L’éco-politique, un jeu animal – À propos de Brian Massumi
De la saison éditoriale 2018-2019, les habitués des rayons « philosophie » dans les librairies hexagonales retiendront peut-être l’apparition quelque peu soudaine de plusieurs ouvrages du penseur nord-américain Brian Massumi. Malgré la traduction occasionnelle de ses articles dans certaines revues comme Multitudes ou Chimères, aucun de ses essais principaux n’avait encore été édité par les maisons d’édition francophones avant que la québécoise Lux brise ce jeûne par la publication de L’économie contre elle-même.
Cette parution du printemps 2018 a préparé une piste d’atterrissage pour que d’autres travaux de Massumi puissent enfin traverser l’océan et toucher terre en France : Pensée en acte (co-écrit avec Erin Manning, aux presses du Réel en 2018) et, il y a quelques semaines, Ce que les bêtes nous apprennent de la politique pour les Éditions du dehors.
Le milieu intellectuel et éditorial français semble commencer à rendre à Massumi le service qu’il avait lui-même rendu à la culture francophone par la mémorable traduction anglaise de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, accompagnée d’un précieux guide de lecture qui a beaucoup fait pour leur renommée mondiale. L’effort remarquable de Massumi pour conduire la pensée des deux philosophes français vers la langue anglaise est sans doute comparable à celui de ses traducteurs actuels (Armelle Chrétien et Erik Bordeleau). Pas facile en effet de rendre en français sa réflexion, très dense et exigeante, enfantée par le croisement original de traditions philosophiques très variées (Simondon, Whitehead, Bergson, James…), ayant comme dénominateur commun un certain parti pris du processus et du devenir.
Pourquoi Massumi maintenant ?
En parcourant la trentaine d’années (au moins) d’activité intellectuelle et éditoriale de Massumi, on est amené à constater l’aspect tardif de cet engouement français pour son travail. On serait tenté de se demander « pourquoi le traduire maintenant ? », juste après la fin officielle de sa carrière académique. On pourrait prendre à rebours l’interrogation avec laquelle Yves Citton introduisait son premier livre traduit en français : alors que Citton questionnait « l’invisibilité » dont Massumi avait jusqu’à alors fait l’objet (jugée « étonnante » et « regrettable »), on peut s’interroger sur la nouvelle visibilité dont il commence à jouir de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourquoi faire appel donc au travail de Massumi aujourd’hui ? Dans quelle urgence ?
La publication de Ce que les bêtes nous apprennent de la politique (dont nous souhaitons ici proposer un rapide compte rendu) semble expliquer une possible raison de l’intérêt contemporain pour sa pensée. Le sujet du livre résumé par son titre – en résonance avec la ligne éditoriale de Dehors qui le publie – indique en effet un élément, celui de l’écologie (politique), où l’attention dernièrement reçue par son travail trouve une possible explication. Cette curiosité inédite pour l’œuvre de Massumi est à situer à notre avis au milieu d’un débat plus général autour des questions environnementales qui relie la spéculation anthropologique (Bruno Latour, Philippe Descola, Tim Ingold…) aux théories de l’Anthropocène et de l’effondrement (diffusés entre autres par le travail du Seuil), en passant par les pensées et les témoignages du champ éco-féministe (alimenté par Cambourakis)… L’importance contemporaine de la philosophie de Massumi se situe – aussi, surtout – au sein d’un mouvement hétérogène de réflexions et de pratiques qui tente de faire face aux dilemmes politiques dessinés par les multiples crises écologiques qui habitent et secouent notre aujourd’hui et son inquiétant lendemain.
Abstraire l’écologie
Assigner Massumi au terrain intellectuel « écologique » – il faut l’avouer – relève d’un engagement interprétatif de lecteur. Il est impossible de réduire son projet de « pragmatisme spéculatif » à une prise de position éphémère dans le débat (souvent) médiatique autour de l’urgence climatique. Et pourtant, c’est à partir de soucis apparemment très éloignés – convertir la tradition du sujet individuel rationnel dans une perspective événementielle et « dividualiste » – que Massumi arrive à fabriquer des machines spéculatives capables de saisir et d’abstraire efficacement les changements de paradigme que l’horizon écologique nous impose au quotidien. Ces machines philosophiques ont ainsi leur place légitime et nécessaire dans la lutte éco-politique en cours, à côté des changements institutionnels, des recherches techniques, des actions militantes ou des nouveaux imaginaires. Leur virtualité accompagne les contingences où l’écologie engage des gestes et des expérimentations concrètes. Cela s’opère d’une manière parfois insoupçonnée, car Massumi aime emprunter des chemins inattendus et fuyants pour articuler sa pensée.
Prenons, par exemple, L’économie contre elle-même. Il s’y attelait à démontrer les principes trans-individuels et affectifs du monde qu’on habite (des principes qu’on pourrait facilement qualifier d’écologiques) à partir d’une plongée dans les profondeurs de la théorie économique néo-libérale, associée d’habitude à des modèles d’individualisme rationaliste et extractiviste. Cette tendance à prendre les évidences à rebrousse-poil, en renversant les présuppositions, anime également Ce que les bêtes nous apprennent de la politique. Le rapport politique aux univers animaux représente un domaine de la pensée contemporaine plutôt en vogue, et le livre de Massumi dialogue, plus ou moins directement, avec l’ensemble des productions qui en sont issues. Il le fait, toutefois, à partir d’une position singulière et décalée qui constitue le noyau original et fécond de son propos. Comment repenser la consistance de notre existence politique à partir de la nouvelle attention prêtée aux formes de vie non-humaines ? La réponse de Massumi complète en même temps qu’elle contredit celle que d’autres penseurs ont pu formuler.
Ni une politique avec les animaux, ni une politique contre les animaux
Récemment, il a été souvent question de (re)penser la « politique » dans les termes d’une « politique avec les animaux » : comment leur reconnaître une présence et une agentivité à l’intérieur de nos communautés ? Comment les inclure et les représenter dans notre horizon collectif ? Dans ce brouillage des frontières entre humain et naturel qui a aussi été nommé Anthropocène, on a été poussé à contrer l’influence humaine sur les environnements naturels par l’identification et l’entretien d’espaces d’influence et d’échange des vies non-humaines au sein de la sphère humaine. En ce sens, faire de la politique avec les animaux (comme avec tous les autres « agents-non-humains »: les plantes, les glaciers ou les océans) a constitué l’un des sujets principaux de réflexion théorique et pratique d’une des rares références de la pensée écologique contemporaine que Massumi cite (pour en prendre les distances) : Bruno Latour. Proches du lexique latourien sans revendiquer une affinité directe, les travaux du philosophe-éthologue Baptiste Morizot – basés essentiellement sur le rapport homme-loup – ont aussi et différemment déployé un raisonnement très intéressant autour d’une coexistence politique avec les animaux, en s’appuyant sur des concepts comme « diplomatie » ou « communication ».
Autant pour Latour que pour Morizot, il s’agit surtout d’établir des espaces politiques de rencontre et de négociation avec des vies non-humaines, en dépassant le grand partage entre sphère culturelle et sphère naturelle. À la seule sphère « culturelle » et « humaine », la tradition occidentale dominante aurait attribué la dignité du mode politique d’existence, basé sur le langage et la conscience réflexive, en maintenant dans la soumission tout ce qui (naturel, non-humain…) n’y a pas accès.
C’est à une telle manière vicieuse de concevoir le domaine politique, celle d’une « inclusion exclusive », que la pensée de Giorgio Agamben a porté son attention dans une série d’œuvres cruciales de la théorie politique récente, que Massumi ne manque pas de rappeler et discuter. La référence aux travaux d’Agamben constitue le terrain parfait pour évoquer, par un regard critique, la longue tradition définissant la « politique contre l’animal ». À ce propos, les études d’Homo Sacer ne sont qu’une tentative prolongée de mener une enquête lucide autour de la naissance et de l’évolution d’une théorie du politique – innervant d’innombrables pratiques gouvernementales – fondée sur ce qu’il a appelé la « machine anthropologique ». À savoir, sur un principe opérationnel et sans cesse renouvelé de partage entre « humain » et « naturel », « rationnel » et « irrationnel », « esprit » et « matière », « forme » et « vie nue ». Au premier pôle de ces couples est assigné le droit politique, en l’ôtant au deuxième où tombent toutes les existences (les animaux, mais aussi les races humaines inférieures…) pouvant faire l’objet de violence et de domination.
Dans l’annexe 2 du livre (« Zoo-logie du jeu »), Massumi a l’occasion de résumer les étapes principales de le pensée agambénienne en adoptant une position ambivalente. D’une part, il accompagne et valide le raisonnement du philosophe italien décrivant le fonctionnement de cette politique constituée contre l’animal, que Massumi va appeler simplement la « politique humaine ». Celle de la séparation entre l’état humain politique et l’état naturel impolitique (à gouverner), instituée et nourrie par une longue histoire spéculative : du zoon politikon d’Aristote aux sciences naturelles modernes, en passant par le Leviathan d’Hobbes. D’autre part, Massumi souligne la nécessite de dépasser cette inertie sans s’arrêter à une simple déconstruction archéologique (la limite de la pensée agambenienne, à son avis), afin de pouvoir penser et vivre une condition alternative – la condition fertile d’une « inclusion mutuelle » où réside le principe d’une véritable « politique animale ».
Vers une « politique animale »
Tout l’effort intellectuel du livre de Massumi (articulé en cinq chapitres) est aimanté par le besoin de définir une telle « politique animale » qui dépasse autant l’horizon d’une « politique contre l’animal » que celui de la « politique avec l’animal ». Cette dernière risque de demeurer, en effet, dans un paradigme de distinction entre entités humaines et entités non-humaines (celui de toute « politique humaine »), auquel le philosophe canadien refuse de souscrire. L’enjeu principal de Ce que les bêtes nous apprennent de la politique consiste, au contraire, à démontrer le « continuum » – « métastable », en devenir et en déséquilibre incessants – entre les deux ordres. Cela s’inscrit sous les auspices d’une vitalité créative commune qui rapproche, d’une manière claire bien que non directement revendiquée, les réflexions de Massumi de la pensée du being alive de l’anthropologue Tim Ingold.
Que signifie penser ? Qui pense, qui parle ? Comment se transforme-t-on par ces gestes ? Au nom de quoi refusons-nous ces « privilèges » aux animaux ? Le siège que Massumi dresse contre la forteresse de l’exception humaine se joue autour d’un questionnement de la notion de pensée et, par conséquent, de langage : des fonctions à arracher à l’attribution exclusivement humaine — ce qui aurait justifié le partage entre politique et impolitique, raison et instinct etc.
Sans trop anticiper la réflexion de Massumi ni gâcher le plaisir de suivre son déroulement surprenant, disons qu’il fait de l’espace du jeu (via Gregory Bateson) le terrain sur lequel se dévoile la capacité animale à produire des abstractions, à vivre des virtualités et, conséquemment, à inventer – ensemble – des formes de vie. C’est une capacité non soumise à des causalités matérielles rigides, ni à des lois de compétition, opposée donc aux principes de l’évolutionnisme néo-darwinien remis en cause par Massumi. Si on voulait faire un résume-teaser de son essai, on pourrait affirmer que des animaux, il faut apprendre ce qu’ils apprennent en jouant — à savoir l’expérimentation « éthico-esthétique » d’autres devenirs communs.
Des jeux tellement singuliers, tellement naturels
D’un côté, la valorisation des éléments langagiers et réflexifs de l’activité ludique chez l’animal permet de saisir et de savourer une puissance créative et trans-individuelle qui – précisément – l’« anime » : une puissance ouverte politiquement au « sur-normal ». De l’autre, ce travail spéculatif permet à Massumi de redéfinir les coordonnées et la consistance de cette activité intellectuelle et esthétique qui fonde la possibilité (non exclusivement) humaine de vie politique.
Rapprochée du monde animal, cette activité est décalée d’un certain a priori individualiste et rationaliste, pour émaner d’une zone plus relationnelle et affective, que le philosophe montréalais situe dans un aller-retour inventif entre l’infra-individuel et le trans-individuel. Il faut ici entendre l’élément politique comme la production – spontanée, partagée, anomale – de « territoires existentiels », plutôt que comme la négociation de contrats ou la définition de normes.
L’activité d’abstraction créative et langagière décrite à partir des activités ludiques des animaux acquiert d’emblée une forme insoupçonnée (collective, événementielle, incorporée), vouée moins à la constitution d’une organisation universelle et stable qu’à l’impulsion de mouvements de différenciation inclusifs. C’est une raison (et une politique) de l’excès inventif, qui pousse sans arrêt le « normal » vers l’émergence improvisée et l’accueil « sympathique » d’un « sur-normal ». La trajectoire philosophique dessinée par Massumi ne mène pas seulement à reformuler les notions de « pensée » ou de « politique », mais aussi celle, cruciale, de « nature ». Abandonnant le vieille nature « bêtement » mécanique et inerte (donc maîtrisable par l’esprit humain), Massumi invite à découvrir une nouvelle nature « inconnue » et « surnormale », animée par des forces expressives, des transformations imprévisibles et des réflexivités singulières. Une nature « contre nature », dans une variation incessante, aux accents spinozistes.
La « politique intégralement animale », formulée et revendiquée par le penseur nord-américain, constitue ainsi une « politique naturelle », qui s’opposerait à tout projet d’une « politique de la nature ». Au lieu de faire appel à « une nouvelle institution démocratique répondant enfin à l’idéal d’une représentation véritablement inclusive », Massumi nous invite à alimenter une « démocratie révolutionnaire en acte », en puisant dans les ressources créatives spontanées de la pensée incorporée, improvisatrice et collective, révélée à l’occasion du jeu animal.
Voilà « ce que le bêtes nous apprennent de la politique ». Moins à négocier des rapports contractuels entre de sujets plus ou moins humains déjà donnés, qu’à explorer et inclure les projections vivantes et singulières d’un continuum « nature/culture, homme/animal » nouvellement intensifié.
Brian Massumi, Pensée en acte, avec Erin Manning, presses du Réel, 2018.
Ce que les bêtes nous apprennent de la politique, éditions du Dehors, 2019.