« Louise Michel est très bien »
Dans son essai très stimulant Art vaincra ![1], consacré à Louise Michel, Claude Rétat dévoile la face cachée du personnage, celle que Verlaine préfère envisager, lui aussi, dans sa « Ballade en l’honneur de Louise Michel[2] ». Aux yeux du poète, la célèbre militante est « la sainte Cécile / et la muse rauque et gracile / du Pauvre », et c’est en quoi, selon lui, « Louise Michel est très bien » pour reprendre le refrain énigmatique de sa « Ballade ».
Claude Rétat revient, dans l’épilogue de son ouvrage, à la vision plus attendue de l’icône de la Commune et à l’imagerie sulpicienne qui a fait oublier le reste. La pièce maîtresse de cette iconographie est le groupe en bronze d’Émile Derré (1905) que l’on peut voir à Levallois-Perret. Le sculpteur a voulu « faire la statue de la Bonté, personnifiée en Louise Michel » (AV, p. 141) tout en rappelant par l’inscription (« Je te vengerai Blanqui ») un engagement inébranlable. Selon le souhait d’Émile Derré, la statue ne s’élèvera « que de quelques centimètres au-dessus du sol, demeurant ainsi mêlée à la foule, mêlée au peuple, et non au-dessus d’eux ». Ainsi s’accomplissait une longue histoire des piétons de plain-pied avec l’humanité[3]. Il y a quelques années, dans la mouvance de l’après-1968, cette image un peu plate de la bonne mère et de la dame de charité s’est enrichie (dans des gravures de rue au pochoir) d’une vision plutôt punk de l’inlassable agitatrice[4].
Un portrait (reproduit en carte postale vers 1907) nous montre une Louise Michel apparemment plus sage, en train d’écrire à sa table de travail. C’est cet écrivain généralement méconnu que Claude Rétat a voulu nous faire découvrir et nous donner à lire. Devenue une anarchiste résolue après sa déportation en Nouvelle-Calédonie, Louise Michel n’a jamais vraiment rendu les armes. Elle a continué d’entretenir le flambeau dans des interviews et des interventions à caractère politique, mais sans s’exprimer jamais pour autant en doctrinaire et en théoricienne de la révolution.
Loin d’être une militante exclusivement dévouée à l’aventure collective, elle se présente comme une personne singulière, avec son style et avec ses goûts, c’est-à-dire avec cette petite musique que Claude Rétat nous fait entendre dans ses écrits. Celle-ci est ancrée dans l’enfance et dans les veillées au château de Vroncourt, lorsque Louise, petite fille, entendait dire des contes, assise sur les genoux du châtelain dont elle était la fille naturelle. Une fois institutrice, Louise plaida pour l’éducation et pour « les arts pour tous » : « Que voulez-vous qu’on fasse du pain sans les arts, sans la science, sans la liberté » (AV, p. 192). Elle se montrait en cela la digne héritière du « Peuple de 89 » qui, selon Michelet, « tout affamé qu’il était, subordonna la question du ventre à la question d’idées[5]. » À la fin de sa vie, Louise Michel en vint à revendiquer d’avoir toujours été une artiste, mais « une artiste en révolution » qui prône l’insurrection en art. De là ses apparitions inattendues dans les cénacles fin de siècle.
Si les conférences de Louise Michel pour les groupes anarchistes étaient dans l’ordre des choses[6], la voir parler devant les tenants de l’« école décadente » apparut incongru à beaucoup. La presse se montra déconcertée par la troublante collusion entre Stéphane Mallarmé et la « furie de la fraternité ». Aussi les comptes-rendus des prestations de Louise, dans ce contexte éminemment littéraire, sont-ils le plus souvent hauts en couleur et dans le registre de la caricature : « Les joues empourprées de fièvre, le front en cône démesuré, la bouche monstrueuse adoucie par un sourire angélique, la parole inspirée avec des images d’apocalypse, la physionomie étrange, extatique et macabre à la fois, où il y a de la sainte et de la folle, elle a ouvert la séance par un exposé de ses idées littéraires[7]. »
Voilà apparemment une sorcière de plus, et non la moins fascinante, à ajouter à la liste de Michelet. À l’incroyable effervescence libertaire de Louise Michel s’ajoute une dimension traumatique parce qu’on ne veut alors voir en elle qu’une revenante et une sorte d’éternel zombie de la Semaine sanglante. Elle ressemble alors à la Théroigne de Méricourt devenue folle qu’Abel Gance fait paraître (dans un ajout de son Napoléon parlant de 1935) pour évoquer la Révolution, bien des années plus tard, au cours d’une veillée paysanne.
Louise Michel s’est construit un personnage de terrible conteuse : celui de « la femme en noir » qui sait évoquer toutes sortes de spectres, qui se complaît souvent dans un imaginaire de la cruauté morbide et convulsif.
En relatant les apparitions fantasmagoriques de Louise Michel, les journaux témoignent de l’effet répulsif que produit inévitablement la théâtralisation de la radicalité, pareil à cet effroi que suscitait Marat et que suscitera plus tard Antonin Artaud dans ses conférences, plus particulièrement lors de celle prononcée en 1947 au Vieux Colombier, « Pour en finir avec le jugement de Dieu. » Claude Rétat analyse avec beaucoup de perspicacité tout un réseau d’échos dans le moment « fin de siècle » : « La littérature frénétique du début du XIXe siècle ou le roman populaire du temps ne suffisent pas à rendre compte du “gore” façon Louise Michel et plus généralement de la violence exacerbée, qu’elle lie étroitement, et pour cause, à son écriture de l’histoire, à ses uchronies de la révolution, à son imaginaire cosmogonique. C’est la notion de “cruauté” à la façon d’Artaud qui permet une approche de juste tonalité » (AV, p. 121).
Paradoxalement, les références littéraires de Louise Michel restent plutôt classiques et n’ont pas vraiment de rapport avec la stupéfaction que sa personne produit. Aucun jusqu’au-boutisme chez elle dans la revendication du « populaire » en littérature. Dans un bel hommage à Charles-Louis Philippe, Paul Claudel se montre, quant à lui, très sévère à l’encontre des romanciers français du XIXe siècle auxquels il reproche leur manque d’empathie et leur incapacité à prendre en compte l’humanité souffrante comme savent le faire Dickens ou Dostoïevski : « Depuis Balzac jusqu’à Zola, en passant par les Goncourt et par Flaubert, on dirait que tous les romans français qui s’occupent du peuple ont été écrits par des bourgeois haineux et dégoûtés qui ne ressentent à l’égard des pauvres gens ni compassion ni amour[8]. »
Louise Michel, qui a « trouvé dans Germinal un grand souffle de vie », pense, tout au contraire, que Zola est le seul écrivain vraiment « capable » de « dépeindre » les pensées et les souffrances des ouvriers (AV, p. 36). Sa culture littéraire, qui est très variée, est plus ou moins celle de sa génération. Après avoir lu avec passion, dans sa jeunesse, les Paroles d’un croyant de Lamennais[9], ainsi que Fourier, elle s’est enthousiasmée pour Victor Hugo comme poète et comme opposant avant de s’intéresser à Baudelaire dont les poèmes les plus transgressifs (par exemple « Une Charogne ») entraient en résonance avec toute une part de son inspiration.
Quant à définir la physionomie de l’œuvre de Louise Michel et l’esthétique sur laquelle elle se fonde, c’est une question ardue que Claude Rétat a vaillamment affrontée. Les « moyens » de son auteur « consistent, selon elle, dans l’écriture systématiquement rythmique, l’anti-purisme et le collage linguistique » (AV, p. 42). Dans cette œuvre où s’amalgament, en effet, toutes sortes de registres, que ce soient les envolées vitalistes à la Michelet ou les perspectives alchimiques à la Éliphas Lévi, c’est la dimension générique du conte qui domine, avec toutes sortes d’histoires d’ogres pour les petits et pour les grands. Ainsi dans Les Crimes de l’époque, ouvrage publié en 1887-1888 dans une « Bibliothèque du dimanche » destinée à recevoir des romans « à grande sensation[10] ».
L’expérience de la Commune fait incontestablement retour dans la « badauderie » de l’épouvante, c’est-à-dire dans la palette cruelle de cet autre Jardin des supplices qu’offrent les écrits de Louise Michel. Cette dernière s’est construit, en effet, un personnage de terrible conteuse : celui de « la femme en noir » qui sait évoquer toutes sortes de spectres, qui se complaît souvent dans un imaginaire de la cruauté morbide et convulsif ayant à l’évidence prospéré sur les charniers de la Semaine sanglante, et qui aime aussi donner une vision horrifique du lumpenprolétariat londonien. Aussi Claude Rétat peut-elle affirmer que : « Le lien à l’horreur est certain chez Louise Michel » (AV, p. 66).
En analysant la germination morbide des thèmes (comme on peut le voir dans les visions surréalistes d’Odilon Redon), Claude Rétat met à juste titre l’accent sur celui du « loup ». Si l’homme est « un loup pour l’homme », pour Louise Michel les proies doivent devenir à leur tour prédatrices, et l’on peut se demander ce qu’une sempiternelle « enragée » comme elle, manifestement plus favorable à la contagion qu’à la vaccination, pouvait penser de Pasteur ! Cependant l’œuvre n’est pas toute placée sous un tel signe sulfureux et sanguinaire.
« Parce qu’il n’y a pas de révolution sans musique pour Louise Michel » (AV, p. 69) et parce qu’elle est harmonienne (notion fouriériste) avant d’être socialiste ou anarchiste, Claude Rétat a consacré de remarquables développements aux diverses résurgences du thème musical : des harmonies de Fourier, précisément, aux chansonniers des faubourgs, de la métrique hugolienne (Louise Michel a écrit de nombreux vers qu’elle dissémine ici et là dans son œuvre) au célèbre impératif verlainien (« de la musique avant toute chose »), à toutes sortes d’orgues et de cloches, sans oublier bien évidemment le tocsin.
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De pair avec son entreprise critique, Claude Rétat a accompli ces dernières années un impressionnant travail d’édition. Après avoir publié quatre romans[11] ainsi que des textes de témoignage[12], elle vient de procurer un gros recueil, La Révolution en contant. Histoires, contes et légendes de Louise Michel, qui regroupe des textes jusque-là dispersés et qui a nécessité de nombreuses recherches dans la presse anarchiste anglaise, dans des fonds manuscrits russes et dans des archives de Nouméa.
Entre autres raretés, on y trouve un « Recueil d’historiettes, contes et légendes pour enfants » écrit en prison en 1872 ainsi que des Légendes et tombeaux publiés une première fois dans La Révolution sociale, journal que subventionnait en sous-main pour mieux le surveiller le préfet de police Andrieux – père naturel de Louis Aragon. Les Légendes et chants de gestes canaques retiennent plus particulièrement l’attention parce que Louise Michel se veut « la fille des légendes disparues » et qu’elle se croit « plus qu’à demi sauvage », tant elle se reconnaît dans le paysage cataclysmique de la Nouvelle-Calédonie. Cette collecte s’inscrit dans la vogue folkloriste des années 1880 en France. En s’intéressant à la fois aux contes bretons et aux légendes canaques, Louise Michel dessine un parcours qui évoque évidemment Gauguin et Segalen. Dans sa volonté de transmission, il y a tout un rêve d’institutrice, mais aussi, comme le montre fort bien Claude Rétat, une sorte d’accomplissement poétique : elle « filtre, compose, crée ou recrée[13] », si bien qu’elle apparaît plutôt comme le Macpherson des bardes mélanésiens.
Il semble qu’on entende partout en sourdine, dans l’œuvre de Louise Michel, un chant poignant de captifs, comme celui des prostituées de Saint-Lazare qui entre en résonance non seulement avec les prisons et le bagne, mais avec la plus lointaine enfance : « À ces notes-là des impressions me revenaient du fond de ma vie : la première, j’étais toute petite ; ma grand-mère me faisait faire, pour la première fois, une gamme mineure (la), le sol dièse m’arrêta comme un coup au cœur ; l’autre, en Calédonie, en entendant au bord de la mer, le quart de ton d’un chant Canaque, un grand frisson me passa sur le corps comme un coup d’archet faisant vibrer les nerfs, telles des cordes de harpe. / Ainsi font frissonner, à travers les mélopées plaintives des prisonnières, les poignantes notes sensibles de la douleur humaine ; c’est bien une chanson de mort qu’elles parlent de leurs Voix qu’on croirait entendre sortir de terre[14]. »
Avec cette œuvre étrange et inclassable, qui hésite entre le savant et le populaire, avec l’ancienne pétroleuse qui écrit à la fois des comptines et des romans plus que noirs, on peut dire que « les loups sont entrés dans Paris[15]». Curieuse aventure littéraire que celle d’une célèbre militante qui se montra soucieuse jusqu’à la fin de se faire reconnaître aussi par sa signature. Et tout cela dans une grande solitude et sans afficher aucun dolorisme ni une excessive déploration commémorative. Laurent Tailhade et Henri Rochefort se sont intéressés aux écrits de Louise Michel et Barrès s’est enthousiasmé pour sa « flamme » (AV, p. 115). De cette œuvre singulière, qui s’obstine dans une farouche marginalité, on retiendra la foi touchante et têtue dans les pouvoirs sans pareils de la littérature.
A l’occasion du 29e Salon de la Revue, nous publions en complicité cet article qui paraîtra dans le numéro 870 de l’indispensable revue Critique, en vente le 7 novembre.
Claude Rétat, Art vaincra ! Louise Michel, l’artiste en révolution et le dégoût du politique, Éditions Bleu autour, « La petite collection de Bleu autour », 272 pages.
La Révolution en contant – Histoires contes et légendes de Louise Michel, textes réunis et présentés par Claude Rétat, Éditions Bleu autour, 560 pages.