La griffe du temps ou l’herméneutique historienne de Judith Lyon-Caen
De plusieurs côtés aujourd’hui, on voit des historiens s’aventurer du côté de la littérature de même que l’on aperçoit des romanciers qui empiètent sur l’histoire, voulant que les « champs » respectifs se rencontrent et s’interpénètrent. Et ceci au grand dam de puristes qui veillent à ce que les chasses respectives continuent à être sévèrement gardées.
Or, le mixage des deux domaines peut se révéler fécond comme le prouve l’essai que vient de donner Judith Lyon-Caen dans La Griffe du temps en partant d’une nouvelle de Barbey d’Aurevilly. Essai audacieux et novateur qui nous est ainsi proposé et qui exige beaucoup de ses lecteurs. Or, que ce soit Barbey, vieux connétable des lettres sentant le moisi et irréductible ultra, qui inspire un tel coup de force est finalement réjouissant. Mais c’est bien grâce à La Vengeance d’une femme, sixième et dernière nouvelle des Diaboliques, que Lyon-Caen apporte ainsi un souffle de fraîcheur méthodologique aux études littéraires via l’histoire.
Certes, c’est de longue date que les historiens se documentent aux sources que peuvent être les œuvres de fiction, romans ou drames. De même, il existe tout un travail d’historien portant sur l’institution littéraire dans ses structures et dans ses développements. Mais, avec l’ouvrage ici présenté, c’est de bien autre chose qu’il s’agit et qui opère sur des recherches plus dialectiques à l’intersection de l’historique et du littéraire. Et, pour donner une première indication à ce propos, disons qu’en ce cas l’analyste interroge au plus près les traces en texte de ce qui renvoie à ces « expériences de vie » qu’ont laissées un auteur, certains transmetteurs des œuvres et, bien évidemment, les personnages de fiction eux-mêmes. Mais commençons par évoquer la nouvelle de Barbey ici en cause et qui, à maints égards, demeure un texte étonnant et riche d’une manière de bravoure.
Nous sommes à Paris à la fin de la Monarchie de Juillet. Un élégant de l’époque, expérimenté en tout domaine, Robert de Tressignies, voit passer, après avoir dîné au Café Tortoni, une prostituée racoleuse qui l’intrigue puissamment par sa rare beauté. Alors qu’il la suit dans une rue sombre, la fille l’entraîne jusque dans son logis, mélange de faste et de misère. Tressignies va y connaître avec cette « lorette », que l’on dira plutôt « panthère » selon le vocabulaire d’époque, une expérience sexuelle de haut voltage. Après quoi, l’Espagnole, car c’en est une, en vient à se confier. Elle est en vérité duchesse de Sierra-Leone du nom de son mari, grand d’Espagne, elle-même étant née Turre Cremata. Elle s’est éprise à la cour conjugale d’un amant tout platonique que le mari va cependant mettre à mort avec une rare cruauté et ceci sous les yeux de sa femme. Celle-ci ne va pas pardonner le crime odieux. La duchesse se résout alors à fuir et à se rendre à Paris où elle se jette dans la prostitution de bas étage. Ce sera là toute sa vengeance, visant à déshonorer un mari assassin tout en se détruisant au gré du pourrissement de sa personne et de sa beauté. Le catafalque portera ses nom et titre mais aussi la mention fallacieuse de « fille repentie ».
La nouvelle telle qu’investiguée par l’historienne se nimbe d’un puissant pouvoir d’évocation.
Telle que la voilà, la nouvelle s’adosse à un arrière-plan extraordinaire. C’est d’abord qu’elle est faite d’une histoire espagnole et mythique englobée dans une histoire parisienne et réaliste. Ainsi la mort de la duchesse peut faire penser à celle de la Nana de Zola, alors que Barbey exécrait ce dernier. C’est ensuite que la même nouvelle relate une anecdote sous Louis-Philippe que Barbey publie au début de la Troisième République. C’est encore qu’elle est en gros une reprise de La Fille aux yeux d’or du Balzac que vénérait Barbey. C’est qu’enfin elle ne redoute pas de jouer sur un climat d’obscénité, en évoquant particulièrement une mode d’époque traduite en petites statuettes de bronze très répandues alors et franchement licencieuses ainsi que les évoque Lyon-Caen. Où l’on voit que la nouvelle telle qu’investiguée par l’historienne se nimbe d’un puissant pouvoir d’évocation auquel on reviendra.
S’agissant de la prostitution et de l’aura indécente qui l’entoure, le premier chapitre de l’ouvrage est le seul qui soit pleinement historique. Sous le titre clin d’œil du « Trottoir insoumis », il rapporte que, « dans la ville extravertie du Second Empire, la ville où “la fille sort de l’ombre” et s’expose sur les boulevards, à la terrasse des cafés, sous la lumière des réverbères qui ont fit reculer la nuit, la prostituée trouble l’espace public. » (p. 85-86) Et puis ceci encore : « La police est débordée et les femmes honnêtes y perdent la raison ».
Barbey sans trop le vouloir sans doute rejoint ainsi le processus prostitutionnel qu’a abondamment décrit tout le courant du roman naturaliste à l’époque, avec les œuvres de Flaubert, Zola, Maupassant, ou Huysmans qui n’en finissaient guère d’évoquer l’armée des racoleuses sévissant en certains quartiers parisiens alors que se répandait la hantise des maladies vénériennes. Ainsi, en avant-scène de son étude, Judith Lyon-Caen s’en tient à un chapitre réservé à une évocation des mœurs d’époque même si l’écrivain dandy qu’est Barbey choisit de ne pas rejoindre la cohorte réaliste et aborde le monde des putains avec un faste indéniable.
Mais, dès le chapitre suivant, l’auteure va franchir la lisière qui existe entre littérature et histoire pour aborder bien autre chose. C’est que, selon un mot de Pierre Barbéris ici repris, après l’écumage proprement historien, il est un « reste » critique, qui n’est ni tout à fait histoire ni rien que littérature. Et en voici d’emblée un exemple. C’est qu’il subsiste un manuscrit de La Vengeance d’une femme qui présente des variantes. L’analyste va profiter de cette aubaine pour noter que, à même la scène amoureuse, la fille est selon le manuscrit habillée de couleurs criardes (dentelles noires, bas rouges et bottines roses) qui affirment la prostituée alors que, dans le texte édité, la même apparaît sous un voile à demi transparent et l’on rejoint alors de la duchesse. Pour Roland Barthes certes, ce serait le voilement qui serait érotique et non pas la pleine exhibition.
Nous voilà aux prémices d’une méthodologie inédite encore que l’on puisse se dire qu’une certaine critique interprétative inspirée de la sémiotique ou d’une sociologie littéraire tout juste mâtinée d’esprit historique ne procède guère autrement.
Et pourquoi pas, en effet, une aristocrate excitante ? Toujours est-il que notre auteure est bien avec ce détail dans la conjecture. Et d’écrire finement : « dans cet espace conjectural, le repentir devient ici un indice, la trace d’une action qui n’exige pas d’être expliquée, mais mise en contexte pour être éclairée et comprise ». (p. 120-21) Et d’enchaîner avec cette heureuse formule : « L’histoire comme science du probable devient possible ». Et juste après : « le repentir met ainsi en branle la possibilité d’une herméneutique historienne ; soit la combinaison de l’interprétation et de la conjecture ». Nous voilà donc aux prémices d’une méthodologie inédite encore que l’on puisse se dire qu’une certaine critique interprétative inspirée de la sémiotique ou d’une sociologie littéraire tout juste mâtinée d’esprit historique ne procède guère autrement que ne le fait la présente étude.
Mais la nouvelle enchaîne avec un autre détail qui stimule la verve herméneutique de Judith Lyon-Caen. Alors que la prostituée vient de sortir à demi nue du cabinet de toilette et que les sens de Tressignies s’éveillent, ce dernier est traversé par un souvenir. « Par le détail de cette toilette, monstrueusement provocante, dit le texte, elle (la duchesse de Sierra-Leone) rappelait à Tressignies cette statuette indescriptible devant laquelle il s’était parfois arrêté, exposée qu’elle était chez tous les marchands de bronze du Paris d’alors, et sur le socle de laquelle on ne lisait que ce mot mystérieux : « Madame Husson » (p. 47). Puis vient ce commentaire : « Dangereux rêve obscène. Le rêve était ici une réalité ». Quant au plaisant de cette énigme, si l’on ose dire, c’est qu’elle restera ici irrésolue.
Qui était donc cette Madame Husson ? Échec à l’herméneutique en quelque sorte. Encore que Lyon-Caen nous rappelle non sans une note d’humour que Husson était le véritable patronyme de l’écrivain Champfleury, fondateur en titre d’un réalisme que ne pouvait apprécier Barbey. Toujours est-il que le souvenir révèle que Tressignies participait de l’obscénité ambiante par l’attrait que la statuette exerçait sur lui et qui anticipait sur le fougueux échange sexuel qu’il vivra. On aurait cru blasé celui qui est dit avoir marchandé les plus belles femmes sur la marché d’Andrinople et dont une statuette de bronze à alerté le désir. Ce qui voudrait que depuis la Madame Husson que l’on devine de basse classe à la duchesse qu’il a entre les bras, le viveur qu’est Tressignies tressaille à tous les coups et que toute chair humaine lui est bonne pourvu qu’elle assure le grand frisson.
Ainsi l’obscénité telle qu’elle travaille la gent masculine est bien un thème central du livre. Ce que souligne la reproduction en volume d’images et d’estampes reprises d’albums franchement licencieux en même temps que, en certains cas, largement satiriques (voir les pages 149-155 de l’ouvrage). Façon pour l’auteure d’assumer ce qui est tout ensemble l’une des ouvertures du texte par contextualisation et l’une des griffes du temps. Cette obscénité publique à l’enseigne d’une Madame Husson date déjà du règne de Louis-Philippe. Mais c’est ce que dit à la même époque un art plus aimable et plus honorable, qu’il soit du peintre Horace Vernet ou du sculpteur James Pradier. C’est donc à tout un monde d’images que renvoie le lecteur des Diaboliques, aidé qu’il est par Judith Lyon-Caen.
Et l’historienne nous dira que, s’il renvoie sans doute au Paris de Balzac, c’est plus précisément encore à la modernité urbaine qui allait suivre, celle de Constantin Guys et du Charles Baudelaire célébrant Guys en « peintre de la vie moderne ». Car c’est bien d’une modernité que le romancier ultra se réclame et sans doute à contre-voie. Nous avons ainsi en succession au sein de la nouvelle la ville de Balzac et de Juillet, qui fut celle de l’écrivain en sa jeunesse, la ville de Charles Baudelaire et des flâneurs qu’il incarnait (Tressignies est du nombre !), enfin la ville d’un Barbey vieillissant et qui s’impatientait d’être rudoyé par des filles de joie. Ces trois villes sont l’objet de maintes figurations qui conduisent, selon notre historienne, à la mise en œuvre de tout un « détaillisme ». Nous l’avons vu avec les images de l’époque.
La méthode qu’inaugure ici Judith Lyon-Caen méritera d’être testée sur d’autres textes, d’autres écrivains, d’autres moments de l’histoire littéraire.
Mais on le voit plus encore avec les habits, les habitats et les habitudes tels qu’ils sont relevés par le texte. Effets de réel, comme dira Barthes ? Pas toujours cependant, car les objets nombreux qui sont recensés, et c’est l’esprit du présent livre, griffent l’époque du simple fait de leur mention et de leur présence. Ainsi des torchères de cuivre qui ornent et disent le logis de la duchesse-prostituée. C’est bien ce dont nous parle l’historienne. « Il s’agit, écrit-elle, de rendre aux objets, en les rendant à leur histoire, les cadres dans lesquels ils étaient perçus par leurs premiers lecteurs, l’attention (ou l’inattention) qu’ils pouvaient susciter, leur politique en somme. Le roman n’est pas un document sur les choses : il est là, comme une trace en attente des archives qui rendront la matérialité de son monde à l’histoire et rouvriront ainsi la lecture du texte, tout en permettant au lecteur actuel de renouer avec l’expérience qu’en eurent ses premiers lecteurs. » (p. 174)
Mais on ne peut omettre par ailleurs l’histoire dans l’histoire ou, mieux, l’histoire d’avant l’histoire. Nous parlons ici de l’épisode espagnol tel que le rapporte la protagoniste. Historique et mythologique, cet épisode vient, pour notre historienne, se fracasser sur le trottoir parisien ou, plus encore, mourir (pourrir ?) à l’hôpital de la Salpétrière. C’est de ce tragique double rôle – aristocrate et prostituée – que la duchesse tire toute sa prestance. Nous sommes là dans un temps hors du temps et devenu hiératique.
Mais oublions ici les grands d’Espagne pour en revenir au trottoir de Paris – cette institution – qui a sollicité le meilleur d’une enquête entre historiographie des confins textuels et sociologie de la littérature.
Remarquable, la méthode qu’inaugure ici Judith Lyon-Caen méritera d’être testée sur d’autres textes, d’autres écrivains, d’autres moments de l’histoire littéraire. Il y sera question, comme on a vu, d’une collaboration subtile et inventive de l’enquête historienne et d’une sociocritique littéraire. Son mode opératoire séduira comme il séduit ici par différents traits et en particulier en s’appuyant sur “le reste” d’enquêtes et de travaux plus classiques. Elle pourra intervenir sur des griffes et des traces, là où des détails se font indices. Mais elle sera surtout soucieuse d’ouvrir les textes en les contextualisant sans trop de retenue. Il lui reviendra aussi de dessiner des parcours de vie enregistrés par l’histoire et s’indexant sur une fictionnalisation de second degré. C’est là que se fera la jonction avec certaines théories des possibles que l’on rencontre aujourd’hui dans les études littéraires et qui s’attelle à faire naître le texte du texte. En somme une pratique libérée et aimerait-on dire joyeuse de l’histoire et de la critique avec le recours d’un nouveau type de spécialistes.
Judith Lyon-Caen, La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, 2019, 304 pages.