Livre

L’étrange histoire de William Ellis, millionnaire né esclave

Sociologue

Les débats actuels sur la méritocratie française ont remis sur le devant de la scène ceux qu’on appelle à présent les transclasses. Comment expliquer l’existence de trajectoires semblant échapper à la reproduction sociale ? D’aucuns y voient la preuve que « quand on veut, on peut » ; d’autres, des exceptions qui confirment la règle et légitiment l’ordre social. Le détour par l’Amérique du XIXe siècle, et la biographie d’un homme noir né esclave puis devenu millionnaire et mexicain, permet de décentrer le regard et de renouveler le débat.

Un haut de forme délicatement posé sur la tête, des moustaches impeccablement taillées en pointe et le corps recouvert par un élégant manteau à pèlerine, qui ne laisse apparaître qu’une jolie canne et une discrète paire de gants : sur la photo, William Ellis a tout de l’homme raffiné et du bourgeois accompli qu’il était réputé être dans les cercles mondains WASP de Wall Street, à la fin du XIXe siècle. Mais son regard, pourtant plein d’assurance et de sérénité, semble se perdre au loin, dans quantité d’énigmes et d’épreuves dont personne, à part lui, ne détient alors le secret. Ses yeux ne fixent pas l’objectif, ils se projettent peut-être vers l’horizon incertain et inquiétant d’une Amérique de plus en plus soumise à la ségrégation raciale, quelques décennies après l’abolition de l’esclavage en 1865.

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Ce pays, dans lequel Ellis est né esclave, en 1864 au Texas, puis où il est parvenu, à travers de multiples changements d’identité, de lieux de résidence et d’alliances en tous genres, à devenir un entrepreneur opulent et respectable, ne lui a laissé d’autres choix, pour franchir les frontières de classe et de race, que de se fabriquer un personnage : celui du gentleman latino-américain, capitaliste et philanthrope, dont l’histoire est cependant restée bien moins connue que celle des célèbres « barons voleurs ». Parlant couramment l’espagnol et ayant la peau très claire, Ellis a pu effectuer ce qu’on appelle aux États-Unis un « passing » racial – à ceci près qu’il n’est pas « passé » pour Blanc, mais pour Mexicain.

C’est cette métamorphose qu’on peut voir sur la couverture du livre. L’image n’est pas neutre : elle lui servait aussi, en un autre sens, de « couverture » dans sa vie publique. Dans son ouvrage, l’historien américain Karl Jacoby retrace, dans une narration vivante et serrée, digne d’un grand roman comme l’intrigue elle-même, les « vies extraordinaires » de ce caméléon qui a sans cesse traversé et transgressé les frontières, non seulement raciales


[1] Outre mes propres travaux (notamment Paul Pasquali, Passer les frontières sociales, Paris, Fayard, 2014), on peut lire ceux de Julie Pagis (Mai 68, un pavé dans leur histoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014) et de Jules Naudet (Entrer dans l’élite, PUF, 2012). Pour un aperçu des derniers travaux sur les mobilités sociales, voir le numéro 114 de Politix. Revue des sciences sociales du politique, paru en 2016.

Paul Pasquali

Sociologue, Chercheur au CNRS-IRIS

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Notes

[1] Outre mes propres travaux (notamment Paul Pasquali, Passer les frontières sociales, Paris, Fayard, 2014), on peut lire ceux de Julie Pagis (Mai 68, un pavé dans leur histoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014) et de Jules Naudet (Entrer dans l’élite, PUF, 2012). Pour un aperçu des derniers travaux sur les mobilités sociales, voir le numéro 114 de Politix. Revue des sciences sociales du politique, paru en 2016.