point d’être totalement coupée du monde extérieur. Les hommes, qui tirent les bêtes, et les femmes et les enfants, qui portent un petit paquetage, sont conviés à quitter l’Inviolata et sont montrés franchissant à pied une rivière. Cet exode les conduit dans une zone urbaine sinistre, où nous retrouvons certains d’entre eux vingt ans plus tard. Surgit alors Lazzaro, « ressuscité », inchangé physiquement et toujours aussi mutique. Il retrouve un Tancredi toujours aussi duplice, invitant la petite équipe chez lui pour finalement la planter devant la porte. Déçus, tous traversent à pied la ville dans la nuit.
Dans cette période, le cinéma a joué un rôle majeur, prolongeant l’héritage éthique du néoréalisme et faisant de la poésie de son langage l’un des meilleurs moyens de dévoilement de la condition moderne de la société italienne.
Nous sommes ainsi passés des années 1990 aux années 2010. La première partie du film a été tournée dans le Latium, à Bagnoregio et dans le village de Vetriolo, et en Ombrie, à Castel Giorgio. La deuxième partie a été tournée entre Milan, Turin et Civitavecchia. À Cannes, lors de la conférence de presse de l’équipe, le 14 mai dernier, Alice Rohrwacher explique : « J’ai voulu raconter la tragédie qui a dévasté mon pays, c’est-à-dire le passage d’un Moyen-Âge matériel à un Moyen-Âge humain : la fin de la civilisation paysanne, la migration aux confins de la ville de milliers de personnes qui ne connaissaient rien à la modernité, leur renoncement au peu pour avoir encore moins. » Cette vision a pu apparaître à la presse comme étant celle d’un conte, d’une fable, qui verserait brutalement dans la dénonciation maladroite du pouvoir de la finance.
C’est oublier qu’à la fin des années 1940, l’Italie, comme le rappelle Paul Ginsborg, était toujours un pays agraire sous-développé pourvu d’infrastructures inadaptées, et d’une industrie de petite taille concentrée dans la zone du nord-ouest du pays, avec un taux de chômage de plus de 40%. Mais aussi, suivant ici l’analyse de Chun Chun Wang, que cette question de la campagne et de la grande ville a nourri le meilleur cinéma italien du second vingtième siècle, de Rossellini à Pasolini, en passant par Fellini. Ainsi, s’il y a un mythe qui a circulé, c’est bien celui du consumérisme comme facteur d’unification culturelle, alors que les bénéfices de l’essor économique ont faiblement profité à la société, durablement bouleversée par la perte de ses repères traditionnels. Dans cette période, le cinéma a joué un rôle majeur, prolongeant l’héritage éthique du néoréalisme et faisant de la poésie de son langage l’un des meilleurs moyens de dévoilement de la condition moderne de la société italienne.
Le comportement de Lazzaro ne nous est pas inconnu. Il emprunte à l’innocence du petit vagabond créé par Charles Chaplin : en butte à la misère, à la faim, à la police, à la violence du plus fort, Charlot ne développe jamais une conscience politique, car il reste un paria, en état d’« acosmie », d’absence du monde selon l’expression d’Hannah Arendt. Il émane de lui la même bonté que celle de la jeune prostituée mise en scène par Federico Fellini dans Les Nuit de Cabiria (1957) : dépouillée par celui qu’elle considérait comme son grand amour, Cabiria renonce à se donner la mort grâce à l’aubade donnée par de jeunes musiciens au petit matin de sa renaissance.
C’est une fin plus pessimiste que propose Alice Rohrwacher.
Jusqu’à présent, à la campagne, Lazzaro avait été silencieux. Il se met volontiers à parler quand, arrivé en ville, il explique par exemple à l’un des membres du groupe, Ultimo, l’usage qui pourrait être fait des plantes sauvages qui poussent près de la voie de chemin de fer où ils se sont installés, et dont il donne le nom et les qualités. Puis le voici qui entre en empathie avec la musique. Quand il pénètre dans une grande église, il est attiré par le son de l’orgue. Lui et ses compagnons sont cependant expulsés par les nonnes qui s’y trouvent. Lazzaro ne s’y résout pas, happé par la musique. L’organiste, interrompu par l’incident, se remet à jouer, mais plus aucune note ne sort de son instrument. Les religieuses s’inquiètent : « Que se passe-t-il ? La musique s’échappe ! ». Lazzaro a emmené avec lui cette musique. Rejoignant ses camarades, il s’en écarte et s’arrête, comme à nouveau prostré. Il pleure.
Entre parole et musique se joue pour Lazzaro quelque chose comme une forme de socialisation. Le voici devant une banque. Son comportement inquiète les clients, qui, le croyant armé, se jettent sur lui en le blessant mortellement. C’est à ce moment, final, et non pas dans l’église, que la réalisatrice a choisi de faire entendre le choral BWV 721 de Bach, « Erbarme dich mein, o Herre Gott » (« Aie pitié de moi, Seigneur Dieu »). Dans ce cantique de pénitence, les accords, répétés dans une série de montées chromatiques, finissent par créer une forme d’anxiété qui traduit l’état d’esprit de Lazzaro, celui d’un martyr, témoin, avant d’être victime, d’un système d’exclusion qui atteint aussi bien la richesse matérielle que spirituelle.