Cinéma

L’édile, la philosophe et la malice – à propos d’ Alice et le maire de Nicolas Pariser

Politiste

Paul Théraneau, maire socialiste de Lyon, est fatigué : il n’a plus d’idées. En engageant Alice, jeune et brillante philosophe, à ses côtés, il espère retrouver un élan de fraîcheur dans sa carrière. Mais l’Intellectuelle et l’Homme Politique arriveront-ils à faire bon ménage ? Avec Alice et le maire, Nicolas Pariser livre une chronique douce-amère de l’impossible mariage des idées et de l’action politique.

Rares sont les cinéastes français aujourd’hui à filmer la politique. L’univers des séries est plus enclin à s’en saisir, souvent avec bonheur (Baron Noir ou la série récente et plutôt réussie de Rebecca Zlotowski, Les Sauvages). Tout se passe comme si le format sériel était plus propice à développer les personnages dans leur complexité et à éviter ainsi les stéréotypes convenus. En matière de cinéma politique, l’étalon inégalé demeure L’Exercice de l’Etat de Pierre Schoeller, chef d’œuvre sur la tragédie de l’impuissance politique, saisie à travers l’activité trépidante d’un ministre.

Après Le Grand Jeu (2015), un remarquable premier film en forme de thriller politique étrange, Nicolas Pariser reprend le motif de « l’impolitique » dans son deuxième film Alice et le maire, sorti le 2 octobre. Mais il est traité sur un mode en apparence plus mineur, celui de la chronique douce-amère et cabotine. Légère et facétieuse, la critique du politique et de la gauche qui s’y déploie subtilement (son épuisement et son dessèchement) n’en est pas moins acérée et cruelle. D’une facture clairement rohmerienne [1], Alice et le maire brode une réflexion profonde sur les rapports entre le discours et l’action, les idées et les hommes politiques.

Alice et le maire c’est un peu le Savant et le politique de Weber revisité par le marivaudage de Rohmer.

Nicolas Pariser trouve la bonne distance à la politique dans un ton acide et acidulé. Il filme avec beaucoup de justesse et de sagacité le métier politique, en propose un regard à la fois compréhensif (au sens wébérien du terme) et sans complaisance, et offre une parabole de l’intellectuel et du Prince sous sa forme contemporaine. Alice et le maire c’est un peu le Savant et le politique de Weber revisité par le marivaudage de Rohmer.

La trame narrative du film est simple. Le maire socialiste de Lyon, campé par un Fabrice Luchini étonnamment sobre et même touchant, sollicite le concours d’une jeune « philosophe » pour « penser à nouveau » (la normalienne jouée par la solaire Anaïs Demoustier est en fait spécialiste de Lettres). Le maire venu de la « com » qui a tout donné à la politique avait « 50 idées par jour » qui venaient toutes seules. Il le constate avec effroi : il n’en a plus. « Le moteur tourne à vide ». L’étrange job de la littéraire qu’il convie à ses côtés sera donc de « prendre du recul ».

Y a-t-il là matière à film ? Oui, parce le dispositif de mise en scène est subtil. Les notes de la pétillante philosophe (la première, objet de longs échanges, porte sur la modestie en politique…) vont-elles soulager la fatigue morale du professionnel de la politique essoré, le régénérer ? L’intruse papillonne dans le palais et nous avec elle. On suit les pas à tâtons de la philosophe dans l’univers de la politique locale et de ses codes que l’on découvre à travers son regard candide et vite effaré.

L’improbable conseillère accompagne l’élu dans le rythme effréné et vide de sens de son agenda qui ne laisse plus de place au recul. L’on suit ses déplacements, le cortège des voitures de fonction et ses activités de représentation (inauguration, sorties culturelles…) réglées par le protocole empesé d’un autre temps. Le notable rayonne en son fief.

Mais le film croque surtout avec beaucoup de réalisme l’entourage de l’élu, ses gesticulations vaines qui en deviennent burlesques, ses spéculations oiseuses, ses rivalités courtisanes, ses multiples strates et cercles (cabinet, administration, chargés de communication…), une comédie humaine dont la philosophe vient perturber les routines. De plus en plus proche du maire avec lequel elle noue une relation complice et platonique, elle ne tardera pas à se mettre à dos ses plus proches collaborateurs.

La satire du film n’épargne pas non plus la vacuité du discours politique et ses automatismes stériles. On rit beaucoup de la novlangue de la prospective, de « l’attractivité » et du marketing territorial qui tiennent lieu de seul projet. « Progrès » ou « Vivre ensemble » : le politique ânonne et ressasse des signifiants vides pour « faire récit » dans l’entre-soi déréalisé des palais. N’est-ce pas Manuel Valls lui-même qui prétendait que la politique était « une langue morte » ?

Il y a dans la faiblesse du maire pour la philosophe, comme un remords, ce qu’il reste de la fascination de l’homme politique pour l’intellectuel… mais le film révèle aussi leur impossible commerce.

La jeune intellectuelle se plaît à prendre de haut et éconduire un gourou de la « com » ridicule qui propose dans un Skype grotesque une fumeuse « union des mégalopoles du progrès » à l’horizon 2500. Thomas Chabrol qui le joue pourrait être dans la vraie vie un Jean Blaise (Nantes) ou un Didier Fusillier (Lille)… Le projet Lyon 2500 s’effondre parce que le maire voue désormais une confiance aveugle à la philosophe (« tu as trop d’influence sur lui » lui reproche la directrice de cabinet). Tout cela est montré avec légèreté, fluidité et sans forcer le trait (l’alacrité de la bande originale rythmant le ballet).

On frôle parfois le didactisme dans des dialogues travaillés et pétris de références, où il est question de la survie et du devenir de la gauche, de son collapse, de la Common decency d’Orwell ou de l’Etrange défaite de Marc Bloch… mais ils glissent dans le badinage rohmerien des échanges et la facétie de la mise en scène. Il y a dans la faiblesse du maire pour la philosophe, comme un remords, ce qu’il reste de la fascination de l’homme politique pour l’intellectuel… mais le film révèle aussi leur impossible commerce.

Le critique d’art américain Harolds Rosenberg dit de l’homme politique qu’il est « un intellectuel qui ne pense pas ». « Intellectuel » parce qu’il mobilise et manipule des idées. « Qui ne pense pas » parce que leur mobilisation n’est pas celle qui gouverne le travail du penseur et parce qu’il est pris dans les contraintes de l’action qui impose agilité, pragmatisme et reniements. Le film donne corps à une belle réflexion sur ces apories. Le regard d’Alice est féroce sur « la nullité intellectuelle du milieu » mais lucide sur son irréductible spécificité. Louis XIV est-il déjà devenu Molière ? Les intellectuels eux aussi sont en circuit fermé. Ils ne sont pas pris dans les roues de l’histoire. Les doutes de la philosophe sont ceux du réalisateur.

La fin du film joue de ses ambivalences. Les idées semblent finalement l’emporter. La philosophe réussit à peser. Elle rédige le discours fondateur qui doit conduire le maire sur la voie d’une candidature à l’élection présidentielle. A la poubelle donc le discours aseptisé et panélisé commandé à une boîte de com !  Avec jouissance, le duo retrouve la joie du verbe et du possible dans une magnifique scène de co-écriture où ils cisèlent leurs formules avec quelques belles saillies, glissées en contrebande par le réalisateur (passionné de politique) : « Le monde de la Finance ce sont d’abord nos enfants, l’école de la République forme des banquiers ».

Mais la politique reprend ses droits. En quelques minutes, l’ambition du maire se fracasse sur les jeux et contingences du congrès socialiste. Chimère, le discours restera lettre morte, ne sera jamais prononcé, comme avorté.

Alice et le maire, un film de Nicolas Pariser, en salles depuis le 2 octobre.


[1] « Je dois tout à Rohmer » avoue le réalisateur qui a suivi ses cours à la Sorbonne. Le film est clairement un clin d’œil au Maire et la Médiathèque sorti en 1993 où jouait déjà Fabrice Luchini (dans le rôle d’un instituteur et non du maire cette fois).

Rémi Lefebvre

Politiste, Professeur à l'Université de Lille 2

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1] « Je dois tout à Rohmer » avoue le réalisateur qui a suivi ses cours à la Sorbonne. Le film est clairement un clin d’œil au Maire et la Médiathèque sorti en 1993 où jouait déjà Fabrice Luchini (dans le rôle d’un instituteur et non du maire cette fois).