Winnie l’Ourson contre le néolibéralisme – à propos de Christopher Robin
Blanche Neige, en 1937, vendait un idéal de bonheur dans le travail en chantant « Whistle While You Work », alors qu’elle nettoyait la maison des sept nains, avec l’aide des animaux de la forêt. En 1964, Mary Poppins apprenait aux enfants que « dans tout travail à faire, il y a un élément de drôlerie », avant d’entonner « A Spoonful of Sugar » en matière d’encouragement.
Il y a ainsi, chez Disney, une tendance historique à allier labeur et divertissement, à compenser la difficulté de l’un par le plaisir de l’autre.
Le récent Christopher Robin, sorti aux États-Unis le 3 août 2018, arrivé en France le 24 octobre sous le titre Jean-Christophe et Winnie, n’a plus cet optimisme. Dernier opus d’une franchise prolifique, lancée en 1966 avec le moyen-métrage Winnie the Pooh and the Honey Tree, le film de Marc Forster ancre une intrigue hors du temps dans les années 40.
Christopher Robin a grandi, épousé Evelyn et donné naissance à une fille, Madeline, venue au monde pendant qu’il faisait la guerre sur le continent. On le retrouve à un poste de cadre supérieur chez Winslow, une importante fabrique de valises, alors que les affaires battent de l’aile. Il faut d’urgence réduire les coûts, sous peine de devoir licencier. On est après-guerre, mais les préoccupations économiques sont d’aujourd’hui ; sous les dehors d’un film en costume, Christopher Robin traite une question d’actualité.
Pour relever un défi qui paraît hors de portée, Christopher doit sacrifier un week-end en famille, dans la maison de son enfance. Son renoncement est d’autant plus lourd de conséquences que Madeline doit bientôt rentrer en pension, comme il l’a fait au même âge. Marc Forster dresse le portrait d’un père et d’un époux absent, accaparé par son emploi. Rallié aux valeurs pragmatiques du monde du travail, il ne comprend rien à sa fille et se persuade lui-même qu’elle préfère étudier que s’amuser. L’enfance lui est devenue étrangère. Il passe à côté de celle de Madeline parce qu’il a oublié la sienne, parce qu’il a rompu le serment jadis fait à Winnie de ne jamais l’oublier. Il sacrifie le présent comme le passé, au nom d’un avenir incertain. Il en est arrivé à penser comme son supérieur direct, Giles Winslow Jr., que « les rêves ne se réalisent pas tout seuls ». Il a renoncé à la pensée magique qui donnait vie à ses peluches dans la Forêt des Cent Acres (Hundred Acre Wood) que l’on appelle en France Forêt des Rêves Bleus.
Depuis Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carroll et The Wonderful Wizard of Oz de Lyman Frank Baum, le roman d’aventures féeriques se caractérise par l’articulation de deux espaces antagonistes, l’un réaliste, rythmé par l’ennui du quotidien, l’autre merveilleux où se déploie l’aventure. En l’espèce, l’opposition est entre Londres et Hartfield dans le Sussex, où résidait effectivement Alan Alexander Milne, l’auteur de Winnie-the-Pooh. L’intrigue est structurée par les allées-et-venues entre ces deux espaces antagonistes. Leur clivage se double ici de celui des âges ou plutôt de l’esprit qui leur est lié. C’est ainsi que Madeline, élevée à Londres, apparaît privée d’enfance ou peu s’en faut. Elle découvre par bribes celle de son père – ici un dessin, là une collection de vieux glands –, sans pouvoir communiquer avec lui sur ce terrain. Elle s’étonne même à l’idée qu’il ait pu être un enfant.
Winnie agit en thérapeute avisé lorsqu’il rappelle à son ancien compagnon de jeu son identité intime.
La vie professionnelle de Christopher ruine la vie de famille des Robin. Sur le plan psychologique, elle agit à la manière du fameux syndrome de Stockholm, décrit par Nils Berjerot en 1973. De la même manière que les otages, en proie à une forme d’osmose émotionnelle, finissent par vivre en empathie avec leurs geôliers, Christopher Robin en est venu à épouser la cause de Giles Winslow Jr. et sa conception du capitalisme industriel. Il a même réussi à ce que sa fille, à défaut de tout à fait lui ressembler, réponde à ses attentes. Evelyn ne manque pas de lui faire remarquer qu’elle travaille d’abord pour lui faire plaisir. Bien avant que Berjerot s’en empare, Sándor Ferenczi et Anna Freud s’étaient intéressés au cas paradoxal, mais fréquemment observé, de l’identification d’un agressé à son agresseur[1]. L’un, sur la base du traumatisme de l’inceste, y voyait un cas d’introjection de l’agresseur conduisant l’enfant à mûrir trop vite ; l’autre l’analysait de façon plus générale comme un mécanisme de défense consistant à convertir sa passivité en activité. Dans tous les cas, le phénomène se caractérise par la reproduction du traumatisme subi.
Lorsqu’il reprend à son compte les formules de son responsable et les enseigne à sa fille, lorsqu’il projette d’éloigner celle-ci du foyer familial, Christopher Robin s’inscrit pleinement dans ce processus. L’identification à l’agresseur induit la neutralisation de l’esprit critique et l’aliénation du moi. La clinique confirme donc que c’est là une violence perpétrée contre la subjectivité.
On comprend dès lors que Winnie agit en thérapeute avisé lorsqu’après avoir ramené son ancien compagnon sur leur terrain de jeu d’autrefois, il lui assène par deux fois : « Mais tu es Christopher Robin ». En le nommant, il le rappelle à son identité intime.
Dès leurs retrouvailles à Londres, l’Ourson l’étonne en lui affirmant qu’il n’a pas changé, qu’il est toujours le même à l’intérieur. C’est cette conviction qu’il finira par lui faire partager. Rien à voir avec les autres animaux qui le prennent tous, à son corps défendant, pour un “éfélant” – un de ces monstres fabuleux qui, comme les “nouifes”, les effraient. Pour Winnie, Christopher reste un enfant prisonnier d’un corps d’adulte. Pour Bourriquet, Tigrou, Porcinet et Maman Gourou, en revanche, il est bel et bien l’adulte ennemi de la magie, ce qu’il ne cesse d’ailleurs de démontrer en affirmant que les “éfélants” et les “nouifes” n’existent pas. Il est la voix du réalisme austère, qui s’élève contre les frissons du jeu. Du reste, il redeviendra lui-même à leurs yeux en faisant semblant de combattre un de ces terribles “éfélants”. Mais avant cela, il lui faudra suivre un véritable parcours initiatique : risquer la noyade dans un piège à “éfélant”, puis renaître en contemplant son reflet enfant dans la rivière, tel Narcisse prenant conscience de ce qui le rend beau[2].
C’est à Petit Gourou qu’il revient de saluer l’achèvement de sa métamorphose en lui répétant pour la troisième fois qu’il est Christopher Robin. Son identité apparaît dès lors restaurée et il peut amorcer son retour vers Londres, fort de l’idée que Winslow n’est lui-même qu’une “nouife”, autant dire qu’il n’a de dangereux que la crainte qu’il inspire. Le langage de l’enfance a retrouvé sa pertinence et avec elle sa capacité à conjurer le réel des adultes.
À la construction intellectuelle du matérialisme historique, l’imaginaire disneyen réplique par les mécanismes avérés de la psyché.
Psychanalyser un personnage n’aurait aucun sens, mais établir de la sorte que sa psychologie correspond à un tableau clinique connu permet d’appréhender la modèle comportemental selon lequel les scénaristes pensent son addiction au travail. Christopher Robin – et à travers lui ses semblables dans la vie de tous les jours – nous apparaît moins comme l’employé des usines Winslow que comme leur otage.
Son histoire met au jour la manière dont l’ordre économique s’impose en se transmettant de génération en génération. Elle en assimile le fonctionnement à l’emprise violente des adultes sur les enfants, qui se manifeste sur le plan de la fiction par la prévalence du monde du travail sur le cercle familial et des codes du réalisme sur ceux de la féerie.
À l’idéologie par laquelle Antonio Gramsci expliquait que le développement de la société industrielle n’ait pas produit la révolution annoncée par Marx, l’imaginaire disneyen substitue le piège mental que constitue la réaction de défense naturelle à leur agression. À la construction intellectuelle du matérialisme historique, il réplique par les mécanismes avérés de la psyché.
Dans ces conditions, nul relais institutionnel ni privé n’est nécessaire à l’hégémonie du point de vue de la classe dominante. L’industrie culturelle se trouve du même coup exonérée des torts dont l’accusent à l’envi les Cultural Studies. Les productions Disney peuvent même se poser en remède à ce mal insidieux, dans la mesure où la pression qui l’occasionne s’exerce contre les valeurs de l’enfance, son système de pensée, ses aspirations et même son langage.
C’est en ce sens que s’oriente le dénouement du film, sa fin heureuse. Pour bien en comprendre la portée, il faut l’appréhender en termes rhétoriques. L’intrigue a opposé de manière radicale les exigences de l’entreprise et les plaisirs de la vie de famille. Evelyn, du début à la fin, fait entendre la voix des sentiments et du foyer contre celle des chiffres et du travail. Elle n’incarne pas pour autant une figure de mère traditionnelle. En sa qualité d’architecte, elle est une femme active, quelque peu décalée dans les années 1940, mais en phase avec l’époque contemporaine.
La production a d’ailleurs choisi pour le rôle Hayley Atwell qui joue l’agent Peggy Carter, l’âme-sœur de Captain America, dans le Marvel Cinematic Universe : c’est dire si elle ne dégage pas la faiblesse et la soumission. Elle se rattache au contraire aux icônes féminines sur lesquelles le Disneyverse contemporain fait reposer l’espoir d’un ordre social alternatif au vieux patriarcat : Mia Thermopolis, Merida, Moana, Elena d’Avalor, etc.
Evelyn se dresse contre la vision du monde de son époux avec la vigueur d’une antithèse contre une thèse. C’est naturellement à elle qu’il revient de lui inspirer le moyen créatif[3] de résoudre l’équation économique sur laquelle il achoppe : promouvoir les congés payés pour accroître la demande de bagages et baisser les prix pour élargir la clientèle, plutôt que de réduire les coûts ou la masse salariale. La vie n’en sera que plus belle : « Il y aura des centaines de milliers de gens ordinaires qui partiront à la campagne, au bord des lacs et sur les plages, tous avec leurs valises Winslow ! »
La proposition, qui emporte aussitôt l’adhésion de Giles Winslow Sr. – le père de la “nouife” – opère également la synthèse des opinions qui se sont combattues dans le couple Robin, puisqu’elle réconcilie l’économie de marché et les loisirs familiaux. La dissension se déplace entre les deux générations de Winslow, surtout lorsqu’il s’avère que Junior a passé son week-end au golf au lieu de travailler comme prévu avec Christopher.
Le fils et le père présentent deux visages antagonistes du capitalisme, l’un arrogant qui repose sur la rente et la comptabilité, l’autre débonnaire qui allie le profit à l’amélioration des conditions de vie – l’un égoïste, l’autre humaniste dans la tradition des Pères Fondateurs, une expression que l’on pourrait selon toute vraisemblance appliquer à Giles Winslow Sr. Le Mal et le Bien.
On comprend, évidemment, que l’idéal ainsi projeté par la firme lui correspond. Dans les bagages Winslow, c’est l’industrie du divertissement que l’histoire de Christopher Robin range soigneusement, à commencer par son leader mondial : la Walt Disney Company. Le vieux Winslow peut même passer pour un double de Walt, et son fils pour un héritier imposteur dont le profil concentre les travers souvent reprochés aux dirigeants de Burbank.
À travers le portrait de ce dernier, Disney affiche son rejet des pratiques néolibérales, jugées aussi brutales qu’inefficaces, et remet en quelque sorte les pendules à l’heure quant à sa conception de la gouvernance et des affaires.
La leçon du film fait écho à la philosophie par laquelle Winnie justifiait la paresse de Christopher enfant : « Ne rien faire conduit souvent à faire le mieux » (« Doing nothing often leads to the very best something »). Le vieux Winslow reprend fièrement la formule à son compte. Elle contrarie le mantra de son fils, qui stipule qu’« On n’a rien sans rien » (« Nothing comes from nothing »).
Dans la lignée d’Adam Smith et de sa fameuse « main invisible » du capitalisme, elle applique à l’économie le principe de l’eudémonisme qui fait du bonheur individuel le but de l’existence, et du bien-être collectif celui des sociétés. En qualité de suite aux Many Adventures of Winnie the Pooh qui reprenaient, en 1977, trois moyens-métrages antérieurs, Christopher Robin transpose la sagesse de la Forêt des Cent Acres dans la réalité des adultes, d’où le choix audacieux d’une production en live action mêlant les peluches aux acteurs dans des décors urbains ou naturels.
D’abord visuellement et axiologiquement décalée dans ce nouveau contexte, l’enfance y reconquiert la place qui lui a été ravie. La naïveté rétablit ses droits contre la raison qui l’abuse, et remet l’humain au centre du marché : c’est à cela aussi qu’entendent servir les productions Disney.
NDLR : Christian Chelebourg a récemment publié Disney ou l’avenir en couleur, Les Impressions nouvelles, 320 pages.