Cinéma

Rejouer le pire – à propos de « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares »

Philosophe

Comment représenter un évènement historique – à plus forte raison s’il est abominable – sans échouer en le rendant banal et en amoindrissant l’expérience réelle ? Avec Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares , le réalisateur roumain Radu Jude fait résonner ce vieux questionnement cinématographique dans l’inquiétant contexte du processus de révision historique et de résurgence nationaliste en cours dans l’Europe entière.

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Qui n’a jamais ressenti une certaine gêne face à une reconstitution historique malhabile, façon « théâtre vivant », qui grime et costume des habitants des lieux ou des acteurs et figurants pour leur faire rejouer des scènes du passé ? Qui n’a pas ressenti un malaise face à des films représentant en toute légèreté des moments ou des épisodes tragiques ou criminels de l’Histoire ? Le problème du kitsch et de l’obscénité de la représentation a été depuis longtemps posé par les représentants les plus aigus de la critique cinématographique et du documentaire historique. Il l’a été en particulier, ou paradigmatiquement, à propos de la Shoah – du fameux article de Rivette (« De l’abjection », 1961) soulignant, à propos du recadrage esthétisant sur une femme morte sur les barbelés d’un camp de concentration, qu’un travelling était une affaire de morale, jusqu’à l’œuvre de Claude Lanzmann, écartant toute reconstitution et toute archive pour ne donner à entendre que l’inouï du témoignage et pour ne donner à voir que l’absence, l’indifférence des paysages et le calme trompeur de la vie qui continue là où « cela a eu lieu ».

Le dernier film de Radu Jude s’inscrit dans le sillage de cette interrogation, et de ce dilemme : pour empêcher l’oubli, le refoulement, oubli des victimes et refoulement nationaliste des crimes, il faut représenter ou « rejouer » les événements les plus terribles (ici : le massacre d’Odéssa par l’armée roumaine) ; mais rejouer (le terme anglais de re-enactment est plusieurs fois prononcé lors de la discussion entre la metteuse en scène – Mariana Marin, jouée par Ioana Iacob – et ses contradicteurs) un passé aussi précis qu’atroce, c’est risquer de tomber dans le grotesque de la représentation grossière, pompière, et, pire, ce peut être fournir un « bon spectacle » mal compris et mal applaudi. Il me semble que le pari de Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares est d’intégrer le grotesque et le risque de l’échec radical dans l’entreprise de représentation, comme son risque le plus intime.

Ne le cachons pas : le premier quart d’heure du film laisse craindre une multiplication de procédés de mise à distance – actrice se présentant face caméra, plus tard lisant longuement à voix haute, assise et immobile, des pages d’Isaac Babel, essais ridicules avec les figurants… Mais on entre peu à peu dans la tension et dans l’agacement de cette jeune femme déterminée, l’agacement qu’elle éprouve et l’agacement qu’elle suscite. Elle est en effet hyper-documentée, jusqu’à l’obsession (les séquences qui la saisissent dans sa vie privée, amoureuse, sexuelle, sont toutes infiltrées par ses interrogations historiques, son projet), plus consciente des enjeux et des problèmes de ce reenactment que tous ces mâles qui lui font la leçon – mais qui ne voient pas que leur représentation d’opérette des batailles n’avait rien de commun avec ce qu’est en fait la guerre, puisque la mort et la douleur y étaient déréalisées.

La mise en scène de Radu Jude fait que tous ces petits – ou gros – personnages masculins tournent autour de cette femme (parfois littéralement, en trottinette) qui doit sans cesse les « recadrer », les remettre à leur place, les diriger, leur rappeler sa légitimité à les diriger, et défendre une vision minoritaire mais juste d’un passé enjolivé. Ces mouvements bourdonnants sont régulièrement interrompus par des temps d’arrêt et de contemplation d’une photo, d’une archive, ou d’un lampadaire dont il nous est rappelé qu’à Odessa, il a servi à pendre trois ou quatre personnes. C’est ainsi aujourd’hui : pour imaginer ce passé il faut s’extraire d’un bouillonnement de mouvements et d’images, s’arrêter sur des traces ou des signes, une photo en noir et blanc, un texte traduit du russe, la permanence d’un mobilier urbain…

Un suspense de basse intensité s’instille ainsi dans le film : la metteuse en scène va-t-elle parvenir à détourner la pauvre parade nationaliste en un spectacle subversif, qui aille à l’encontre de l’effacement complaisant du rôle de l’armée et des autorités roumaines dans l’extermination des Juifs, et incite les spectateurs à une réflexion critique sur le passé – et le présent – de la Roumanie ? La tension vient d’abord des réactions de certains figurants, qui refusent sa « vision » ou ne veulent pas jouer à côté de Tsiganes, et passe au cran supérieur, quoique sous la forme alors apparemment plus aimable d’une discussion entre intellectuels, lorsqu’un représentant officiel de la culture, mi-protecteur mi-censeur, s’inquiète et veut modérer voire empêcher les velléités subversives de la jeune femme.

La réussite du film tient ici à ce que ce personnage (interprété par un grand metteur en scène de théâtre roumain, Alexandru Dabija) soit intelligent, souriant et parfois odieux, mêlant à des arguments spécieux, voire quasi révisionnistes, une dérision chargée d’humour noir (quand Mariana lui dit qu’Hannah Arendt a souligné que la Roumanie était le deuxième pays le plus antisémite d’Europe après l’Allemagne, il réplique : « Ah, pauvre Roumanie, on est toujours deuxième ! »), mais énonçant aussi des remarques dont Radu Jude, lors de la présentation du film au Forum des images, ne cachait pas qu’elles avaient été aussi les siennes : que peut-on attendre d’une nouvelle représentation des crimes passés ? Parler de ces crimes, achevés et, dans la conscience collective, en principe déjà jugés, n’est-ce pas se donner le beau rôle et toujours le faire au détriment d’autres crimes, peut-être en cours d’exécution, pour lesquels il faudrait exercer un jugement politique « dans la mêlée », et non après-coup ?

Le glaçant « on parle trop de la Shoah », aux arrière-pensées antisémites, peut faire écho à une interrogation plus intime et moins douteuse : est-il vraiment utile de monter un spectacle – ou un film – sur ce sujet aujourd’hui, n’est-ce pas vain ?

La colère qui s’empare de Mariana face à la bêtise, la mauvaise foi ou l’ignorance de ses concitoyens paraît ainsi légitime mais potentiellement périlleuse pour ses intentions : en voulant éveiller la conscience des spectateurs face à ce passé caviardé ou embelli, elle n’est pas loin de maltraiter ses figurants, de battre un vieil homme qui lui sort des « arguments » usés en faveur du Maréchal Antonescu qu’on retrouverait, ici, en faveur du Maréchal Pétain – il aurait en fait protégé les Juifs, du moins les Juifs « nationaux », il aurait combattu plus extrémiste que lui, etc.

Le discours, cité littéralement par un comédien lors des séquences finales de reconstitution, dans lequel Antonescu exhorte à tuer 100 Juifs en représailles pour un soldat roumain tué dans une « attaque terroriste », pulvérise cet argumentaire apologétique (ou ce que Ricœur désigne, dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, comme la « disculpation à bon marché ») par lequel on tente, dans les anciens pays occupés, de minorer la responsabilité des autorités de collaboration.

Mariana répond pied à pied à ces discours banalisés qui circulent aujourd’hui dans toute l’Europe, où la critique légitime de l’oppression soviétique s’accompagne parfois d’une réhabilitation de figures ultra-nationalistes ou fascistes.

La metteuse en scène doit subir tout un chapelet des refrains actuels qui visent à relativiser les crimes des nazis et de leurs collaborateurs ou à « passer à autre chose » : « et pourquoi ne pas parler plutôt des crimes communistes ? Parler des crimes nationaux contre les Juifs ne va-t-il pas contribuer à réveiller un ressentiment contre les Juifs ? Pourquoi, si l’on s’intéresse aux crimes de masse, ne pas évoquer les crimes américains, Hiroshima ou le Vietnam ? Pourquoi ne pas consacrer plutôt ses forces artistiques à lutter contre un péril plus actuel, comme Daesh et l’islamisme ? Certains historiens ne contestent-ils pas les chiffres avancés ? Les autorités des pays occupés ne se sont-elles pas contentées de suivre les ordres, de protéger leurs citoyens ? Etc. »

Mariana, en qui il est possible de voir un double de Radu Jude, répond pied à pied à ces discours banalisés qui circulent aujourd’hui dans toute l’Europe, l’ancienne Europe de l’Est en particulier, où la critique légitime de l’oppression soviétique s’accompagne parfois d’une réhabilitation de figures ultra-nationalistes ou fascistes. Lors de la reconstitution finale, les spectateurs applaudissent les troupes allemandes et huent les Russes, certains empêchent un prisonnier juif de s’enfuir, applaudissent l’atroce discours d’Antonescu, – même si une partie du public le siffle et le traite d’assassin.

Un malaise guette ici le spectateur du film, qui ne sait pas trop si Radu Jude a filmé un « vrai public » et ses réactions spontanées, ou s’il a mis en scène les réactions de figurants. Les deux, semble-t-il (voir son interview dans les Cahiers du cinéma, n° 752, février 2019).

Les inquiétudes de Radu Jude fusionnent avec celles de son personnage et s’emparent ainsi du spectateur du film, comme en abime, au vu des spectateurs du spectacle : on craint une caricature, on se demande si l’homme de la rue roumain d’aujourd’hui peut vraiment applaudir un discours ultra-nationaliste, antisémite et justifiant des massacres de masse au nom de la défense de la nation. Radu Jude a choisi de répondre positivement, et il a sûrement, hélas, de bonnes raisons de le faire.

Mais ces réactions sont ici en partie fictives, et le dispositif du film, – fiction aux allures de documentaire –, se retourne quelque peu contre lui : on voudrait ici en avoir le cœur net, on préférerait que Radu Jude ait filmé les réactions réelles des Roumains d’aujourd’hui, le fait qu’il les ait mises en scène donnant au film un caractère de démonstration à priori, au risque d’un didactisme à la Brecht. La fin en demi-teinte désamorce cependant cette impression : entre Mariana et le responsable de la mairie personne n’a « gagné ».

Quant au spectateur du film, il lui reste un goût amer et la crainte que le film, loin de n’être qu’une charge humoristique contre les détournements de la mémoire d’une certaine Roumanie, ne soit aussi un aperçu d’un processus de révision historique et de résurgence nationaliste en cours dans l’Europe entière.


Jean-Claude Monod

Philosophe, Directeur de recherche en philosophie au CNRS

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