Design graphisme

Apprendre avec les yeux – à propos des Isotypes d’Otto Neurath

Historienne de l'art

Philosophe, économiste et sociologue autrichien Otto Neurath fut aussi le concepteur, dans les années 1930, d’une méthode de transmission visuelle des savoirs : les Isotypes. Dans son autobiographie enfin traduite en français, Des hiéroglyphiques à l’Isotype , il analyse rétrospectivement des livres, surtout illustrés, qu’il découvrit durant son enfance et son adolescence et qui constituèrent le terreau visuel de son projet ultérieur : créer une langue internationale contribuant à former une opinion éclairée.

Durant les années 1920 et 1930, travailler à construire un autre monde plus juste, meilleur, n’était pas considéré comme une simple utopie mais comme une espérance réalisable, un horizon d’attente. Parmi les artistes et intellectuels européens qui partagèrent cette espérance : le philosophe, économiste et sociologue autrichien Otto Neurath, le concepteur d’une méthode de transmission visuelle des savoirs. D’abord nommée la Bildstatistik nach Wiener Methode (Méthode viennoise de statistiques par l’image), elle fut rebaptisée sous le nom que nous lui connaissons aujourd’hui, Isotype ou International System of Typographic Picture Education, un nom publié pour la première fois en 1936, dans International Picture Language. « La nouveauté présentée par le travail des Isotypes » dit-il, « est la création d’une langue internationale des images, la création d’un lexique des signes et d’une grammaire des signes ». 

L’ouvrage dont il est question ici, Des hiéroglyphiques à l’Isotype. Une autobiographie visuelle, écrit entre 1943 et 1945 par Otto Neurath, est une initiative singulière, peu pratiquée, pour ancrer un parcours intellectuel dans la formation initiale de l’auteur. Pas de pathos, pas d’anecdotes d’ordre intime. Mais l’analyse rétrospective d’ouvrages majoritairement illustrés qu’il découvrit durant son enfance et son adolescence et qui constituèrent le terreau visuel de son projet ultérieur ; une analyse aiguisée, en retour, par des années de construction et de pratique de l’Isotype.

Des hiéroglyphiques à l’Isotype est accompagné d’un conséquent et précieux appareil : une introduction de Christopher Burke qui contextualise la rédaction de cet ouvrage et une préface de Matthew Eve qui décrit l’histoire de sa production. Aux notes de l’édition anglaise s’ajoutent dans la française, celles du traducteur, Damien Suboticki, qui apportent des précisions très utiles sur certaines références utilisées par Neurath. Enfin, chaque illustration est accompagnée d’informations la contextualisant et la reliant au propos de Neurath.

Très rapidement, au cours de la lecture, émerge des analyses menées par Otto Neurath et de ses souvenirs de lecture, un intérêt très fort pour tous les visuels synthétiques, comme les diagrammes et les cartes ; il dit être particulièrement sensible aux images qui diffusent directement une information, un savoir, sans s’entourer d’éléments inutiles comme il est possible d’en trouver dans les images narratives. La découverte des hiéroglyphes égyptiens fut en l’occurence un moment décisif. Fasciné par leur simplicité, il fit de tout système visuel fondé sur les pictogrammes et qu’il nomme les « hiéroglyphiques », une référence revendiquée pour la construction de l’Isotype.

Les images et les mots : une tension constructive

« Apprendre au moyen des yeux » : tel est l’objectif assigné à l’Isotype, une « aide visuelle », un pont « permettant de combler le fossé entre analphabètes et lettrés », à une époque qu’il serait légitime, selon Otto Neurath, de qualifier d‘« âge de l’œil » (page 39). Ces termes issus de l’observation de son environnement urbain, rappellent ceux utilisés pour définir hâtivement notre présent : l’ère de l’image. À la différence cependant, que l’« âge de l’œil », malgré son apparent caractère généraliste, est plus juste que l’ère de l’image. Le terme « image » semble plus précis, mais il sert à désigner n’importe quel registre visuel, des diagrammes aux images narratives, fixes ou en mouvement. Et cette assimilation ne participe pas à ce qu’ambitionnait Otto Neurath, et que nous pourrions poursuivre aujourd’hui : développer une  « conscience visuelle ». À ce titre, il accordait une importance particulière au graphisme qui doit être « impressionnant », posséder un « charme » afin que l’éducation rivalise « avec le divertissement — c’est, d’après nous, de cela que nous avons besoin à notre époque » (page 149) conclut-il.

Il assimile l’Isotype à un pont. Cette métaphore est étayée par son analyse du langage verbal et de ses limites, cristallisée dans une note qu’il envoie à Paul Rotha, « au sujet d’expressions qu’il faudrait essayer d’éviter » (page 21). Il dresse la liste des mots qu’il considère comme « dangereux » et pouvant sembler « objectifs » alors qu’ils sont « subjectifs » : « good », « bad » à remplacer par « we dislike », ou « we like » ; « Justice », « Beauty », « Truth ». « Who is the judge ? » demande-t-il alors. L’imprécision de certains termes est également pointée : « Facts », « Things » à remplacer par « factual information », « documentary information », etc. Cette exigence de précision  fait écho à l’intérêt que l’auteur portait, enfant, aux diagrammes, aux schémas. En creux de cette exigence, sa conviction que « les symboles Isotype possèdent moins de connotations positives ou négatives que les mots d’une langue » (page 163).

Le projet d’Otto Neurath ne doit pas, cependant, être assimilé à un rejet du langage verbal. Dans son autobiographie, Otto Neurath reconnaît que « notre langue de tous les jours, (…) est dans une certaine mesure plus riche que ne peuvent l’être nos représentations fondées sur l’Isotype, et nous avons besoin que des mots soient associés aux images » (page 141). En outre, cette autobiographie visuelle est également un texte écrit par l’auteur, parmi d’autres textes qu’il publia[1]. Ici, la parole de Neurath est le ciment qui nous aide à relier les références entre elles, à nous mener à la compréhension des enjeux de l’Isotype.

S’il ne s’agit pas d’un rejet du langage verbal, il s’agit, en revanche, de refuser la hiérarchie qui privilégie le statut du texte aux dépens de celui de l’image, de refuser la méconnaissance dans laquelle était tenu le visuel. Il ne s’agit donc pas d’une logique binaire qui ferait jouer l’image contre le texte, mais de manière bien plus stimulante et complexe, de trouver un équilibre entre eux, qui serait un point de tension. Ce point de tension se cristalliserait alors dans l’Isotype, un système entre l’image et l’écrit, qui renouerait avec l’origine pictographique des premières écritures. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’il éprouve la nécessité d’affirmer que les  « symboles Isotype (…) devraient pouvoir être assemblés à la manière des caractères d’une ligne écrite ou imprimée » (page 142).

Une conception de la culture

Si l’analyse des symboles graphiques est importante pour comprendre la puissance et la cohérence de ce langage visuel, il faut veiller également à ne pas la réduire à une approche formaliste. Une grande cohérence, en effet, d’une part, unit la conception plastique du langage visuel qu’il met en place avec son équipe, et sa conception de l’écrit. Tous deux sont structurés par une même exigence de précision, de concision, une volonté d’écarter le maximum d’éléments subjectifs. Cette volonté, rappelons le, explique le choix d’Otto Neurath d’écrire une autobiographie qui soit visuelle en rejetant toute anecdote intime qui se prêterait à une interprétation psychologisante. D’autre part, elle caractérise l’un des aspects du Neurath philosophe qui travaillait, au sein du Cercle de Vienne, à unifier les sciences, notamment, par la définition d’une terminologie qui leur serait commune, de manière similaire à l’Isotype qui ambitionne d’être un vocabulaire formel commun à tous.

Otto Neurath ouvre sa carrière professionnelle en pleine première guerre mondiale. Après avoir été lieutenant dans l’armée en 1914, il est transféré en 1916 dans la section de l’Économie de guerre du ministère de la guerre à Vienne. Il sera également nommé directeur du Musée allemand de l »Économie de guerre à Leipzig. Probablement, ce conflit contribua-t-il à conforter non seulement ses idées progressistes sur l’accès de tous à la culture mais également à construire, en écho aux idées pacifistes partagées par nombre d’intellectuels et d’artistes durant les années 1930, son projet d’unification du langage scientifique et visuel afin de fédérer les chercheurs et diffuser la culture.

L’Isotype, une langue internationale pour contribuer à former une opinion éclairée : Otto Neurath poursuit l’idéal des Lumières et la conviction en la perfectibilité de l’homme. Il prolonge également la pensée des Encyclopédistes. L’un de ses projets, la constitution d’une Encyclopédie internationale de la science unifiée, devait insérer des Isotypes. Mais cette piste fut abandonnée et l’Isotype suivit une voie indépendante. Quant au projet d’Encyclopédie unifiée, le projet fut présenté notamment lors du Congrès de Philosophie Scientifique qui se déroula en 1935 à la Sorbonne, à Paris. Mais il resta inachevé en raison du deuxième conflit mondial et, probablement, en raison de l’ampleur du projet lui-même.

Cette cohérence visible dans les diverses activités d’Otto Neurath est une exigence intellectuelle. Elle est aussi, voire avant tout ici, un projet qui dépasse les seules limites d’une carrière personnelle pour accéder et s’ouvrir au collectif ; un projet qui cherche les moyens de transformer par l’accès aux savoirs, par la culture, la vie des hommes, quels qu’ils soient, au delà des origines sociales, culturelles et géographiques.

Question de design ?

Construire un langage visuel qui fédère les différences induit selon Otto Neurath, la « neutralité » des dessinateurs de diagrammes afin, affirme-t-il, que l’Isotype ait « principalement pour objectif de fournir un service public » (page 163). La prise en compte de la fonction contribue à structurer l’évolution de ce projet. Cependant, contrairement à ce que pourraient penser des regards trop rapides, Otto Neurath n’est pas un dogmatique. La radicalité du langage visuel qu’il conçoit avec son équipe, ne le mène pas à faire table rase du passé. Au contraire, son intelligence des conditions nécessaires à la transmission des savoirs, le conduit à privilégier les symboles forgés dans l’histoire en les actualisant.

En outre, il se montre attentif à ce que l’Isotype ne soit pas un cadre qui s’impose au contenu, il doit s’adapter aux divers contenus à mettre en forme. Aussi la lecture du livre Des hiéroglyphiques à l’Isotype, devrait être prolongée par celle de l’ouvrage de Marie Neurath et Robin Kinross, Le Transformateur. Principes de création des diagrammes de l’Isotype, dont la traduction française fut également publiée aux éditions B42. Dans cet ouvrage, en effet, est décrit le processus de réalisation des diagrammes et les divers ajustements auxquels ils sont soumis. En cela, c’est un petit livre précieux pour comprendre ce qui fonde graphiquement les diagrammes et les symboles Isotype.

Enfin, le souci de « neutralité » qu’Otto Neurath exige des dessinateurs, est doublement étayé d’une part par sa conception d’un langage visuel et d’autre part, par l’observation de l’attitude des visiteurs des expositions qu’il organisa à Viennes, au Musée des sciences économiques et sociales qu’il dirigeait, et par le travail que Marie Neurath ou lui même menèrent auprès des enfants. « Notre expérience a révélé que les gens ordinaires devaient être traités avec respect » (page 151). Il en conclut que « c’est ce qui m’a amené à considérer de plus en plus les dessinateurs d’images pédagogiques comme étant au service, et non maîtres, de la population » (page 121).

Alors, Otto Neurath n’est pas un designer. Il ne crée pas de formes. En revanche, il a une pensée de designer. L’Isotype est une pensée que l’on qualifierait aujourd’hui du design, mise en action dans la construction de ce système visuel. Cette pensée est une pensée des relations des éléments graphiques entre eux, entre les divers diagrammes mais également avec leur environnement visuel. Cette forme de pensée se traduit dans son autobiographie et trouve aussi son application dans la diversité des disciplines qu’Otto Neurath investit (philosophie, économie, sociologie).

En France, l’Isotype fut longtemps ignoré, jusqu’aux années 2000 durant lesquelles l’essor de la data visualisation favorisa leur découverte, notamment par les designers graphiques. D’autres travaux tels ceux du sémiologue Jacques Bertin auteur de Sémiologie graphique, ont connu une situation similaire. Probablement, la raison de cette ignorance est à trouver dans la tradition du graphisme hexagonal qui a longtemps privilégié l’histoire de l’affiche et sa relation conflictuelle avec un design qui revendiquait la « neutralité ». Ce dernier terme, d’ailleurs est discutable. L’apparente « objectivité » du traitement graphique des données est contestée par l’hypothèse selon laquelle les choix graphiques mis en oeuvre constituent un langage qu’il est nécessaire, alors, d’analyser.

Le développement de la data visualisation, ces dernières années, correspond à des préoccupations proches de celles d’Otto Neurath : simplifier l’accès aux données statistiques. Cependant, entre les producteurs de data visualisation et ceux de l’Isotype se glisse une distinction importante qui peut être résumée par László Moholy-Nagy qui affirmait dans un texte publié en 1947 : « Il faut faire en sorte désormais que la notion de design et la profession de designer ne soient plus associées à une spécialité, mais à un certain esprit d’ingéniosité et d’inventivité, (…) permettant de considérer des projets non plus isolément mais en relation avec les besoins de l’individu et de la communauté ». Parmi de nombreux points commun qui les réunissent et qui s’inscrivent dans l’histoire du XXe siècle et de ses conflits, Otto Neurath et László Moholy-Nagy partagent une même volonté, celle d’humaniser. Pour le premier, « une humanisation du savoir à travers l’oeil » et pour le deuxième, un « design pour la vie ».

 

Otto Neurath, Des hiéroglyphiques à l’Isotype. Une autobiographie visuelleéditions B42-78, paru en septembre 2018, traduis de l’anglais par Damien Suboticki, 232 pages.


[1]Selon Paul Neurath, son fils, Otto Neurath aurait écrit entre 1906 et 1945, 21 livres, 21 brochures et plus de 300 articles. Paul Neurath, “Otto Neurath (1882-1945). La vie et l’oeuvre”, Otto Neurath, un philosophe entre science et guerre, Cahiers de philosophie du langage, n°2, Paris, L’Harmattan, 1997.

Annick Lantenois

Historienne de l'art, Chercheuse et professeure à l'École supérieure d'art et design Grenoble-Valence

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Notes

[1]Selon Paul Neurath, son fils, Otto Neurath aurait écrit entre 1906 et 1945, 21 livres, 21 brochures et plus de 300 articles. Paul Neurath, “Otto Neurath (1882-1945). La vie et l’oeuvre”, Otto Neurath, un philosophe entre science et guerre, Cahiers de philosophie du langage, n°2, Paris, L’Harmattan, 1997.