Noirs éternels, les étoiles clandestines de Jia Zhangke et Zhao Tao
Qiao tire une balle dans l’air de la nuit – vacarme du corps à corps entre Bin et ses ennemis s’interrompt, l’écho sinistre du coup de revolver résonne dans le silence des rues de Datong. D’un geste, Qiao braque son arme sur ses opposants, avance le bras tendu vers les agresseurs de Bin – un à un, les fait reculer. Dans le noir de ce regard de plomb, un noir d’éternité, aucun retour possible et la prémonition des cinq années de prison qu’elle devra traverser seule : pour sauver Bin, elle se condamne ; le port d’arme est illégal en Chine et Qiao n’avouera pas à ses geôliers que celui qu’elle aime est le véritable propriétaire du revolver. Jamais actrice n’aura porté dans ses yeux résolution si ténébreuse.
Tel est le destin de ceux qui appartiennent au jianghu (江湖), le monde parallèle des bandits, des chevaliers errants et des maîtres d’arts martiaux, là où s’inscrivent les dissidences et les révolutions silencieuses contre l’ordre et l’État. Les Éternels (Jiānghú érnǚ, 江湖儿女) [1], dernier film de Jia Zhangke, sans conteste l’un des plus grands cinéastes vivants, donne à voir sur deux décennies les errances d’un couple (Zhao Tao et Liao Fan), frappé par la violence de la pègre et l’exclusion que la société fait subir à ceux qui s’écartent de la loi.
C’est tout le cinéma de Jia Zhangke qui traverse le corps de Zhao Tao, et avec lui l’histoire de la Chine toute entière, ses espoirs, ses fantômes et ses angoisses.
Tout commence dans un bus cahoté par les saccades des routes accidentées, comme avait commencé Xiao Wu, l’histoire d’un pickpocket laissé pour compte, le premier film de Jia [2] ; plus tard, un petit haut de satin noir frappé d’un papillon arc-en-ciel et voilé d’une veste de soie rouge que Zhao Tao portait déjà dans Plaisirs inconnus ; une musique, YMCA des Village People sur laquelle Tao danse, comme elle dansait sur le Go West des Pet Shop Boys dans Au-delà des montagnes, ou, plus timidement, sur la reprise du tube allemand de Dschinghis Khan par Ge