Littérature

Mythologies indochinoises – à propos des Jungles rouges de Jean-Noël Orengo

Ecrivain

S’il commence comme un roman colonial, le livre-puzzle de Jean-Noël Orengo nous projette du début du XXe siècle au lendemain de la victoire communiste au Vietnam et de l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh en 1975. Deux figures d’écrivains – André Malraux et Marguerite Duras – hantent ces Jungles rouges qui dessinent une géographie de la politique devenue instrument de mort dans une Indochine transformée, par des idéologues aux idéaux pervertis, en vaste laboratoire des sévices.

À l’image d’un des personnages des Jungles rouges, Jean-Noël Orengo pourrait dire de lui que, écrivain de race, il est aussi un « historiophile », un amoureux des histoires, « fait pour les préserver, les entretenir, les transformer ». Son premier roman, La Fleur du Capital, révélait un flâneur-voyeur attaché, à la manière de Katsuya Tomita dans son film Bangkok Nites, à ausculter les nuits chaudes d’une ville de la Thaïlande vouée à la prostitution. Les deux livres sont les deux faces du « Mal jaune », de la tentation de l’Orient qui guette certains voyageurs. Les deux livres sont, pour le premier, le roman de tous les excès, pour le second, une façon de revisiter l’Histoire, l’Histoire avec une grande hache.

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En exergue à ses Antimémoires, André Malraux, qui n’apparaît pas à son avantage dans Les Jungles rouges, cite cette phrase d’un texte bouddhique : « L’éléphant est le plus sage de tous les animaux, le seul qui se souvienne de ses vies antérieures ; aussi se tient-il si longtemps tranquille, méditant à leur sujet. » Autant La Fleur du Capital, frénétique rhapsodie des temps présents, joue la partition de la traque perpétuelle sur un rythme où le sexe et l’argent vont de pair comme, chez les romantiques allemands, l’amour et la mort, autant dans Les Jungles rouges, la méditation sur les vies vécues naguère se traduit par cette aspiration à la quiétude : « Se taire est un art, surtout dans une époque aussi bruyante. »

Chez Jean-Noël Orengo, l’Asie a la couleur du sang, le goût de l’artifice et une propension à se créer des légendes.

Au royaume des ombres et du silence, l’effrayant Haut-Parleur, dans un camp érigé par des Khmers rouges, donne le frisson dans les chairs en crachant les ordres de l’organisation révolutionnaire : « Le Haut-Parleur est le grand écrivain universel pratiquant la littérature orale instantanée […] que les détracteurs-espions de la CIA et du KGB appellent bêtement propagande ou complot. » Ces pages, sur les méthodes des séides de Pol Pot, ne sont pas sans rappeler celles de Nadejda Mandelstam dans Contre tout espoir au sujet des procédés des tchékistes interrogeant des suspects : le supplice passe par des enregistrements de voix (voix de proches, de compagne, de sœurs), diffusées dans les salles de torture de manière à ce que le prisonnier se sente à la fois isolé et persécuté.

La nuit de l’Asie du Sud-Est dans La Fleur du Capital est celle des ladyboys et des relents de stupre, des trafics et de la misère. Les personnages des Jungles rouges, à l’inverse, célèbrent la douceur de vivre, si malsaine soit-elle, de l’Extrême-Orient. Mais que ce soit au Cambodge, en Thaïlande ou au Vietnam, les jungles sont habitées par des esprits, par une « armée de l’au-delà ». Des fantômes, des « enfants-fumées », des fœtus qui servent de talismans, des enfants mort-nés, momifiés et couverts de laque, qui deviennent des « parures protectrices », peuplent les nuits de l’Asie.

L’Extrême-Orient, surtout le Cambodge, présente un double visage : d’un côté, les « jungles rouge meurtre, comme les pistes de ce pays menant vers les populations les plus reculées, les moins visitées de la colonie » ; de l’autre, les villes « métisses, mélangées, maudites et malades aussi de ces amours mixtes et mortifères », des villes qui sont un « patchwork d’époques et d’ethnies copulant et trahissant ». Chez Jean-Noël Orengo, l’Asie est à la fois dolente et électrique, menaçante et pleine d’appétit de vivre. Elle a la couleur du sang, le goût de l’artifice et une propension à se créer des légendes. Elle promet la douceur de vivre, mais c’est un éden que guette la décomposition.

La douceur de vivre, déjà compromise dès le début des Jungles rouges, est l’appât destiné à entraîner le lecteur jusqu’à ce qu’il fasse un voyage dans les ténèbres mais aussi dans l’espace et dans le temps : des années où l’empire français est encore florissant à l’après-guerre du Vietnam, du pillage de Banteay Srei commis par Malraux, aux révélations à propos du fils de son boy, l’ami fidèle longtemps protégé.

Le livre-puzzle de Orengo, qui nous projette du début du XXe siècle au lendemain de la victoire communiste au Vietnam et de l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh en 1975, commence comme un roman colonial : les premières pages mettent en scène André et Clara Malraux à Phnom Penh dans les années vingt. Ils attendent leur procès après leur vol. Clara, alanguie, fume de l’opium. Elle dit pressentir que dans la péninsule indochinoise croissent des sentiments dangereux pour les Blancs, mais elle ne fait que tout mettre sur le compte de l’opium. Lui, qui n’a pas encore lancé le journal L’Indochine, devenu quelques années après L’Indochine enchaînée, se plaint des forfaitures des fonctionnaires en place dans cet Extrême-Orient qui commence à se déliter. Il lit de la poésie et découvre dans sa bibliothèque un poème anticolonial, « nationaliste et amoureux », qui joue sur l’opposition : « Comme vous / Mais pas tout à fait comme vous », « Comme vous je parle une langue bien-aimée / la vôtre, j’écris j’entends je parle en français / Mais pas tout à fait comme vous je la manie / car je dis en français la haine des Français. »

Malraux, qui n’a encore publié ni Les Conquérants, ni La Voie royale, ressemble plutôt à un flibustier qui aurait volontiers emporté chez lui son butin d’Angkor. C’est avec ses livres qu’il se fera vraiment un nom, tandis que son aventure en pays khmer se termine piteusement.

Deux figures d’écrivain hantent les Jungles rouges : Malraux et, nous le verrons, celle qui avait mis son « copyright » sur l’Indochine. Le premier cherchait à faire main basse sur un trésor du patrimoine d’Angkor, la seconde était la descendante d’une famille française démunie,  escroquée par des membres de l’administration venus de la métropole. Le premier, dans Les Jungles rouges, n’a pas vraiment le beau rôle, la seconde est exaltée dans un éloge funèbre, un tombeau littéraire.

Malraux, l’écrivain suspecté d’être un colonisateur à demi dissimulé, fait son entrée à la manière d’un voleur pris en flagrant délit qui tente de se justifier. Près de lui, Clara cherche le moyen de se dépêtrer du traquenard et trouvera un subterfuge assez misérable. Tous deux, semblables à « des expats oubliés de la mère patrie, du monde et des modes, des êtres fondus dans le limon des deltas et l’humus des jungles folles », se raccrochent à un homme qui, du moins pour le moment, joue les comparses : c’est leur boy, Xa, personnage fictif dont le rôle s’avérera décisif lorsqu’il sera question de son fils, Xa Prasith, qui, dans les années 1950, s’exile à Paris. Prasith est un dévoreur de romans, mais aussi un admirateur de Marx, de Lénine, de Staline, de Mao et de Hô Chi Minh. Il s’est lié d’amitié avec un autre étudiant khmer de Paris : Saloth Sâr, converti au marxisme, lecteur fervent de Kropotkine, ami de Jacques Vergès, adepte de métaphores chargées quand il essaie de défendre la démocratie. De retour dans sa patrie, il changera de nom et se fera appeler Pol Pot.

Les Jungles rouges dessinent une Indochine transformée, par des idéologues aux idéaux pervertis, en vaste laboratoire des sévices

La mythologie indochinoise, qui ouvre au lecteur les portes de ces ennemis héréditaires que sont le Cambodge et le Vietnam (évoqué surtout à travers l’opposition, d’une part, du Sud, gangrené par la corruption et acquis aux Américains, d’autre part le Nord, rigoriste et épris d’indépendance), le mènera sur la piste de Xa Prasith, le fils du boy dont l’attitude intriguait tant Clara Malraux car, en ne la regardant jamais dans les yeux, il paraissait exprimer soit du respect servile, soit de la haine, deux sentiments qui l’inquiétaient. Ce faisant, Orengo mêle personnes réelles et personnages fictifs avec une telle virtuosité qu’il est difficile de ne pas se laisser prendre au jeu.

Xa Prasith a eu un destin peu ordinaire puisque, jeune marxiste aux penchants nationalistes, il a ensuite fait partie des Khmers rouges avant de se retrouver piégé lors de la capitulation de Phnom Penh et de devoir confier sa fille, encore nourrisson, à un chercheur français. La dernière partie des Jungles rouges révélera au lecteur que les fantômes parfois reviennent à la vie, que le roman raconte plusieurs histoires de filiation et joue sur les ambiguïtés : « Je suis un homme de l’ombre, dit Xa Prasith. Je hais la célébrité. Un sentiment bien rare désormais, n’est-ce pas ? Mais j’ai aimé tirer les ficelles. »

L’homme de l’ombre tire même les ficelles du récit que nous lisons puisque, à travers une succession de personnages, Les Jungles rouges dessinent une géographie de la politique devenue instrument de mort dans une Indochine qui est d’abord ce qui reste de l’empire colonial, une Indochine dont le désir d’indépendance est le fait d’intellectuels formés en métropole, une Indochine transformée, par des idéologues aux idéaux pervertis, en vaste laboratoire des sévices.

Dans les années 1950 Pol Pot à Paris lisait Kropotkine. Vingt ans plus tard, peu avant la victoire des Khmers rouges au Cambodge et peu avant l’entrée triomphale de l’armée communiste dans Saigon, les étudiants de Bangkok commentent les textes d’un théoricien communiste en se donnant pour tâche de comprendre l’histoire de leur pays d’un point de vue marxiste. Ceux-là seront appelés les « chemises rouges », par opposition aux « chemises jaunes », fidèles au Roi. L’Asie n’en a pas fini avec ses déchirures, tout se guérissant, comme ailleurs, par un désir effréné de s’enrichir, les rêveurs habitués à parler de l’« envoûtante » Indochine, du Vietnam avec ses jeunes filles graciles en tunique blanche, ses trains d’une lenteur magique, etc. ignorent à quel point ils sont des passéistes et des songe-creux.

Jean-Noël Orengo, écrit comme on se lance dans l’action insurrectionnelle.

La mythologie indochinoise de Jean-Noël Orengo se double d’une mythologie durassienne, Marguerite Duras étant, tout naturellement, le second écrivain convoqué pour décrire le regard que pose un Français ou un Européen sur l’Extrême-Orient. Même s’il fait un retour à Trouville, Orengo n’use pas de stéréotypes au sujet de l’auteur de Un Barrage contre le Pacifique. Ce sont avant tout ses contradictions qui sont relevées : son silence sur la guerre du Vietnam, sur les boat people, alors qu’elle se prononce sur l’Algérie, le féminisme, le communisme etc., ou bien c’est ce qui a trait à l’Indochine qui est souligné, par exemple les journalistes comparés aux avatars des démons de l’Asie du Sud-Est.

Les admirateurs de la prose, de la posture, des déclarations intempestives de Marguerite Duras verront dans cet hommage une façon de lui laisser le dernier mot, à elle qui se plaignait de n’avoir connu que le « sous-amour ». Marguerite Duras faisait partie de ces Français des colonies dépouillés par leur propre administration. Mais peut-être n’est-ce pas là ce qui passionne Orengo. Il la dépeint dans sa solitude, ne pensant qu’à « écrire », ainsi qu’elle a titré un de ses livres. Sa conception de la littérature se trouve ainsi résumée : « Sans doute fallait-il écrire comme les enfants vivent, absorbant le public jusqu’à le rendre dépendant d’une innocence particulière, où le sexe, les détails prodigieux de l’étreinte, l’anatomie, accèdent à la pureté ambiguë des jouets et des poupées. »

Comment accéder à la pureté quand tout est de la couleur du sang ou bien quand tout est gâté, altéré ? Jean-Noël Orengo, écrit, lui, comme on se lance dans l’action insurrectionnelle. Au cœur des Jungles rouges, deux pages offrent au lecteur le plaisir d’imaginer des représentations de la version khmère du Ramayana, où des garçons jouent le rôle des filles. La conclusion d’un des personnages tient en quelques lignes : « Ne fallait-il pas s’inspirer des travestis pour être soi-même, mais pas tout à fait soi-même, un autre, son propre ennemi, et renverser ainsi l’ordre établi, colonial et capitaliste, par la tenaille, une pince venant de l’extérieur, une autre plus terrible de l’intérieur ? » Tout lecteur peu discipliné fera sienne cette interrogation.


NDLR :  Les Jungles rouges, Grasset, 268 p.

Linda Lê

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Notes

NDLR :  Les Jungles rouges, Grasset, 268 p.