Littérature

La croisée des mondes – à propos de La mer à l’envers de Marie Darrieussecq

Professeure de littérature française à l'université de Harvard

De retour avec La Mer à l’envers, Marie Darrieussecq conte le rapport du « sauveur blanc » à la crise des migrants. Une croisière en rencontre une autre, ainsi s’entremêlent deux vies, s’en suit ce qui ressemble au partage d’un monde. Mais ce qu’elle expose avant tout est la dystopie que la figure du migrant renvoie de nos propres contes de fées, aménagées de manière à adoucir nos angoisses.

On connaît déjà l’histoire : les migrants qui quittent leur pays natal pour franchir la Méditerranée, entassés dans des navires, et dans de terribles conditions, évoquant ces représentations de bateaux d’esclaves qui transportaient des corps contre de l’argent. On connaît l’histoire de ces corps qui paient leur passage de leur propre vie, on a vu les photos des naufrages, des noyés, on a vu le tout petit corps de ce bambin kurde rejeté par la mer, sa peau claire, son t-shirt rouge et son pantalon bleu formant un drapeau tricolore pervers. On a vu les photos des campements du Pas-de-Calais, de la Porte de la Chapelle – impossible de circuler à Paris sans voir les symptômes d’une ville qui ne sait pas accueillir toutes ces vies revendiquant d’accéder au terrain de possibles que leur semble être le sol européen. La crise mondiale s’affiche explicitement dans ces villes qui prétendent que leurs frontières les éloignent et les protègent, d’une quelconque manière, des catastrophes qu’eux, ces autres, ces pauvres, vivent au quotidien.

publicité

Nous vivons un moment qui semble avoir tout oublié des leçons douloureusement apprises de la deuxième guerre mondiale, à en croire la remontée fulgurante, partout dans le monde dit démocratique, d’un nationalisme populiste fondé sur une logique xénophobe qui veut que le renouvellement ait lieu par rejet de tout corps étranger, un corps étranger dont l’intrusion fait croître le mythe et la fiction d’un peuple original et enraciné. Nous vivons un moment où un nombre croissant de gens préfèrent tourner le dos à l’extinction imminente de notre espèce pour se plonger dans la nostalgie d’un passé où les frontières étaient solides, où la planète ne se réchauffait pas, où tout était en ordre, chaque chose à sa place, la hiérarchie une fondation immuable. Ces migrants, ces corps et ces vies qui jaillissent là où ils ne devraient pas être sont un choc, une chose qui bloque, qui heurte, qui nous rappelle impitoyablement un ailleurs qu’on voudrait oublier mais qui s’avère être un ici. Impossible de ne pas prendre position sur la question de la migration : soit on veut accueillir les migrants, soit on veut les rejeter (dire que les autres pays devraient accueillir plus afin qu’on puisse accueillir moins, c’est toujours un rejet, même s’il est tempéré).

La surface lisse, accueillante et familière de son dernier roman devient vite abrasive et vous mettra la peau à vif

C’est dans ce champ polarisant que Marie Darrieussecq situe son dernier roman, La Mer à l’envers. Ceux qui connaissent son œuvre se sentiront à leur aise en entrant dans ce texte. On y retrouve l’univers de Clèves, celui de Clèves et de Il faut beaucoup aimer les hommes. Dans ce troisième roman de ce qu’on pourrait appeler un cycle Clèves, on quitte la perspective de Solange (dont on a fait la connaissance dans Clèves) et de l’apprentissage sexuel de cette jeune fille qui s’ennuie en province – lequel apprentissage lui apprendra aussi la différence sexuelle et ce que son sexe féminin lui impose comme destin. Quant à Il faut beaucoup aimer les hommes, on y suivait la trajectoire d’une Solange ayant réussi à quitter le huis clos de son village basque pour affronter Los Angeles, Hollywood et la différence raciale, dont elle fera l’expérience intime dans sa relation avec Kouhouesso, un acteur noir canadien d’origine camerounaise. Ici, l’auteur semble ainsi se tenir au seuil de son livre, annonçant, les bras grands ouverts : « Chers lecteurs, soyez les bienvenus – vous connaissez déjà ces personnages. Vous reconnaîtrez le terrain de ce village basque fictif, vous reverrez les anciens personnages de Clèves, mais depuis les yeux de Rose, et non plus de sa meilleure amie Solange, qui ne recèle plus aucun secret. »

Pourtant ce dernier roman de Darrieussecq est dérangeant : sa surface lisse, accueillante, familière, devient vite abrasive et vous mettra la peau à vif. L’histoire est simple, banale même. Rose, psychologue, mène une vie typiquement bourgeoise et parisienne : un métier, un mari, des enfants, une vie stable qui l’étouffe, une vie qu’elle va essayer de faire bouger en quittant Paris pour rentrer à Clèves et retrouver une vie prétendument plus saine. Sa mère sait la fragilité du couple de Rose et l’absence affective de son mari, victime, comme tant d’autres, d’un burn-out, et s’alcoolisant sous l’effet du stress de son métier d’agent immobilier parisien. Pour tenter de leur donner le temps et l’espace susceptibles de sauver leur mariage, elle offre pour Noël, à Rose et ses deux enfants, une croisière en Méditerranée.

Et c’est là que le roman commence : sur une croisière qui bouleversera la vie de Rose quand, par hasard, elle assiste au sauvetage d’un bateau de réfugiés naufragés (difficile de ne pas voir ici une version de l’histoire archaïque de Noël qui est, après tout, celle d’un Joseph, d’une Marie et d’un Jésus, eux-mêmes des sortes de migrants cherchant un abri, l’étable du petit Jésus et son foin étant ici remplacés par l’énorme paquebot de croisière et ses tonnes de bouffe industrielle). Rose croise alors le regard d’un jeune Nigérien, Younès, qui lui rappelle son fils, Gabriel. L’intrigue qui s’ensuit est simple : Rose lui donnera le portable et quelques vêtements appartenant à Gabriel et restera hantée par cet inconnu. Tout en essayant de ne pas laisser cet épisode dérouter sa vie, s’efforçant de mener son existence parisienne puis clèvienne comme si de rien n’était, ne décrochant pas quand Younès téléphone, ses appels s’affichant sur son portable sous le nom de Gabriel. Mais un jour, distraite derrière le volant de sa voiture hybride, « Gabriel » appelle et elle décroche : Younès est à Calais, il a les jambes brisées après avoir tenté, vainement, d’infiltrer un camion à destination de l’Angleterre. Rose, incapable de refuser, accepte de le sauver une fois encore, va à Calais le chercher et s’occupe de lui chez elle, à Clèves.

Notre auto-anéantissement constitue notre horizon aujourd’hui même

Cette contamination croisée de son petit monde à elle avec celui de Younès, qu’elle avait crainte, se révèle décisive. En outre, c’est en soignant les jambes de Younès qu’elle découvre son pouvoir guérisseur, ses mains détenant une sorte de force magique, qui expliquerait d’ailleurs la réussite de son cabinet. Avec la collaboration de sa famille et de Solange, qui contribue financièrement, Rose parvient à aider Younès, une fois guéri, pour enfin passer de l’autre côté de la Manche. Le livre se termine alors sur une jolie image qui s’efforce de figurer cette convergence des vies et des mondes : une maison dans le Sud dont la terrasse « est couverte d’un voile rouge de sable du Sahara » — le Sud (qui est un Nord) rencontre l’autre Sud en toute beauté.

La Mer à l’envers pourrait aisément se lire comme une sorte de parabole de la solidarité humaine, de la transcendance des divisions, qui tomberait ainsi dans le piège d’une tentative de rachat de la culpabilité blanche, de l’histoire d’un Occident brutal et violent, par l’histoire d’un sauveur blanc. Mais ce serait une analyse superficielle. C’est qu’il s’agit de donner à voir l’envers, le dessous, des histoires réconfortantes qu’on aime à se raconter. Et ce dessous est fait de toutes les façons qu’on a de diviser les êtres humains, avec pour objectif de construire notre existence sur des hiérarchies qui nous rassurent et semblent garantir la fondation ontologique et politique d’un nécessaire vivre-ensemble. Il est fait de l’inutilité et de la stupidité de notre obsession pour la différence, alors que notre auto-anéantissement constitue notre horizon aujourd’hui même, alors que les flammes des forêts amazoniennes rejoignent celles qui sévissent en Arctique.

Comme il serait dommage de réduire Madame Bovary à l’histoire d’une femme stupide et au malheur de ses désirs impossibles, contraignant le roman à l’histoire d’un seul personnage, il serait également dommage de réduire La Mer à l’envers à l’histoire de Rose, une femme qu’on pourrait qualifier de stupide elle aussi si on le voulait. Rose est une nouvelle Emma Bovary mais l’Emma de Marie Darrieussecq n’a pas d’exutoire — ni romanesque ni amoureux. Ou plutôt, son exutoire sera le besoin qu’elle ressent de se mêler à la vie de Younès, mais le cadre, plus large, sera, au-delà des questions de migration et de filiation que posent le roman, la question de ce que peut la littérature et ce qu’on peut et devrait faire avec le langage.

Darrieussecq n’est évidemment pas Flaubert et son but littéraire n’est pas de créer ce nouveau style plat ni le langage épuré que nous a légués ce dernier. Je dirais que ce que Darrieussecq est en train de faire, c’est s’interroger sur l’héritage que notre langage pourrait laisser, quand il semble certain que, dans quelques siècles, l’espèce qui est la seule à manier et à jouir de ce langage n’existera plus. Confrontés à notre propre fin, comme si l’aventure de l’espèce humaine était elle aussi une espèce de roman, que devrions-nous faire ?

L’auteur, par des descriptions précises, et parfois agaçantes justement par la précision avec laquelle elles situent des caractères qui correspondent trop bien aux caractères que nous rencontrons dans notre propre quotidien, ou situent des personnages qui correspondent à ceux auxquels nous nous réduisons et auxquels nous réduisons les autres (pour emprunter à la perspicacité de Nathalie Sarraute qui a su créer toute une œuvre sur cette question de la surface du langage, nous faisant devenir des surfaces planes nous aussi), décortique les modes de différenciation entre les hommes, et démontre par là en quoi elle est inutile et contingente.

La croisière, qui est un lieu commun dans le double sens du terme, et un théâtre de prolifération des clichés, est ainsi choisi sciemment comme modèle et laboratoire de différenciation. Est représentée toute la vulgarité de microcosme d’une société de consommation, où chaque prestation et commodité s’achète (Rose est dans une cabine « Deluxe », c’est-à-dire qu’elle n’a pas le balcon réservé aux cabines Prestige et Nirvana, mais elle a un hublot, à la différence des cabines Confort – tous les passagers n’ont pas droit à une vue sur la mer qui les entoure pourtant). La qualité de l’expérience dépend des moyens qu’on possède. Cette sensibilité à la division et la classification de la vie sociale nourrit la trame narrative, où chaque détail, chaque geste, chaque énonciation sert à clarifier qui on est et où on se situe.

On reconnaît ainsi le statut de pauvre d’Ishmael, l’employé philippin du bateau et que Rose prend pour un Péruvien parce qu’il travaille comme serveur et laveur de pont la nuit pour 560 euros par mois. La pauvreté doit être distinguée et précisée : il est important pour Rose de bien clarifier la nationalité d’Ishmael, comme si sa vie pouvait être différente s’il était péruvien. Mais pour le lecteur, cette distinction joue peu, la nationalité est un critère de distinction qu’on pourrait brouiller sans toucher à la vérité – qu’on soit philippin ou péruvien, le SMIC est une fortune quand on vient d’un pays en voie de développement, comme le dit ce vocabulaire bizarrement optimiste de la technocratie.

Si on veut changer la vie, changer la réalité, arriver à faire quelque chose : plus de frontière, plus de division, plus de hiérarchie

On reconnaît à Rose son statut bourgeois au fait qu’elle est propriétaire, qu’elle achète des amandes bio issues du commerce équitable, qu’elle offre à son fils un iPhone et peut lui acheter des pulls en cachemire, mais on ne pourrait pas la dire riche quand acheter un nouvel iPhone à Gabriel pose malgré tout un problème financier, et qu’elle doit réfléchir avant de s’offrir un expresso au lieu de se limiter au méchant café inclus dans le forfait choisi par sa mère.

On distingue le statut pauvre et démuni de Younès par le fait qu’il n’a pas les moyens d’émigrer en Europe légalement, que, lui, n’a pas d’iPhone mais un vieux Samsung, qu’il fait partie de cette masse de gens qu’on appelle les migrants. Mais, comme on l’apprendra, il n’y a en réalité pas de grande différence entre Rose et Younès. Lui aussi était un bon bourgeois, comme elle, dans son Niger natal, et c’est la mort de son oncle qui a causé son déclassement – un accident qui a fait de lui un Migrant. Ce genre de vicissitude pourrait très bien arriver à Rose, à n’importe qui. L’histoire situe Rose comme sauveur et Younès comme victime, mais cette dynamique n’est nullement fixe ou déterminée. Ce qui nous sépare, les uns des autres, est le fait du hasard. Et c’est effrayant.

Darrieussecq restitue effectivement un monde où il n’y a pas d’ordre stable, de hiérarchie fixe, de position pure, où il n’y a pas d’abri pour le lecteur, pas d’identification gratifiante à une perspective ou un personnage – ce qui est l’un des plaisirs et l’une des raisons pour lesquelles on lit des romans : devenir quelqu’un d’autre, habiter une autre peau. Darrieussecq nous enlève ce confort et ce droit. Et instaure plutôt le genre d’urticaire psychique dont nous parlions plus haut : chaque couche successive du texte provoque une légère irritation, et l’on finit par être écorché, notre peau psychique à vif.

Le projet politique est réussi : nous priver des positions derrière lesquelles nous pourrions nous cacher. Il n’y a pas de critique explicite des faillites et de l’immoralité du système néolibéral dominant ; il n’y a pas de solution aux problèmes d’un système économique et politique qui ne marche pas ; il n’y a pas de personnage qui rachèterait l’humanité corrompue et brisée. Il n’y a que diverses formes d’égoïsme, de mises en relief par constraste avec un arrière-fond de catastrophe imminente, de petits détails semés ici et là qui interrogent très discrètement « l’habitabilité future de cette planète » et le réchauffement climatique, ce « temps de science-fiction » qui est notre actualité, reprenant ainsi le fil de Notre vie dans les forêts et son message clair sur la destruction de la planète et d’un avenir humain.

Voudriez-vous vraiment vous identifier avec notre « héroïne » Rose, qui ment à sa famille et parvient à « sauver » Younès non parce qu’elle le reconnaît comme un être humain digne d’aide mais parce qu’elle n’arrive pas à ne pas voir son propre fils dans son visage et ses yeux ? qui frôle le risque de s’identifier à cet éthos civilisateur du « sauveur blanc » servant à justifier la violence psychique, physique, politique d’une colonisation qui n’en finit pas ? Mais aucun autre personnage n’est franchement meilleur : Younès n’est pas une victime « pure » – chez les Goyenetche il se comporte comme un ado blanc et bourgeois, complaisant et flegmatique, considérant Rose comme la figure hypostasiée de la sainte maternité, tout cela séant mal avec nos idéaux d’une société éclairée car égalitariste. Christian, le mari de Rose, est alcoolique et déprimé. Gabriel se la joue artiste et prétend rédiger un roman sur son portable – expression du regard ironique de la romancière sur la façon dont écrire, vu de l’extérieur, peut être perçu comme prétentieux. Emma est névrosée, harcelée à l’école, a des allergies et résiste mal à son environnement. Les deux enfants profitent des privilèges de leur situation bourgeoise qu’ils ignorent.

« Le problème avec les migrants, c’est combien ils sont angoissants »

Nous l’avons dit, La Mer à l’envers n’est pas une fable politique qui raconterait, sur fond de crise, les valeurs intemporelles d’une solidarité humaine transcendant les divisions de la race, la classe, la nation, l’identité. C’est une histoire de l’impureté. Il n’existe pas de personne pure, de politique pure, de position pure. La pureté est impossible et contredit ce que c’est que de vivre. À la place d’une pureté désirée et rêvée, on a la vérité de l’impureté et le désordre de la relation, de toute relation. Ce que les générations à venir devront affronter est une planète qui ne veut pas de notre espèce ; face à cela, les hiérarchies, incompatibles avec ce désordre humain, en deviennent risibles.

S’il y a une morale à interroger dans ce roman, ce n’est pas l’impératif moral consistant à accueillir un migrant pour donner de la chair à notre idéal de solidarité humaine, mais plutôt à laisser tomber nos fantasmes de pureté et de structure pour embrasser l’impureté, la contamination croisée, l’acceptation d’un présent qui refuse la nostalgie des origines. Si le rapport entre Younès et Rose et sa famille finit par devenir authentique et émouvant, ce n’est que parce qu’ils réussissent à affronter l’autre comme individu et non pas seulement comme représentant d’un contexte, d’un milieu, d’une catégorie. On devrait suspendre la frontière, l’ouvrir pour que ce qui, de l’autre côté, peut éclore – ce passage, cette contamination, changeant ce qui était séparé auparavant par cette frontière. Cet impératif d’ouverture va à l’encontre de l’instinct visant à protéger ses limites, à jalouser son intégrité, et de l’illusion qu’existent des êtres aux contours bien dessinés. La relation humaine est compliquée, mais l’impureté qui est sa fondation est le seul moyen de « changer ta vie » (la devise de Younès, trouvée pour lui dans Star Wars, et, pour Rose, dans Rilke). Si on veut changer la vie, changer la réalité, arriver à faire quelque chose : plus de frontière, plus de division, plus de hiérarchie.

La Mer à l’envers proclame notre avenir : ce titre est évidemment une façon de dire les inondations, les tsunamis et les ouragans qui seront notre quotidien, la mer devenant notre toit et notre Mère Nature, notre tombe et notre fin et non plus notre origine et notre ventre doux et fertile.

Marie Darrieussecq lance cette phrase brutale : « Le problème avec les migrants, c’est combien ils sont angoissants » (page 51). Pour la paraphraser, on pourrait dire que le roman proclame : « Le problème avec les humains, c’est combien ils sont angoissants. » Face à cette angoisse, que peut-on faire sinon se regarder et nouer des liens désordonnants, qui ne nous sauveront pas mais qui rendront notre existence digne de ce nom. La nature a précédé l’espèce humaine et elle nous succédera quand nous ne serons plus. En attendant, nous n’avons plus qu’à rendre notre mort vivable, et raconter les histoires qui précisément nous y aideront.

 


Annabel L. Kim

Professeure de littérature française à l'université de Harvard

Rayonnages

LivresLittérature