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Il reste des lumières – à propos d’Alexander Kluge

écrivain

Avec Chronique des sentiments. Livre II, Inquiétance du temps, le réalisateur Alexander Kluge signe un livre comme on en fait peu et comme on en édite moins encore. 1 200 pages d’énoncés en tous genres, d’images, de cartes, de croquis fourmillant de ce que l’auteur nomme des « cours de vie », des contes souvent tirés du réel mais également des histoires inventées pleines d’ironie.

« Ce dont les hommes ont besoin au cours de leurs vies, c’est d’orientation », voilà le postulat d’Alexander Kluge, l’une des figures majeures de la culture allemande. Auteur au sens fort du terme, Kluge est tout en même temps écrivain, poète, cinéaste, philosophe, historien, anthropologue. Identifier ce besoin, toujours plus prégnant omniprésent d’orientation, est à la portée de chacun, mais Kluge en a fait une justification maîtresse de tout son travail depuis six décennies.

Quelques repères sur ce colosse de la culture européenne : fils de médecin, né en 1932 à Halberstadt, en Saxe-Anhalt (plus tard province de l’Allemagne de l’Est), il étudie le droit, l’histoire et la musique religieuse. Après ses examens de fin d’études, Kluge travaille comme conseiller juridique au fameux Institut de Sciences sociales de Francfort où il devient un proche de Theodor W. Adorno (1903-1969). Ce dernier, pourtant peu porté sur le cinéma, lui fait obtenir un stage auprès de Fritz Lang qui tourne à Berlin Le Tombeau hindou. Adorno est persuadé qu’il est impossible d’écrire après Proust et espère désamorcer les ambitions littéraires du jeune Kluge. À l’inverse, les images autant que les mots et le rapport qu’ils entretiennent vont captiver le jeune homme jusqu’à l’ivresse … jusqu’à aujourd’hui.

Passé à la réalisation de films, Kluge dès 1962 fait partie du groupe qui proclame la rupture avec le cinéma de l’Allemagne fédérale d’après-guerre, conventionnel et peu soucieux de l’histoire. Son premier long métrage Anita G. remporte un grand succès en 1966, confirmé deux ans plus tard par un Lion d’or pour Les artistes sous le chapiteau : perplexes (Die Artisten in der Zirkuskuppel : ratlos). Il devient le chef de file d’un courant auquel s’associeront bientôt Wim Wenders, Volker Schlöndorff, Werner Herzog ou Rainer-Werner Fassbinder.

Représentant résolu du film d’auteur, Kluge aime assembler des débris et des traces selon la technique du collage, alternant archives et fiction. Et, depuis ses débuts, assortit ses créations audiovisuelles d’une production continue de textes tantôt théoriques, tantôt narratifs, tantôt l’un et l’autre ensemble.

Le deuxième volume de son grand œuvre, la monumentale Chronique des sentiments (Chronik der Gefühle) nous arrive en français, dirigé comme le premier (en 2016) par Vincent Pauval et également publié par les éditions P.O.L. .

Chronique des sentiments, Livre II – Inquiétance du temps est un livre comme on en fait peu et comme on en édite moins encore : 1 200 pages, un continent ou encore une forêt d’énoncés en tous genres, d’images, de schémas, de cartes, d’équations mathématiques, de croquis où apparaissent le plus souvent sans prévenir le Minotaure, le dernier sténographe du Führer, un homme seul marchant le long d’un fleuve il y a six siècles, le dramaturge Heiner Müller et beaucoup d’inconnus que la guerre a frappés : la première, la seconde, d’autres encore et la guerre de vivre.

Je reprendrai ici avec enthousiasme cette note de Georges Didi-Huberman au moment de la sortie du Livre I de Chronique des sentiments : « Alexander Kluge écrit beaucoup, car il observe beaucoup, apprend beaucoup, pense beaucoup, aime beaucoup, critique beaucoup, s’amuse beaucoup, s’émeut beaucoup, invente beaucoup. C’est qu’il a beaucoup, beaucoup d’imagination. En ce sens, il est un grand romantique posant son regard sur notre rhizomatique condition contemporaine ».

Vaste proposition où le passé est potentiellement annonciateur de l’avenir et pourrait nous prémunir contre les redoutables capacités de la répétition.

Le volume 2 est composé de dix-huit cahiers et découpé en douze chapitres comprenant des ensembles historiques et ce que Kluge nomme des « cours de vies », des histoires, des contes souvent tirés du réel. Vaste proposition où le passé est potentiellement annonciateur de l’avenir et pourrait nous prémunir contre les redoutables capacités de la répétition.

L’architecture même de Chronique II repose sur une accumulation de pistes qui sous mille formes différentes, reflets de la diversité infinie du monde, tentent de répondre à ce fameux besoin d’orientation dont nous souffrons. Il faut voir et écouter Alexander Kluge se frayer un chemin à travers l’Histoire, ouvrir des champs, comme il le fait toujours, sur les questions les plus diverses, les frontières, la narration cinématographique ou la poétique qui possède cette « capacité de créer des relations ».

L’un des axes de Kluge, on en sera peu surpris car il fréquente aussi, sans jamais en rester prisonnier, la psychologie des profondeurs, est le souvenir d’enfance. C’est, par exemple, le cas du bombardement d’Halberstadt, la ville natale de l’auteur, lequel raconte le raid aérien du 8 avril 1945 vécu à 13 ans. Mais le livre fourmille aussi d’histoires inventées souvent pleines d’ironie.

Dans sa même recension de Chronique I, Didi-Huberman rappelait la définition baudelairienne de l’imagination : « l’art de faire surgir les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies » … L’imagination comme faculté de connaissance et non comme fantaisie personnelle.

Comment travaille Kluge et comment nous transmet-t-il ce qu’il a nous dire ? Tout a l’air de se passer par association d’idées, association de faits, associations de représentations dont le rapprochement raconte le monde et le dévoile : il est tantôt question d’histoire, tantôt de science, tantôt de sociologie… On glisse du thème de l’inflation (qui, dit Kluge, « s’installe comme la pluie ») aux aventures de Dominique Strauss-Kahn à New York, de Théano, épouse de Pythagore, aux tracts de propagande de la RDA etc.

Pour Kluge, le travail du philosophe comme celui de l’artiste (et ce n’est pas qu’il soit tantôt l’un, tantôt l’autre, il porte les deux chapeaux en même temps et constamment) consiste à fouiller l’énigme radicale : le rapport des choses entre elles, les relations entre elles des choses telles qu’elles sont. Fouiller ? Oui, comme un archéologue, comme Benjamin, pour qui aussi le travail du poète n’est en rien la création d’un monde mais plutôt quelque chose comme une mise au jour, la révélation d’une polyphonie. Le travail du poète c’est aussi de collecter. « Le lieu de mon écriture, nous dit Kluge, est un théâtre d’opéra, la nuit, lorsque tous les opéras du monde se mettent à chuchoter entre eux, en secret ».

En dialogue permanent avec le passé, Alexander Kluge part de nous, de notre mémoire et de notre présent. Il sait que notre réalité n’a plus la consistance dans laquelle évoluaient les créateurs du passé. Ainsi il faut inventer constamment, maintenir sa confiance dans la force de la pensée.

À propos du néologisme « inquiétance », sous-titre de ce Livre II, Kluge explique que le mot traduit l’allemand « Unheimlichkeit » : absence de tranquillité et inquiétude. Pour la présentation de son ouvrage aux Éditions POL, Alexander Kluge a rédigé ce commentaire sur son choix du terme :

« Dans ce livre, l’“inquiétance” est présente sur divers champs et à différentes époques. L’aiguillon de l’inquiétude est le même aujourd’hui, lors d’un bombardement dans la région d’Alep, qu’en ce mois d’avril 1945 où ma sœur et moi-même avions dû trouver refuge dans un abri antiaérien. L’écart entre première et seconde nature – entre le surgissement d’une industrie porteuse de bombes (stratégie d’en haut) et l’idée de fuite, la quête d’une issue pour nous, les prisonniers du sous-sol (stratégie d’en bas), demeure un absolu. […] Quand les vies sont déchirées par le cours de l’histoire, la poétique ne saurait les raccommoder, les recoller, ou les recoudre. En revanche, s’il s’agit de comprendre ce que le monde nous réserve (…) elle compose des toiles, à l’instar d’Arachné, cette jeune tisseuse lydienne transformée en araignée, sœur éloignée d’Internet. »

Ce deuxième volume de Chronique des sentiments – la série devrait en comprendre pas moins d’une demi-douzaine – a été supervisé pour l’édition française par Vincent Pauval. Pauval, collaborateur régulier du maître, connaît parfaitement l’univers de Kluge, si bien qu’une fois encore ses talents de traducteur et d’éditeur font merveille.

 

Alexander Kluge, Chronique des sentiments. Livre II, Inquiétance du temps, édition dirigée par Vincent Pauval, traduit de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval, éditions P.O.L, 1184p.


Eric Sarner

écrivain, journaliste et réalisateur

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