Théâtre

Architecture : fulgurances et ennui chez Pascal Rambert

Critique

Reprenant la trame classique de la discorde familiale, la pièce de Pascal Rambert Architecture, qui a ouvert le Festival d’Avignon, convoque l’atmosphère sclérosée de la bourgeoisie intellectuelle dans l’Europe du XXe siècle. Traumatisée par les guerres et le nationalisme, mise face à l’imminence de l’horreur, une famille cherche, et échoue, à trouver dans le langage une façon de changer le cours du temps.

Inégalement intenses, les quatre heures de plongée dans les névroses d’une famille d’intellectuels et artistes viennois, sur fond de Mitteleuropa bourgeoise et de fascismes approchants, alternent bouleversantes confessions et monologues sentencieux – tous menés par une excellente troupe de comédiens. Trop bavarde, pas assez dégraissée, parfois complaisante, la pièce reste néanmoins passionnante dans sa volonté de mettre en scène le langage lui-même, d’en explorer les effets contradictoires, d’ausculter la capacité du verbe à détruire et à soigner, à tenter -en vain- d’empêcher la dislocation des êtres et des liens.

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D’où la nécessité du ressassement infini : si la parole ne s’interrompt quasi jamais durant les quatre heures, c’est pour dire à la fois son échec et l’inépuisable refuge qu’elle représente. Les personnages ne cessent de dire et de redire, pour tenter de s’approcher sans cesse de ce qui se dérobe à eux – un avenir inconnu, une angoisse à circonscrire, un désir profond – faisant de la parole le lieu d’un pis-aller devant le vide, une tentative de parade à une époque à laquelle « ils ne sont pas préparés ». De sorte que c’est bien une « architecture », au sens d’un élément de construction qui protège (d’un « principe » (arche) et d’une « toiture » (tecton) : ce qui (re)couvre) qui manque à cette famille d’intellectuels autrichiens, que le magma de ses hostilités, frustrations et folies asphyxie.

Reprenant la trame classique de la discorde familiale, Architecture convoque l’atmosphère sclérosée d’une bourgeoisie à huis-clos chère à Buñuel

Rambert poursuit une geste inaugurée depuis Clôture de l’amour, celle qui raconte les luttes entre les êtres, et la façon dont le langage agit comme symptôme et cause de l’affrontement, le révélant et le déchainant à la fois. Ici, c’est le temps d’une croisière évoluant le long du Danube, croisant les villes de Zagreb, Sarajevo, Skopje, entre 1911 et 1938, jusqu’à l’année de l’Anschluss, que la famille d’Architecture se déchire.

Reprenant la trame classique de la discorde familiale – ver qui, une fois introduit dans le fruit, entame la longue putréfaction de celui-ci, Architecture lorgne vers un Festen sur fond de mobilier Bidermeier puis Bauhaus – pour les règlements de comptes, aveux et fissures familiales qu’il creuse – convoque l’atmosphère sclérosée d’une bourgeoisie à huis-clos chère à Buñuel (on remarquera les bottines des comédiennes, très Journal d’une femme de Chambre), et rappelle, pour la concentration de violence qu’il donne à entendre, une certaine lettre du père, dans le Rois et Reine d’Arnaud Despleschin.

Si bien que la pureté du plateau blanc qui tapisse la scène du Palais des Papes, la netteté des lignes du mobilier, l’innocence et l’élégance des costumes blancs s’annoncent d’emblée comme des illusions : il y a bien quelque chose de pourri dans cette famille, qui ronge ce microcosme damné. Rambert éparpille ses comédiens, qui réussissent à occuper la vaste scène épurée du Palais des Papes en y diffusant pourtant, malgré l’ample espace, le sentiment oppressant de leur cohabitation. Ce plateau presque nu, pourvu de quelques chaises, tables, fauteuils, autant d’éléments qui délimitent le récit à la sphère privée, suggère surtout que l’architecture n’a, ici, que peu de choses à voir avec du matériel : quel serait ce principe structurant qui ferait tenir ces êtres debout et ensemble ?

« Tenir ensemble » : l’expression était de Marguerite Duras, auquel le texte de Rambert fait parfois lointainement écho, à travers son usage de phrases lapidaires. Il leur ajoute une dimension pullulante, les constats sont secs mais à profusion. C’est sans doute dans la perspective de cette interrogation que la pièce s’avère la plus intéressante :  si l’amour – marital, filial – ne semble ne pouvoir constituer un ciment suffisant, il reste le langage, à la puissance ambiguë, tant la verbalisation semble soulager (la belle confession, grave et tragique, d’Emmanuelle (Béart), évoquant la souffrance de sa solitude, celle de son corps depuis trop longtemps ignoré par son indifférent mari) mais aussi concentrer, et par là accroitre, la violence.

Ainsi dans une scène inaugurale particulièrement foudroyante, le patriarche massif, joué par un Jacques Weber vibrant et despotique, professe une attaque d’une violence inouïe à l’égard de son fils, Stan (Stanislas Nordey), à qui il reproche sa conduite, qu’il juge indigne et offensante, lors d’une cérémonie de décoration de celui-ci. Ne pas parler la langue de l’autre, comme déclaration d’hostilité. Stan a éructé des bruits d’animaux, marmonné des borborygmes non identifiés : en un mot, il a subvertit le langage, en a annulé la valeur de réciprocité qu’il installe parmi les hommes, niant par ce geste, le partage d’un lien avec l’un d’entre eux, son père ; geste que ce dernier qualifie d’« attentat à la langue », geste de refus, qui est aussi celui d’une affirmation -celle du fils, joué avec une sécheresse exemplaire par Nordey.

Rambert montre les personnages user des mots comme des refuges, à rebours d’un langage-véhicule, instrument, extérieur à celui qui le professe

« Dis les mots, dis les mots » implore Marie-Sophie à son amant Jacques – le père – dans une belle scène finale d’amour, où chacun réaffirme la performativité tant espérée du langage, où le verbe serait la condition de l’être. C’est ce que Rambert réussit le mieux : montrer les personnages user des mots comme des refuges, à rebours d’un langage-véhicule, instrument, extérieur à celui qui le professe, transformer celui-ci en une dimension de l’être. C’est dans ces moments-là que s’invente une « parole parlée », chère à Merleau-Ponty, individuelle, propre, inédite par opposition à une « parole parlante » où l’on ventriloque des signifiants déjà agencés par d’autres.

Ainsi, c’est cette « voix » au-delà des mots que cristallisent les personnages de Marie (Marie-Sophie Ferdane, bouleversante), Audrey (Bonnet, nerveuse et inquiétante), Denis (Podalydes), qui tous les trois partagent une certaine manière de s’approprier la langue, comme si celle-ci n’allait pas de soi : c’est par sa voix trainante, désabusée et sensuelle, que Marie-Sophie Ferdane, évoque l’horreur de la première guerre mondiale, foudroyante d’émotion en évoquant son secours porté aux gueules cassées. Sa voix rauque évoque des sons animaux – expérience inhumaine qu’est la guerre – faisant écho aux éructations initiales de Nordey, évoquées par son père. C’est par ses cris, qui semblent affleurer contre tous ses mots, par sa diction de machine morte à son âme qu’Audrey Bonnet incarne la folie qui la prend comme un venin. Enfin, c’est par son bégaiement, parfois trop appuyé, que Podalydès exprime son inconfort dans la vie qui est la sienne. Leur point commun est d’infléchir leur texte par une voix, un ton, un rythme, qui les rend si présent que – c’est tout le paradoxe – on imaginerait ressentir leur état sans recours aux mots.

Ce sont aussi eux, pour qui le réel et le langage qui le décrit « dysfonctionnent », qui sont aussi les plus humains, les moins morts à eux-mêmes : qu’il soit cri de folie, traumatisme sonore de la guerre, bégaiement d’inadapté, leur verbe transgresse les chemins tout tracés de l’expression. Le bégaiement, alors, est métaphore de l’œuvre toute entière, nature même du langage : parler, c’est bégayer, c’est-à-dire reprendre, chaque fois, les mêmes paroles, et tenter de les dire autrement, pour s’approcher chaque fois un peu plus de ce que l’on est.

Pourtant le langage échoue. Peut-il vraiment toujours faire advenir, comme le croit naïvement le personnage de Stan, philosophe, qui déploie un peu trop explicitement les topos de la philosophie analytique (lorsqu’il s’exclame que « dire, c’est faire ») ? Rambert dit non : il faut bien taire ce qu’on ne peut dire, il faut même taire ce qu’on peut dire. Prendre acte du dehors de parole. Ainsi ce ne sont que dans les moments non parlés – musicaux et dansés – que les personnages se réunissent, formant une ronde, peut-être macabre, mais unie, dans laquelle enfin les corps semblent s’harmoniser, par-delà les heurts qui précèdent. C’est seulement dans le silence des mots, que la présence commune semble possible.

Pourtant si certains monologues émeuvent, d’autres – une interminable scène de banquet – dilatent la nervosité concentrée de cette famille, cette emphase ramassée devenue caractéristique du metteur en scène. Les personnages ne sont pas exempts d’une certaine complaisance, tant ils s’écoutent non seulement parler mais en outre répéter, sur un ton grandiloquent, des poncifs lourdingues ou énoncés elliptiques de Cassandre un peu trop sûre de soi « nous entrons dans un grand cauchemar ». La pièce, alors, patine, et accuse plusieurs longueurs et ventre mous. Rambert n’a ni la pudeur, ni la force de concision d’un Beckett, qui raconte l’absurdité de considérations existentielles par trois fois rien.

C’est aussi cette absence de distance des personnages à l’égard d’eux-mêmes, qui génère une réserve : certes l’Histoire est là, mais en arrière-plan, traitée comme un contexte, rarement intégrée narrativement, si bien que cet isolement familial n’a pas grand-chose d’une chambre d’écho des turpitudes du monde qui l’accompagne. Des puissants dissertent sur la beauté, son pouvoir salvateur, reléguant le questionnement politique très loin derrière. Les nationalismes rampants, la future annexion de l’Autriche, les séquelles d’une première guerre mondiales sont évoquées sans dépasser le rôle de toile de fond, de sorte que l’intime se transforme en entre-soi. Non qu’un spectacle se doive à tous prix de replacer l’histoire dans la grande ; mais d’un spectacle de 4h, présenté sur la scène du Palais des Papes, nommé Architecture, suggérant un questionnement sur les principes, les origines, on attend une ambition plus ample, capable de nouer petite et grande histoire sans dysmétrie : Architecture, un spectacle bourgeois ?

 


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Festival d'Avigon