Quand Houellebecq déforce le réalisme – à propos de Sérotonine
Michel Houellebecq a donc intitulé son roman Sérotonine, du nom d’un neurotransmetteur qui existe bien dans nos corps. Encore heureux qu’il ne l’ait pas baptisé Captorix, en lui préférant le nom d’un antidépresseur qu’un médecin prescrit à Florent-Claude Labrouste, héros du roman, pour sortir celui-ci du marasme psychologique. Ledit médicament est cette fois tout fictif mais il produit les effets voulus rendant le personnage à peu près impuissant en même temps qu’il l’incline à vivre seul et de préférence dans une chambre d’hôtel à « fumeur autorisé » – pour autant que cela existe encore.
C’est que Florent-Claude, qui est diplômé d’Agro et travaille tantôt au ministère de l’Agriculture et tantôt chez Monsanto, fume sans trêve et ne boit pas peu. Mais on retiendra surtout que le même Florent fut en un autre temps un « gros baiseur » (pour parler comme Houellebecq), largement fasciné par « les chattes » (pour parler comme lui encore) et par le nombre vertigineux d’entre elles qui peuplent le monde. À peu près autant que celui des « bites », comme pourrait également le signaler notre auteur, ce qu’il s’abstient de faire.
Ainsi nous voilà armés pour entrer dans l’action d’un roman que le bon public s’arrache à ce que l’on dit. Et pourquoi pas, sachant que ce récit de style très immédiat coule de source ou, plus justement, de plume ? Pour certains critiques, Sérotonine serait même un grand roman. Mais nous n’irons pas jusque-là pour notre part. Certes, Houellebecq a le mérite de donner sa version toute contemporaine d’un réalisme très branché, mais il déforce ce dernier à deux égards. C’est d’abord que s’y voit recyclée toute une lassitude de la vie que ressasse Houlellebecq depuis ses débuts dans Extinction du domaine de la lutte, roman qui nous captiva en son temps. C’est ensuite que Sérotonine donne dans une trivialité qui tient tantôt d’un humour potache assez lourd et tantôt d’une pornographie pas toujours plaisante. Ceci caractérise en particulier la première partie (toute la remontée d’Espagne) du livre qui n’en finit guère d’associer dégoût du tourisme tel qu’il est devenu et exploits sexuels douteux.
Ce qui empêche sans doute que Sérotonine soit un grand roman est surtout son manque d’ossature. Données en série, par exemple, les diverses aventures féminines rapportées ont tendance à s’ajouter les unes aux autres sans trop d’articulation. Pour la plupart, elles proviennent du passé du héros. Quel paradoxe dès lors que cette trajectoire de vie d’un personnage qui, comme par choix, accède à l’impuissance alors que l’amour, physique tout au moins, a accaparé sa vie jusque là ! Mais c’est qu’on va bientôt basculer avec lui dans l’ordre du souvenir. Et cela a débuté par une formule donnant dans ce cynisme qu’aime à afficher l’auteur: « Tous les hommes, écrit-il par exemple, souhaitent des filles fraiches, écologiques et triolistes – enfin presque tous les hommes, moi en tout cas.» (p. 18).
Ce premier quart du volume heurte par son impudeur et par un vague relent de racisme.
Mais nous voici avec Florent remontant d’Espagne avec Yuzu, son amante. De cette Japonaise de bonne famille, poupée enduite de fards et grande partouzarde, le héros ne sait comment se débarrasser alors qu’il ne désire plus que la solitude. Ce premier quart du volume heurte par son impudeur et par un vague relent de racisme. Ainsi le lecteur y a droit à une description de l’équipement génital de Yuzu par-devant comme par-derrière ou, mieux encore, à la Japonaise participant à un « mini gang-bang canin » d’une rare perversion (voir p. 54 et Wikipédia pour la « méthode »). À noter que la séquence du gang-bang tout comme la scène de pédophilie que l’on trouvera à l’autre bout du roman sont décrites depuis un enregistrement vidéo comme si le narrateur masquait la violence de la représentation pour s’éviter reproches et accusations.
Mais foin de toute censure et sachons que bien des lecteurs attendent du romancier ces passages X, dans lesquels, pour eux, Michel Houellebecq excelle. On peut d’ailleurs leur accorder qu’un certain tout-dire érotique fait désormais partie du romanesque contemporain, et l’on évoquera Despentes, Angot, d’autres encore. De plus, Houellebecq pourra invoquer le fait que c’est son héros qui dit « je » et endosse les obscénités par trop crues. Par ailleurs, il est aussi, dans la série des femmes, de bien autres profils que Yuzu, chez lesquels l’amour prend le pas sur le sexe jusqu’à atteindre à sa pleine dignité. Ainsi l’on citera Claire, sorte de version féminine du héros. Comédienne, elle est engagée pour sa froideur blonde et glacée dans un rôle du théâtre d’avant-garde , où, pendant qu’est lu un texte adapté de Georges Bataille, elle s’expose en se masturbant, vulve au vent. C’est dire déjà que Claire réussira si peu dans le métier qu’il ne lui restera tout au bout que déchéance, alcool, et solitude. Il en est d’autres encore comme Kate la Danoise, toute d’intelligence et de tendresse, mais qui préfère le travail à l’affection partagée. Parcourant le récit de brèves rencontres, le lecteur en retient l’impression que l’écrivain ne fait rien de plus que de tenir son journal de bord et de consigner ses bonnes fortunes, quitte à le faire de façon alerte et sympathique.
Un pic d’intensité sera cependant atteint avec Camille, qui donne vie au plus beau portrait féminin du roman. On la voit surgir sur le quai de gare C à Caen ; on la verra fuir en pleurs dans une rue de Paris cinq ans plus tard. Entretemps, le héros s’est trouvé en charge d’accueillir cette jeune femme en tant que stagiaire de l’école de vétérinaires de Maisons-Alfort. Camille installée, voilà qu’elle rappelle son hôte en état de panique une semaine plus tard. « Elle venait de passer la matinée dans un élevage industriel de poules, elle avait profité de la pause déjeuner pour s’échapper et il fallait que je vienne, il fallait que je vienne immédiatement la rechercher et la sauver. » (p. 166) Puis plus loin : « Elle courut vers moi dès qu’elle me vit accourir sur le parking et elle se serra dans mes bras, elle se serra longtemps, sans pouvoir s’arrêter de pleurer. Comment les hommes pouvaient-ils faire ça ?» (p. 167). L’élevage est, en effet, un vrai bagne pour les volailles… La journée se terminera avec les deux personnages enlacés dans un lit. Le couple se mettra dès lors à vivre dans un village normand pour plusieurs années. Pas de Captorix en ce temps-là, mais cette conclusion toute romantique pour le héros : jamais il n’avait pu rêver d’un engagement aussi total que celui de leur couple. Avec cette note encore à propos d’un retour régulier à Paris : « le fait que nous nous rendions chaque vendredi soir dans une brasserie 1900 vieillotte, plutôt que dans un bar à tapas d’Oberkampf, me paraît symptomatique du rêve dans lequel nous essayions de vivre» (p. 180).
C’est avec Camille que Florent aura donc vécu ses seules années de bonheur. Dans cette séquence d’ailleurs, les évocations sexuelles même élémentaires sont absentes. Mais le retour d’une libido tricheuse va tout gâcher. Le héros se rend régulièrement à Bruxelles pour négocier les accords agricoles européens. Il se sent important pour une fois, loin des abricots et des livarots qu’il a naguère promotionnés. Il se lie là à Tam, black ravissante « à petit cul ». Alors qu’elle vient voir Florent à Paris, Camille les croise et s’enfuit : à jamais. Florent ne pourra plus l’ôter de son esprit et voudra la retrouver vingt ans plus tard alors que, vétérinaire en province, elle élève en mère célibataire son gamin à la campagne. Florent songe à tuer l’enfant mais, fusil en main, n’a pas la force de passer à l’acte. Ainsi, même rentrée, la violence couve dans le roman et ce sont autant de moments d’explosion scandant un contexte plus que jamais dépressif.
Une nouvelle fois, et ici en termes grandioses, le romancier semble avoir anticipé sur un drame collectif bien réel.
C’est ce que l’on va voir encore avec l’épisode Aymeric qui fait pendant à la séquence Camille avec, cette fois, une vraie fin tragique. Condisciple d’étude de Florent à l’Agro et seul ami dans lequel se reconnaisse le héros, Aymeric est fils d’un aristocrate fortuné. Quand le héros lui rend visite dans son château normand, Aymeric tente de rendre son lustre et son allant à l’agriculture traditionnelle. Mais il est à bout de ressources et de courage. Déjà, il a perdu sa femme partie vivre à Londres avec un musicien. Houellebecq va bientôt nous le montrer à la tête d’une manifestation d’agriculteurs réunis à Pont-l’Évêque. De quoi sortira un grand et superbe morceau de bravoure d’une dizaine de pages. En termes de révolte, cette scène peut rivaliser avec la scène équivalente dans le Germinal de Zola. À un croisement de routes, les manifestants déclenchent une énorme colonne de fumée noire avec le fuel de leurs jerricans. Puis voilà que deux fronts d’hommes se font face, à peine séparées de 30 mètres. Nanti de son fusil d’assaut, Aymeric s’approche des CRS en souriant : « Quelque chose de différent alors passa sur son visage, comme une douleur générale ; il retourna le canon, le plaça sous son menton et appuya sur la détente.» (p. 262) Puis, les deux camps se tirent dessus et tuent. Une nouvelle fois, et ici en termes grandioses, le romancier semble avoir anticipé sur un drame collectif bien réel.
Au total, on pourrait dire que les portraits émouvants de Camille et d’Aymeric sauvent à eux seuls le roman ou, pour le moins, lui confèrent grandeur et humanité. Les deux personnages y ont en partage d’aller jusqu’au bout d’eux-mêmes et de ne pas transiger. À noter que l’un comme l’autre sont devenus des solitaires après abandon et se sont réfugiés dans les soins apportés au monde animal. Se dégagent d’eux une beauté et une bonté qui eût pu les sauver mais ne leur permettent pas de réaliser. Du fait même, même s’ils bien plus « droits » que leur ami Florent, ils n’échappent pas à la désespérance de ce dernier.
Partant de quoi, on peut créditer Michel Houellebecq d’une philosophie politique comme d’un vrai sens du social. S’agissant de la première, nous suivrons volontiers Bruno Viard dans Le Monde des livres du 4 janvier dernier, écrivant : « Houellebecq, est […] foncièrement antilibéral, à la différence de la gauche, antilibérale en économie mais libérale en morale, et de la droite, qui occupe la position inverse. » (Voir « Un écrivain ambigu »). Pour sa sociologie, c’est une autre affaire. Elle commence par décliner dès le premier roman une désespérance qui renvoie à la perte croissante du lien social, selon un constat désormais des plus banal. Mais qui cesse de prendre cet aspect lorsqu’elle est soutenue d’un humour douloureux et volontiers percutant. Ainsi du Houellebecq qui excelle à moquer au passage lieux, institutions, ou individus, et là est bien le sel de son écriture. Ainsi, à propos d’une plage espagnole encombrée de touristes, de noter : « par contre il n’y avait pas de Belges, alors que tout dans la station […] semblait réclamer leur présence, enfin c’était vraiment un coin à Belges. » (p. 20) Ainsi, à propos d’un directeur d’hôtel, de relever : « Son physique me surprit, il ressemblait à Bernard Kouchner, ou disons plus généralement à un médecin humanitaire, bien davantage qu’à un gérant d’hôtel Mercure. […] Il devait faire des treks de survie en milieu hostile le week-end. » (p. 326-7) De tels rapprochements ironiques et qui font signe à l’actualité ont chez l’écrivain un grand pouvoir de connivence auquel le lecteur cède volontiers.