Philosophie

Une philosophie d’avant-garde – à propos de Jean-Paul Curnier

Ecrivain, critique

Vingt-huit auteurs sont réunis pour un hommage d’amis à Jean-Paul Curnier, éloge à une pensée d’une liberté intellectuelle totale et inconditionnelle mais aussi souvenir de son appétit de vivre. Une invitation à se re-plonger dans une œuvre incoercible dont l’ampleur témoigne d’une vie de pensées politiques, esthétiques, et existentielles inspirantes.

Jean-Paul Curnier (1951-2017) était philosophe, écrivain, artiste, musicien, cuisinier, chasseur, acteur… Il fut un personnage de film de Jean-Luc Godard, en sa propre personne et son nom propre (Notre musique, 2004), un compagnon de Jean Baudrillard, un proche de Christian Lacroix (autre arlésien), un facétieux partenaire de Rudy Ricciotti, un fidèle collaborateur de nombreux artistes, un éditeur d’écrivains anonymes ou encore inconnus, un furieux lecteur de Pasolini, Artaud, Bataille, Klossowski, Nietzsche, Debord et tant d’autres.

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Il avait « une vitalité désespérée » pour citer le titre d’un poème de Pasolini évoquant lui-même Godard. Il est né et mort à Arles, en ayant entre-temps beaucoup traversé et observé le monde. « Un monde livré à lui-même, délivré de toute signification et de toute sa prétendue profondeur cachée ; un monde beau, calme et inquiétant comme un démon qui rêve » (Jean-Paul Curnier, « Le monde, autoportraits »).

Cet ouvrage collectif se présente comme un livre d’amis, un livre ami, amical, d’amitié.

Paru aux éditions Lignes un an après son décès, éditions dont il fut l’un des protagonistes avec Michel Surya et Sébastien Raimondi, cet ouvrage collectif comprend des textes inédits et des correspondances de Jean-Paul Curnier, et se présente comme un livre d’amis, un livre ami, amical, d’amitié. Amie dont j’étais et serai, au-delà de sa disparition, et dont je sais que le compagnonnage était pour lui salvateur, dans les méandres, soubresauts, combats, et parfois la solitude et l’isolement d’un « esprit libre », d’un « intellectuel » – il détestait le terme – sans appartenance, d’un intransigeant et intempestif philosophe, parlant autant qu’écrivant, pour qui il s’agissait ainsi de vivre et d’exister, car « la pensée n’est pas un métier mais une expérience des limites ». Livre de « quelques amis », et tels sont, avec lui, « ceux qui ont fait un destin de la maladie humaine et du rejet de toute consolation » (Jean-Paul Curnier, « Décidément, je n’arriverai pas »).

Ceux qui l’ont connu ou seulement lu, témoignent, analysent, tentent, décrivent, font le portrait, strié de lumière (ainsi de la photographie de couverture de Catherine Hélie) de cet homme à l’« œuvre dont l’ampleur appelle des lectures multiples » (Pierre-Ulysse Barranque, « Penser à l’offensive »), généreux, élégant, d’une « élégance suprême » (Michel Surya, « Quelque chose des grands inconsolables »), sensuel, aimable, mélancolique, ironique, joyeux, au rire comme une ritournelle, jusque dans les situations les plus tragiques, qu’elles soient politiques ou privées. Il riait et faisait rire même à l’hôpital, accidenté, malade… un peu plus qu’à l’accoutumée, c’est tout, peut-être aurait-il commenté modestement.

Lui qui écrivait que « la mort n’est pas cruelle » (cité par l’architecte Rudy Ricciotti), s’exerçant à la relation entre mort et vie à travers des pratiques telles le tir à l’arc ou la tauromachie, produisant une réflexion sur la relation de l’homme à l’animal, et de l’homme comme animal, ceci nourrissant une philosophie de la vie qui elle-même tenait d’une culture de soi ou bien d’un art d’attitude. Et si Jean-Paul Curnier avait l’appétit de la vie, et parfois le dégoût du monde, qui est son pendant si l’on en réfère à Stendhal, il avait aussi et toujours le goût et le courage de la vérité. « La pensée n’a pas strictement affaire à la vérité, ni l’art d’ailleurs ; mais l’art ni la pensée ne sont possibles sans que la vérité ne les détermine définitivement ou en dernier ressort. Il a choisi de ne pas le séparer et il n’a pas transigé » (Michel Surya, « Quelque chose des grands inconsolables »). Ce sont ses amis qui le jurent.

Ce livre à propos de notre ami, rend sa profondeur à sa pensée, libre et déliée, en tout cas non aliénée.

« Son regard sur le monde, écrit encore Henri-Pierre Jeudy (« Prélude à une palinodie »), se traduisait par une virulence critique qui n’était pas désabusée. La tendresse de son humour le détournait de l’acidité qui aurait pu triompher de son ataraxie. » De fait, « il annonçait la catastrophe avec une telle douceur que l’on ne pouvait que l’apprécier ». Une philosophie manifeste plus que conceptuelle. Et une arme ? Aux sens de Franz Kafka autant que de Gilles Deleuze, à propos, respectivement, de la poésie et de l’art. D’ailleurs, parmi les auteurs, certains emploient le mot : « Curnier a passé l’arme à gauche » (Christophe Fiat) ou/mais « Il n’a pas déposé les armes » (Emmanuel Loi). Transmission pour le premier, de formes de vie et d’expression (écriture, musique), de rébellion : « à chacun sa colère, sa violence intérieure, son endurance à la douleur, mais résister, se débattre dans un monde malheureux pour y insuffler une joie rebelle (…) et s’extraire in extremis de tous les traquenards ». Une fraternité pour le second, ébloui, fasciné, par l’invitation à penser ensemble, à faire penser les autres, « penser sa place et non à la place de ». Car « penser est un acte, une délibération ». Et célébrant, sans apologétique ni hagiographie, concernant Jean-Paul Curnier, « Une pensée qui danse ». Et pour qui « chaque idée était une fête, chaque audace une bonne blague, chaque critique un trait d’esprit » (Jean-Paul Galibert, « Une plaisanterie de Jean-Paul Curnier »). Un « philosophe d’avant-garde » (Gaëlle Obiégly, « Je viens de comprendre »), d’un « anti-nihilisme contemporain » (Alain Jugnon, « Un mystère d’amour repose dans le métal. Rien n’a endigué Jean-Paul Curnier »). Ici, tous tentent « d’approcher ainsi la complexité de l’homme » et la « pensée singulière », sa « formidable vitalité » (Sébastien Thiéry, « Je ne t’ai jamais demandé pourquoi »), afin de les garder vifs, survivant à sa mort, suscitant et ouvrant encore « à des questions nouvelles, des lectures nouvelles, une pratique nouvelle. Est-ce le but de la philosophie ? » (Gaëlle Obiégly).

Tant de chemins et tant d’histoires se superposent ou bifurquent, tant nous rapprochent de Jean-Paul Curnier, notre contemporain, qui s’appropri(er)ait la phrase de Jean Baudrillard à propos du monde : « la tâche de la pensée est de le rendre si possible encore plus énigmatique et inintelligible ». Si ce n’est la tâche de ce livre à propos de notre ami, qui rend sa profondeur à sa pensée, libre et déliée, en tout cas non aliénée.

En forme d’illustration, de figure, ou d’allégorie, je m’attarderai un peu sur cet article inédit de 2012, « Par quatre chemins (nous irons). Ballade », rédigé après deux voyages aux États-Unis et en préparation de l’écriture de l’opéra Une situation Huey P. Newton créé par Jean-Michel Bruyère la même année au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. « Il faut ruiner l’idée selon laquelle l’histoire ne suit qu’un seul chemin et qu’elle doit donc être dite et racontée comme telle. » Et encore : « Cheminement. C’est par des chemins multiples qu’avance l’histoire. » Énoncés tout borgésiens, si ce n’est que les cheminements multiples et non linéaires cités ici sont simultanés et actuels. D’où la difficulté à les percevoir autant qu’à les concevoir. Et notre surprise, étonnement, incapacité à penser les événements historiques, uniques, singuliers, imperceptibles, invisibles, imprévisibles, inconcevables ? Énigme et inintelligibilité du monde selon Baudrillard ?

Alors, pour le philosophe, l’écrivain, l’historien peut-être, comment en faire le récit, comment approcher l’histoire ? Vieille histoire. Mais quelle histoire veut-on écrire, raconter, comprendre ? « Or il ne s’agit plus de raconter mais de donner à ressentir la possibilité d’un plus grand nombre de pistes de réflexion et de compréhension. » De relater « l’état du monde qui nous occupe, celui des sans existence, des sans noms et sans papiers et sans maison et sans rien avec tout ce que cela comporte d’attention et de cohérence », tel « un bouillon de monde pour ceux qui ne l’auraient pas vu ou ne le verraient toujours pas venir ». Et par là permettre à l’histoire contemporaine de « prendre corps », dans ce bouillonnement, grouillement, dédale, de situations, de lieux, de peuples, de communautés… à l’échelle du monde et de sa mondialisation, cette dernière le déformant peut-être, le dépeuplant, le désincarnant. Et ainsi de son incarnation, de sa chaireté (j’ose un néologisme), de sa personnification, est-il question dans les diverses tentatives théoriques et pratiques de l’auteur. Contre l’évanouissement du monde, « Spectres de tous les pays, unissez-vous… », écrivait-il pour le scénario du film Qui passé là ? (Guy-André Lagesse, « Salté vinn lor »). « Et nous errons dans ce monde comme dans un décor insensé, parmi des éclats de voluptés et d’affrontements (…). Un monde surgi du pur hasard, sans la moindre intention, et qui pourrait nous être repris aussi vite. »

De la réalité du monde, de ses sens, et sensations, il s’agit toujours de « donner à éprouver la trame vivante ». Telle est l’œuvre voluptueuse et savoureuse, éclectique et subversive de l’ami Curnier.

 

Rêves, révoltes et voluptés : Jean-Paul Curnier (1951-2017), Editions Lignes

Textes de : Alain Hobé, Michel Surya, Jean-Pierre Ostende, Sébastien Raimondi, Xavier Person, Alain Jugnon, Alphonse Clarou, Emmanuel Laugier, François Séguret, Jean-Paul Curnier, Pierre-Ulysse Barranque, Paul Audi, Mathilde Girard, Jean-Paul Galibert, Robert Cantarella, Rudy Ricciotti, Alain Kruger, Sylvain Prudhomme, Serge Bossini, Christian Lacroix, Henri-Pierre Jeudy, Jacques Durand, Christophe Fiat, Christian Milovanoff, Guy-André Lagesse, Cédric Mong-Hy, Emmanuel Loi, Sébastien Thiery, Gaëlle Obiégly.


Colette Tron

Ecrivain, critique, Directrice d'Alphabetville