Littérature

Contrefactuel et eutopie – à propos de Civilizations de Laurent Binet

Professeure de littérature comparée

Civilizations, c’est une bifurcation initiale : celle de ce z, qui déjà surprend, qui annonce la voie oblique, alternative, choisie par Laurent Binet pour mieux questionner nos évidences. Par un subtil mélange de genres et de tons, entrelaçant petite et grande histoires, Binet propose une œuvre bariolée qui explore les limites du vraisemblable. Et nous surprend d’autant plus qu’il nous prend, nous aussi, à rêver.

Depuis que l’idée de Providence a du plomb dans l’aile – cela ne fait pas si longtemps – les contrefactuels prospèrent. Dans les années 1930, la fuite réussie de Louis XVI, la victoire des confédérés américains, celle de Napoléon à Waterloo sont les hypothèses favorites des historiens, entre plaisanterie et expérience de pensée. Dans une collection d’essais publiée en 1931 par J. C. Squire, It Had Happened Otherwise, Philip Guedalla, un historien grand public, choisit d’imaginer un monde alternatif où les Maures, au XVIe siècle, auraient gagné la guerre.

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Ils auraient constitué dans le Sud de l’Espagne un royaume indépendant, conduisant l’Espagne et la monarchie constitutionnelle de Grenade à prendre des partis opposés pendant la première guerre mondiale : ce monde possible qui n’est pas sans affinités avec celui imaginé par Laurent Binet. La seconde guerre mondiale a suscité des centaines de contrefactuels explorant l’hypothèse d’une victoire des puissance de l’Axe, dont le plus célèbre est certainement le roman de Philip K. Dick (The Man in the High Castle, 1962).

Il y a donc des contrefactuels dystopiques, et c’est même la majorité d’entre eux, qui suggèrent que le monde aurait pu beaucoup plus mal tourner qu’il ne l’a fait ; à tout prendre, la réalité est préférable au monde alternatif qui aurait été susceptible de s’actualiser. C’est une version plutôt conservatrice, leibnizienne, du jeu des possibles (comme on sait, Philip K. Dick est plus rusé que cela, mais là n’est pas mon propos). Il y a aussi des contrefactuels, plus rares, qui décrivent un monde qui aurait pu être bien meilleur que le nôtre. Appelons-les « eutopiques » (le mot est inventé par Thomas More pour désigner un lieu imaginaire dédié au bon). Leur démonstration – car les contrefactuels ont par nécessité une part argumentative – est plus subversive. La fiction contrefactuelle de Laurent Binet fait partie de cette catégorie.

Qu’ils soient dystopiques ou eutopiques, conservateurs ou révolutionnaires, tous les contrefactuels ont un point de bifurcation. Il en est de ridiculement minimes (si le nez de Cléopâtre… rêvait déjà Pascal) et de gigantesques : les grandes batailles de l’histoire en fournissent de très simples – il suffit d’inverser les vainqueurs et les vaincus. Laurent Binet joue sur les deux tableaux. L’énorme : Christophe Colomb ne découvre pas l’Amérique. Le minuscule : le mauvais caractère de la reine Freydis, sa jument pleine et un fameux coup de genou de son mari, sont, très en amont, les semences fictionnelles du nouveau monde qui va coloniser l’ancien. Qui est Freydis ? Vers l’an mille, une femme portant à peu près ce nom a effectivement participé à l’expédition viking au Vinland, sans doute le Canada ; mais, contrairement à sa contrepartie fictionnelle, elle est revenue en arrière, au Groenland. Freydis est aussi l’héroïne d’une série télévisée, Vikings (la sixième saison est diffusée en 2019). Elle est l’objet d’un fandom ardent. C’est donc une figure historique saturée de fiction, au public à la fois populaire et savant, que Laurent Binet a choisie pour faire dévier le monde.

Je me plais à penser que cette petite bifurcation initiale est symbolisée par le Z de « Civilizations ». Est-ce, tout bêtement, « Civilisations » en anglais ? Est-ce une allusion au jeu de stratégie Civilization qui sortait en 2018 sa sixième édition, « Rise and Fall », et qui consiste à modeler un empire et le conduire à la conquête du monde ? Ou bien, dans un registre plus universitaire, la substitution du Z au S a-t-elle été suggérée à Laurent Binet par le S/Z de Roland Barthes, qui est devenu un personnage de fiction à la mort tout à fait contrefactuelle dans son avant-dernier livre (La Septième fonction du langage, 2015) ? Laurent Binet excelle en tout cas à nous faire passer d’un monde à l’autre.

Le plaisir que procurent les contrefactuels repose sur cette gymnastique, ces va-et-vient incessants entre l’histoire, ou ce que l’on croit en savoir, et ses mondes possibles. Selon Raphael Baroni, c’est la curiosité et le suspense qui nous tiennent en haleine, qui font que l’on va jusqu’au bout d’un livre. Mais qu’en est-il pour un contrefactuel ? À ces ressorts émotionnels de l’intrigue s’ajoute une opération cognitive qui tient de la reconnaissance et de la comparaison.

À vrai dire, la curiosité est bien un moteur essentiel de le lecture de Civilizations : dès la quatrième de couverture, le lecteur sait que les Incas envahissent et dominent l’Europe à partir du XVIe siècle ; s’il se plonge dans l’ouvrage, c’est qu’il veut savoir comment. Le suspense n’est pas non plus absent, puisqu’on peut se demander si l’empire Inca sera durable. Ne sera-t-il pas renversé, à son tour, par une autre grande puissance (après tout, le jeu vidéo mentionné plus haut a pour titre « Rise and Fall ») ?

Mais le plaisir de la reconnaissance, qui est le propre des contrefactuels, est inépuisable. Le monde alternatif de Civilizations est habité de personnes ayant toutes réellement existé, à l’exception, peut-être, de la princesse nue Higuénamota et du général Chalco Chimac, dont je n’ai pas trouvé trace ailleurs que dans Civilizations, et d’un certain Scoronconcolo, qui vient d’ailleurs. Mais ce que les personnages historiques font et disent, dans cet autre monde, diffère, un peu ou beaucoup, de ce que l’on a retenu de leur destin terrestre. Pour peu que l’on cherche un peu, on apprend d’ailleurs sur eux beaucoup de choses : par exemple que le dernier empereur inca, Atahualpa, avait bien remporté une guerre contre son frère Huascar, et que sa sœur, Quispe Sisa, convertie au catholicisme, avait épousé le conquistador Francisco Pizarro. La destinée qui leur est offerte dans le monde alternatif imaginé par Laurent Binet est beaucoup plus glorieuse : on la laissera découvrir au lecteur.

Les histoires contrefactuelles se réduisent rarement à un tour de force ou à une plaisanterie

Les intervalles entre réalité et fiction, quand il s’agit des individus, sont variables. Michel-Ange, Le Titien et le Tintoret sont bien là. Ils peignent quelques toiles et conçoivent quelques édifices en plus de ceux qu’ils ont effectivement réalisés dans le monde réel (on adore imaginer le portrait d’Atahualpa 1er par le Titien). Le duc de Guise est bel et bien balafré, mais les circonstances de sa blessure sont autres. Quant à la main gauche de Cervantès, celui-ci la perdra-t-il ? Si oui, la perdra-t-il à Lépante ? Dans un monde passé sous la domination inca, y aura-t-il, d’ailleurs, une bataille de Lépante ? Thomas More sera-t-il exécuté sur l’ordre d’Henri VIII, si celui-ci n’est plus en conflit avec le pape ? Le choix de Laurent Binet semble d’avoir été de resserrer autant que possible les écarts entre fiction et histoire, surtout pour les personnages historiques mineurs de Civilizations : l’Erasme admirateur d’Atahualpa a toutes les qualités de bienveillance et de tolérance de son alter ego historique. Dans l’Europe dominée par les Incas, la maison Fugger est toujours assez riche pour faire et défaire les empires, Henri VIII veut toujours épouser Anne Boleyn, Sir Francis Drake est toujours corsaire, la femme de Michel de Montaigne s’appelle bien Françoise et la peste ravage l’Europe alternative comme elle a frappé l’Europe réelle.

Mais c’est peut-être pour mieux faire accepter les anachronismes cocasses et les déviations radicales. Une pyramide est construite dans la cour du Louvre, on ne dira pas pour quel usage ; les paysans allemands révoltés arborent un drapeau arc-en-ciel ; une armée du Nouveau monde débarque en Normandie… Quant aux changements drastiques de trajectoire, ils sont illustrés par le sort réservé à Christophe Colomb, à Luther, à Charles Quint, à François 1er et à Philippe, dont on se doute qu’il ne deviendra jamais II.

Laurent Binet n’a en effet pas imaginé un monde alternatif pour le seul plaisir de remplir les plaines de Castille de lamas blancs. Les histoires contrefactuelles se réduisent d’ailleurs rarement à un tour de force ou à une plaisanterie – même s’il y a une drôlerie inhérente au fait de voir le monde prendre une voie de traverse, surtout si la bifurcation est plus satisfaisante que la ligne (supposée) droite.

Une variante est toujours une interprétation, une prise de position. La domination inca sur l’Europe ne permet pas seulement de renverser les rôles de colonisé et du colonisateur, du sauvage et du civilisé. Dans l’Europe, rebaptisée par ses dominateurs incas « Cinquième quartier », sont évités les guerres d’Italie, le schisme anglais, la Saint-Barthélémy – comme en témoigne un amiral de Coligny bien portant. L’empire inca sonne en effet le glas des monothéismes. La superposition des cultes (celui du soleil surplombant tous les autres), la prise par les Incas de Tunis et d’Alger, l’annihilation du centre intellectuel de la Réforme permettent d’instaurer une ère de tolérance. La réussite de la colonisation inca repose aussi sur des réformes économiques et sociales au bénéfice des paysans. Ceci donne à ce monde de faux airs d’utopie socialiste, à ceci près que l’empereur inca, disciple de Machiavel, se garde bien d’être républicain. Mais l’affaire principale de Civilizations est sans doute d’imaginer les conditions auxquelles pourrait ou aurait pu exister un monde possible où les conflits religieux seraient à peu près jugulés (car il y a des irréductibles, l’empereur Ferdinand d’Autriche résiste et l’empire turc est toujours une menace).

Le roman de Laurent Binet suscite la rêverie historique et politique – après tout, notre monde est-il vraisemblable ?

Laurent Binet a aussi recours au procédé éprouvé du regard de loin – celui du Persan, du sauvage, dont a parlé Carlo Ginzburg. Les mystères de la foi et les controverses entre catholiques et protestants sont donc envisagés, avec toute l’incompréhension possible, du point de vue inca. Ce ressort comique et démystificateur est peut-être un peu usé (qui se soucie aujourd’hui de la transubstantiation ?). Mais il est après tout d’actualité d’oser se moquer des religions.

L’Europe, ou « le Cinquième quartier », au moins nominalement provincialisée, pacifiée par le culte du Soleil (que l’on est en droit de trouver un peu fade), n’est pas le dernier mot de Civilizations. Par un repli vraiment élégant sur la littérature, le contrefactuel se mue en contrefictionel. Une nouvelle version du Lorenzaccio de Musset interfère avec le destin de l’empire inca. Le roman s’achève par un chapitre très réussi consacré « Aux aventures de Cervantès ». Dans le monde de Civilizations, les multiples vicissitudes de la vie de Cervantès empruntent un peu aux aventures de Don Quichotte. Je me plais à penser que Miguel de Cervantès, dans Civilizations, en route pour Saragosse, renonce finalement à y aller parce que Don Quichotte décide de ne pas aller à Saragosse, pour qu’on ne le confonde avec l’autre Don Quichotte, celui de la suite écrite par Avallaneda (au chapitre 59 de la seconde partie des Aventures de Don Quichotte). On peut s’amuser à trouver d’autres échos, parfois indirects, entre les aventures de l’auteur et de son personnage. C’est Domenikos Theotokopoulos, autrement dit El Greco, qui joue le rôle de Don Quichotte, quant celui-ci délivre des forçats (ch. 12 de la première partie des Aventures de Don Quichotte). Dans Civilizations, c’est Miguel de Cervantès lui-même que le Grec délivre avec d’autres galériens enchaînés.

C’est une machine ample, puissante et légère qu’a déployée Laurent Binet. Elle embrasse six siècles et deux continents. Elle intervertit les rôles, elle mêle les styles (on y trouve des fragments d’épopée, des lettres, des articles de loi). Elle suscite la rêverie historique et politique – après tout, notre monde est-il vraisemblable ? Elle est poétique, parce qu’elle rend désirable les possibles, non seulement de la réalité mais aussi de la fiction. On aime beaucoup s’acheminer vers la fin avec Cervantès dans un envol d’oiseaux exotiques. Au fait, Atahualpa était aussi le nom d’un musicien et d’un compositeur de milongas.

 

Laurent Binet, Civilizations, Grasset, 384 pages.

 

 

 

 


Françoise Lavocat

Professeure de littérature comparée, Directrice du CERC, Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle

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