Livre

Une fois l’usine fermée – sur Janesville, une histoire américaine

Historienne

Journaliste au Washington Post, Amy Goldstein s’est installée à Janesville (Wisconsin) où est implantée depuis 1923 une immense usine d’assemblage de General Motors. Dans le livre qu’elle tire de son enquête, elle retrace le parcours d’une vingtaine d’habitants au cours des cinq années qui ont suivi l’annonce choc de sa fermeture.

Le 3 mai dernier a commencé la démolition de l’usine d’assemblage automobile de Janesville dans le Wisconsin. Installée depuis 1923 dans cette petite ville du Midwest, à un peu moins de 200 km de Chicago, l’usine General Motors (GM) a employé à son apogée dans les années 1970 jusqu’à 7000 personnes. Sa fermeture en 2008 a constitué l’un des symboles de la crise économique aux États-Unis. Symbole également de la fin d’une ère de relative stabilité industrielle et début d’une catastrophe économique et sociale pour une partie de la classe ouvrière.

Un peu comme Florence Aubenas l’avait fait autour de Caen en 2010, Amy Goldstein, journaliste au Washington Post, cherche à mesurer les conséquences humaines de la crise. Elle s’installe à Janesville pour raconter ce qui se passe après – après le choc et la fermeture de l’usine. Contrairement à la journaliste française, qui avait expérimenté elle-même la précarité et le chômage, Amy Goldstein reste en retrait de l’histoire. Elle se contente de suivre, dans le livre qu’elle tire de son enquête, le parcours d’une vingtaine d’habitants de la ville  (ouvriers, travailleurs sociaux, enseignants, hommes et femmes politiques, entrepreneurs) au cours des cinq années qui suivent l’annonce de la fermeture.

Le lecteur suit leurs péripéties entre 2008 et 2013, dans un récit très incarné qui rend vivante la tragédie de la crise. On assiste ainsi aux insomnies du représentant de la circonscription, Paul Ryan (star montante du Parti républicain en 2008 et futur candidat à la vice-présidence sur le ticket de Mitt Romney), qui se demande comment sa ville natale va survivre à la catastrophe. On est témoin des inquiétudes et des efforts de Bob Borremans, le responsable de l’agence locale d’emploi, qui ne sait pas comment faire face à un tel cataclysme. On prend part aux réunions des femmes d’affaires locales, Mary Willmer et Diane Hendricks, qui cherchent à assurer le rebond économique de la ville. Et surtout, on suit mois après mois, les espoirs et les déconvenues des ouvriers licenciés et de leurs familles, les discussions autour de la table de la cuisine, les barbecues entre voisins, les trajets en voiture.

La disparition de l’usine provoque des réactions en chaîne et un manque à gagner général que l’on observe dans ses dimensions les plus intimes.

À travers ces histoires très personnelles, Amy Goldstein montre bien à quel point l’usine GM, ce géant désormais abandonné de plus de 400 000 m2, structurait la vie de la cité depuis des décennies. Lorsqu’elle ferme ses portes ce sont non seulement ses 3000 travailleurs qui se retrouvent au chômage, mais aussi les milliers d’autres qui vivaient de ses activités : les sous-traitants dont l’usine était le seul client ou les employés des nombreuses entreprises de la ville dont l’existence dépendait des bons salaires que recevaient les ouvriers de l’automobile. Au total ce sont 9000 personnes qui perdent leur emploi dans Janesville et sa région dans les mois qui suivent la décision de GM. La disparition de l’usine provoque des réactions en chaîne et un manque à gagner général que l’on observe dans ses dimensions les plus intimes. Les ouvriers formaient la colonne vertébrale de la ville avant 2008. Ils consommaient, empruntaient à la banque, donnaient à des organisations caritatives, se soignaient correctement, payaient les études de leurs enfants. Lorsque leur emploi s’envole, tout cette structure de dépenses, de dons et d’assurance disparaît avec lui.

Le récit suit au plus près, à leur hauteur, les espoirs des anciens ouvriers (« les GMeurs ») qui ne veulent pas croire à la fin définitive de l’usine. Celle-ci est trop associée à l’histoire de la ville, elle a déjà fermé et rouvert plusieurs fois au XXe siècle, et beaucoup sont persuadés qu’il en sera de même cette fois-ci. D’autant que dans les premiers temps, l’usine est effectivement placée « en veille », la direction entretenant l’espoir qu’elle pourrait être remise en marche pour fabriquer de nouveaux véhicules, moins chers et moins énergivores que les gros 4×4 qui étaient jusque là produits à Janesville et qui n’ont plus vraiment le vent en poupe dans le contexte de la crise.

La journaliste, depuis sa position légèrement en retrait et faussement naïve, peint en fait une réalité complexe et tord le cou à des mythes bien ancrés dans la tradition politique américaine.

Le choix de présenter cette histoire à travers la mise en scène de la vie quotidienne de quelques individus peut sembler trivial et anecdotique. L’écriture d’Amy Goldstein est teintée d’une empathie presqu’absolue avec tous ses personnages (des ouvrières, dont les perspectives se brisent brusquement, aux banquières, qui pensent qu’en faisant un petit effort ces ouvrières pourront s’en sortir). L’écriture est ponctuée de poncifs sur « l’optimisme » et le « volontarisme » proverbial des habitants de la ville, qui les auraient aidés à sortir des crises passées, et ne semblent désormais plus suffire. Mais on se rend bientôt compte que la ritournelle de l’esprit d’initiative n’est en fait convoquée que pour en montrer les failles. Les récits personnels alternent avec des analyses structurelles, des chiffres et des démonstrations qui nous convainquent que l’appel de l’une des protagonistes à être des « ambassadeurs de l’optimisme » ne va pas seul sauver les habitants de Janesville.

La journaliste, depuis sa position légèrement en retrait et faussement naïve, peint en fait une réalité complexe et tord le cou à des mythes bien ancrés dans la tradition politique américaine. Son récit donne à voir un monde disparu (et qui avait commencé à disparaître bien avant la fermeture de l’usine en 2008) : celui de la sécurité que procuraient les emplois GM. Il rappelle l’existence d’un monde où le syndicat de l’automobile, le Local 95 de l’United Auto Workers, était encore une organisation puissante et crainte, qui pouvait lancer des semaines de grèves et d’occupation d’usine et obtenir des victoires conséquentes pour ses membres[1]. Un monde où il suffisait de travailler quelques étés chez GM pour financer ses études supérieures ; où l’on n’avait qu’à attendre la prochaine vague d’embauche pour obtenir un emploi que l’on était presque sûr de garder toujours, et qui apporterait la garantie d’une retraite conséquente et d’une couverture maladie très avantageuse. Dans les années 2000 encore, les 28$ de l’heure que procurait un emploi à plein temps (soit près de deux fois le salaire minimum actuellement revendiqué par les syndicats) suffisaient à assurer une certaine aisance aux familles ouvrières. Tout ceci a désormais disparu. L’incertitude, la précarité et les « fluctuations du travail » sont la règle générale à Janesville.

Amy Goldstein n’idéalise pas non plus ce monde perdu. Les emplois à l’usine GM détruisaient le corps et l’horloge biologique de bien des ouvriers et l’attrait de ces 28$ tant convoités justifiait de nombreux sacrifices de leur part. Barb Vaughn, par exemple, ancienne ouvrière d’un sous-traitant de GM, licenciée à la suite de la fermeture de l’usine, illustre bien le rejet du monde de l’industrie, en dépit de tous ses avantages. Profitant des subventions locales et fédérales pour la formation des ouvriers en reconversion, elle décide de reprendre ses études après la perte de son emploi et obtient un diplôme à l’université technique. Quelques mois plus tard, elle trouve un travail qui l’enthousiasme en tant qu’assistante sociale auprès d’adultes handicapés. C’est le personnage positif du récit, celle pour qui la fermeture de l’usine aura été une révélation et une chance : elle ne gardait son emploi industriel qu’à cause du salaire, il lui avait causé des blessures à l’épaule et au poignet ; son licenciement aura été l’occasion d’un nouveau départ.

Cependant, Amy Goldstein montre que le cas de Barb Vaughn reste une exception. Le livre s’inscrit ainsi en faux contre une croyance, partagée par les deux grands partis politiques américains et répétée à l’envi par leurs représentants : la meilleure manière de sortir de la crise est de « se former » ; la clé réside dans l’éducation ; il faut et il suffit de s’adapter aux besoins d’une économie en mutation pour être sauvé. Une usine ferme dans votre ville ? Retournez à l’école, devenez programmateur informatique et l’avenir est à vous[2]. Janesville montre qu’il n’en est rien. Au contraire, celles et ceux qui suivent les conseils des chantres de la reconversion par l’éducation s’en sortent moins bien, au bout de quelques années, que ceux qui ont continué à chercher du travail dans le même secteur. Ils sont davantage au chômage et quand ils ont un emploi, ils sont moins bien payés que les autres. Certaines histoires finissent en drame : les uns acceptent n’importe quel emploi, perdent leur couverture maladie, d’autres finissent par se suicider. Le retour à l’école ne les a pas sauvés

Il ne suffit pas de faire revenir l’entreprise pour que tout s’arrange.

Le sauvetage, la sortie de crise, le rebond individuel et collectif sont l’obsession de tous les protagonistes du récit. Ils ont pourtant des visions différentes de ce qui peut et doit être accompli. Là encore, alors qu’Amy Goldstein semble, dans un premier temps, vanter sans réserve la résilience des habitants et l’émulation dans la recherche d’idées pour améliorer la situation économique, la fin de l’ouvrage est bien plus nuancée. L’un des derniers chapitres, portant sur l’année 2013, s’intitule ainsi « les deux Janesville ». La journaliste y montre que la sortie de crise n’a pas le même sens ni le même goût pour les entrepreneurs de la ville, pour qui, somme toute, tout semble s’arranger pour le mieux, et pour les GMeurs. Ces derniers ont dû pour beaucoup se résoudre à demander de l’aide alimentaire (alors qu’ils s’enorgueillissaient, quelques années plus tôt, de la fournir eux-mêmes aux plus démunis). Ils espèrent encore, pour la plupart, que l’usine rouvrira ses portes et que la vie reprendra comme avant. Pour l’autre Janesville, celle des banquiers et des donateurs du Parti républicain, cet espoir est vain, dépassé ; et finalement tant pis, puisque le « verre est plus qu’à moitié plein » : certes, le niveau d’emploi est encore loin de celui d’avant 2008, l’emploi industriel a chuté drastiquement et les salaires avec lui. Mais quelques entreprises acceptent de venir s’installer dans le comté, moyennant de mirobolantes subventions. Le décalage des perspective est frappants. Cependant, puisque le Janesville entrepreneur ne croise jamais celui des anciens GMeurs, il ne risque pas d’apparaître au grand jour.

La sortie de crise espérée par les GMeurs et celle que prône le petit club des entrepreneurs optimistes ont toutefois un point commun. Elles nécessitent de courtiser les entreprises – qu’il s’agisse de GM ou de nouvelles sociétés qui viendraient s’installer à sa place. Là encore, la journaliste commence par présenter presque sans distance les stratégies des personnages afin d’attirer les entreprises et les emplois. Marv Wopat, un ancien syndicaliste, ouvrier retraité de chez GM, fait ainsi pression à l’été 2009 pour que le comté de Rock où se trouve Janesville, mette la main au portefeuille pour convaincre l’entreprise de faire sortir l’usine de son état de veille. Mais la cité du Wisconsin est pour cela en concurrence avec deux autres villes, dans le Michigan et dans le Tennessee, les trois États se livrant à une véritable guerre des enchères. Une seule usine rouvrira, et c’est à qui donnera le plus, ira le plus loin en termes de réductions d’impôts, de terrains gratuits, de subventions directes, pour obtenir les bonnes grâces du géant en faillite. Wopat obtient que le comté promette 20 millions de dollars. Avec ce que propose l’État, l’enveloppe atteint près de 200 millions. Ce ne sera pas suffisant : le Michigan a été beaucoup plus généreux en offrant plus d’un milliard d’argent public à GM et il a emporté le morceau.

Mais – et c’est là une autre idée reçue à laquelle s’attaque Amy Goldstein – il ne suffit pas de faire revenir l’entreprise pour tout s’arrange. La facture est trop élevée. Car en plus de ces subventions sans précédent, de tout cet argent public qui n’ira pas ailleurs, GM a obtenu un accord avec le syndicat. La plupart des ouvriers qui vont venir travailler dans l’usine du Michigan seront payés moitié moins que les autres. Et ils n’auront aucun des avantages qui faisaient tout l’intérêt des emplois dans l’industrie automobile. La sortie de crise a un prix et la défaite du Wisconsin dans la guerre des enchères lui aura peut-être évité une victoire bien amère. Ce qui était bon pour General Motors était peut-être bon pour l’Amérique dans les années 1950, mais aujourd’hui rien n’est moins sûr[3].

La politique du Wisconsin mérite que l’on s’y intéresse davantage, car il s’agit de l’un des États-clés de la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle de 2016

Le dispositif narratif choisi par Amy Goldstein lui permet donc de dresser un portrait riche et nuancé des conséquences de la désindustrialisation aux États-Unis. Il a cependant ses limites, et en particulier une certaine dépolitisation du récit, qui implique de laisser de côté des éléments explicatifs importants. En effet, dans Janesville, la politique n’est qu’une toile de fond, à distance de la trame principale de l’histoire. Les mobilisations politiques et les élections sont des péripéties parmi d’autres, évoquées rapidement. Elles ne sont vues qu’à travers la lorgnette des récits individuels, et le livre ne fait pas le lien entre la crise que subit la ville et les politiques menées par les deux grands partis.

Or la politique du Wisconsin mérite que l’on s’y intéresse davantage. Car il s’agit de l’un des États-clés de la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle de 2016, dans laquelle la classe ouvrière blanche a joué un rôle si important. À la surprise générale, Trump l’a en effet emporté dans cet État, qui depuis 1984 donnait sa préférence aux démocrates. Amy Goldstein, dans un épilogue qui revient rapidement sur la période 2014-2017, balaie l’élection du républicain comme un épiphénomène. Le comté de Rock dit-elle, a bien voté démocrate en 2016. Certes, mais bien moins qu’auparavant. Dans cette circonscription, Hillary Clinton a recueilli 11 000 suffrages de moins que Barack Obama en 2008. Ce n’est pas grand chose, mais c’est beaucoup quand on sait que Trump a remporté le Wisconsin avec 22 000 voix d’avance.

Un mot n’apparaît pas dans le livre : « libre-échange ». Il aurait pourtant été utile de parler des accords commerciaux, pour comprendre à la fois les causes de la crise industrielle et ses conséquences politiques. Ces accords étaient soutenus jusque récemment par les deux grands partis, notamment par les démocrates. En 1994, le président Bill Clinton et ses alliés avaient vendu l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) aux ouvriers américains comme « synonyme d’emplois, de croissance et de prospérité pour tous ». Vingt-cinq ans plus tard, le bilan pour l’industrie américaine n’est pas aussi positif qu’annoncé : les constructeurs ont massivement délocalisé, privilégiant le profit des actionnaires par rapport à l’emploi local. Et les démocrates n’ont pas vraiment fait le service après-vente : Hillary Clinton n’a ainsi pas jugé bon de venir faire campagne dans le Wisconsin en 2016[4].

La fermeture de l’usine de Janesville a certes pour cause immédiate les remous de la crise financière de 2008. Mais la désindustrialisation du territoire américain et les difficultés de l’industrie automobile ont des causes bien plus profondes, et certaines sont à chercher dans les politiques commerciales dont les démocrates n’ont pas voulu voir les effets dévastateurs pour les ouvriers de la Rustbelt. Trump, quant à lui, avec toute la démagogie dont il est capable, a bien su tirer profit de cette détresse, et il n’a pas hésité à venir vendre son programme protectionniste chez les licenciés de GM. Si Janesville est une « histoire américaine », c’est aussi parce qu’elle dit l’abandon par les démocrates d’une partie traditionnelle de leur électorat, qui a trouvé (au moins provisoirement) à se réfugier ailleurs.


[1]. Sur la puissance du syndicat de l’automobile américain entre les années 1940 et 1970, voir Nelson Lichtenstein, The Most Dangerous Man in Detroit : Walter Reuther and the Fate of American Labor, New York, Basic Books, 1995.

[2]. Thomas Frank, Pourquoi les riches votent à gauche, Marseille, Agone, 2018. Le journaliste dénonce dans ce livre « la panacée de l’éducation », vantée par les deux partis, qui s’élèvent contre « l’incapacité des perdants à intégrer les bonnes compétences et à obtenir le diplôme dont chacun sait qu’il sera nécessaire dans la société du futur ».

[3]. On fait ici référence à une citation attribuée (abusivement) à Charles Wilson, PDG de GM et secrétaire à la défense d’Eisenhower en 1953 : « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour General Motors et vice versa ».

[4]. Sur la transition du parti démocrate et son éloignement de sa base ouvrière et syndicale, Lily Geismer, Don’t Blame Us : Suburban Liberals and the Transformation of the Democratic Party, Princeton, Princeton University Press, 2014.

Alexia Blin

Historienne, enseignante en civilisation des États-Unis à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

Rayonnages

Livres

Notes

[1]. Sur la puissance du syndicat de l’automobile américain entre les années 1940 et 1970, voir Nelson Lichtenstein, The Most Dangerous Man in Detroit : Walter Reuther and the Fate of American Labor, New York, Basic Books, 1995.

[2]. Thomas Frank, Pourquoi les riches votent à gauche, Marseille, Agone, 2018. Le journaliste dénonce dans ce livre « la panacée de l’éducation », vantée par les deux partis, qui s’élèvent contre « l’incapacité des perdants à intégrer les bonnes compétences et à obtenir le diplôme dont chacun sait qu’il sera nécessaire dans la société du futur ».

[3]. On fait ici référence à une citation attribuée (abusivement) à Charles Wilson, PDG de GM et secrétaire à la défense d’Eisenhower en 1953 : « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour General Motors et vice versa ».

[4]. Sur la transition du parti démocrate et son éloignement de sa base ouvrière et syndicale, Lily Geismer, Don’t Blame Us : Suburban Liberals and the Transformation of the Democratic Party, Princeton, Princeton University Press, 2014.