Littérature

Feel good ou le surréalisme tendre de Thomas Gunzig

Critique

Soyez prévenus, le titre est ironique : Feel Good est un roman qui s’acharne sur les candeurs d’Alice et de Tom, dont Thomas Gunzig dépeint avec tendresse les ratés et les désespoirs. Adepte d’un humour noir acéré, l’auteur, avec le regard décalé, drôle et humaniste qui le caractérise, n’hésite pas à faire ployer ses deux personnages principaux, qui, tel le roseau, plient mais ne rompent jamais.

Chroniqueur radio, scénariste de Jaco Van Dormael aussi bien pour le film Le tout nouveau Testament que pour son théâtre d’objet (Kiss and Cry, Cold Blood), auteur de pièces de théâtre, de livres jeunesse, de recueils de nouvelles et de huit romans, l’auteur belge Thomas Gunzig figure sur la liste de la première sélection du Prix du style 2019 aux côtés de Michel Houellebecq, Hélène Gaudy ou Valérie Tong Cuong.

Dans le droit fil d’une œuvre riche, l’athlétique auteur de 49 ans propose avec Feel good un texte où l’humour noir, la tendresse et le décentrement mordent sur une réalité sociale désespérante pour la transformer en histoire épique, humaine et accessible à tous. Ironique à la racine de son titre, Feel good n’a pas tout à fait l’effet annoncé, mais non plus le contraire, et c’est dans cette nuance que tiennent toute la force et le style de l’œuvre.

L’héroïne de Feel good est une femme. Une ménagère de moins de cinquante ans, une employée discrète, une maman aimante, une femme célibataire, un personnage commun. Un personnage qu’on verrait bien incarné sur grand écran par Émilie Dequenne :  vendeuse dans un magasin de chaussures, Alice est tombée sur le mauvais homme, mais en a gardé un fils qu’elle adore et qu’elle élève aussi bien qu’elle peut. Comme ses parents avant elle, Alice évolue avec son fils de 7 ans sur le fil du rasoir du « tout juste ». Son salaire les fait vivre, mais le loyer mange la plupart de ses revenus, il faut compter chaque sou et passer plus souvent qu’à son tour la joie de partir en vacances. Alice a néanmoins beaucoup de choses pour elle : travailleuse, jolie quadragénaire, elle a surtout un merveilleux instinct de vie et une joie et une inventivité qui ne peuvent que créer du bonheur au foyer.

Quand elle perd son travail parce que sa patronne, qui l’adore, doit fermer, c’est tout son univers qui s’écroule : quand ses droits touchent à leur fin, le « tout juste » qui l’a poursuivie toute sa vie se mue en souci de trouver à manger pour son fils. Elle tente bien de trouver un nouveau travail, même en intérim, mais l’éternelle adolescente en elle se laisse berner et elle a beau briquer, gratter, ne pas compter ses heures, le système l’écrase. Elle commence alors à voler, puis pense à se prostituer, ou quémander un peu d’argent à une amie d’enfance devenue bourgeoise, mais chaque tentative est un échec et Alice sait poser des limites : elle est fière. Pour elle, le chômage est un bouleversement : il rend le quotidien insupportable et il la fait se sentir une moins que rien.

Désespérée et en rage contre la grande machine qui la broie, elle passe à l’acte en enlevant un bébé dans son landau devant une école privée hors de prix et en espérant demander une rançon. Mais par erreur, la seule personne qui répond à son message pour récupérer l’argent est Tom, un auteur sans argent, quitté par sa femme et qui n’arrive pas à percer. Gentil looser un peu mou, Tom court les salons littéraires depuis des années, mais n’a jamais eu de prix conséquent ou vendu de bestseller. Lui aussi avance dans la quarantaine, et il est insensiblement en train de passer de jeune auteur prometteur à homme raté.

Lorsque les deux laissés-pour-compte se rencontrent, c’est une grande déception pour Alice qui espérait toucher le pactole : avec le bébé volé, elle se retrouve avec une bouche de plus à nourrir. Mais c’est aussi un électrochoc pour les deux héros qui décident de voir les choses en grand et de faire le hold-up du siècle : écrire leur histoire improbable selon les règles de l’art populaire du bestseller et transformer leur naufrage en blockbuster « feel-good ». Évidemment, l’ego et les sentiments s’en mêlent et même si Alice passe enfin en mode « gestion de projet » sous les yeux d’un Tom émerveillé et ébahi, le texte se construit petit à petit …

Ceci n’est pas un roman « feel-good »

Clairement écrit aux antipodes de son titre ironique, Feel Good est un roman qui s’acharne sur ses personnages. Maître de l’humour noir, Thomas Gunzig n’hésite pas à chaque étape à faire ployer plus et mieux ses deux personnages principaux : non contente d’être mère-célibataire et au chômage, Alice rate jusqu’au geste de révolte ultime : enlever un bébé pour obtenir une rançon (sous le pseudonyme radical7582@guerilla.info !). En plus d’être un écrivain raté, légèrement oublié voir méprisé par ses proches, Tom est quitté. Et l’un relève l’ironie de la situation de l’autre à merveille : « C’est amusant parce que j’étais certain que vous étiez un homme. Parce qu’enlever un enfant, c’est plutôt un truc d’hommes, non ? » (p.168).

Mais en même temps, leur rencontre a un effet dialectique : lorsque Thomas Gunzig met ensemble deux marginaux sans charisme, il allume en eux le feu d’une écriture qui trouve (enfin) son public et génère des revenus. Et là, il dépasse l’humour noir pour aller vers une dimension plus profonde. L’extraordinaire idée de transformer en « casse du siècle » la situation finalement assez banale d’écrire « à partir d’une histoire vraie », mais trop cocasse pour être vraisemblable se mue en concentré de surréalisme souriant et bouleverseur d’ordre : « Ce qu’on va faire, c’est un braquage. Mais un braquage sans violence, sans arme, sans otage et sans victime. Un braquage tellement adroit que personne ne se rendra compte qu’il y a eu braquage et si personne ne se rend compte qu’il y a eu braquage, c’est qu’on ne va rien voler. On ne va rien voler, mais on aura quand même pris quelque chose qui ne nous appartenait pas, quelque chose qui va changer notre vie une bonne fois pour toutes » (p.170).

L’on retrouve sous la plume de Thomas Gunzig un décalage belge, drôle et humaniste qu’il a pratiqué de concert avec Jaco Van Dormael, que ce soit dans l’irrévérencieux et poétique Tout Nouveau Testament (où Dieu habite à Bruxelles, est incarné par un Benoît Poelvoorde pas rasé et en peignoir et où sa fille décide de descendre sur terre via les tuyaux des Lavomatics pour porter aux Bruxellois un nouvel évangile), ou dans les jeux poétiques d’ombres portées par les miniatures du théâtre de Kiss & Cry et Cold Blood (où chacun retrouve son âme d’enfant).

Qu’une femme discrète et effacée comme Alice prenne son courage à deux mains pour enlever un bébé est un geste anarchiste et qu’elle se mette à écrire et même à bien écrire est une réparation à la fois parfaitement « feel-good » et aussi complètement folle et inattendue, après la manière dont le sort s’est acharné sur elle. Tout se passe comme si, moraliste et cruel avec ses personnages, Thomas Gunzig n’hésite pas d’une main à les grever de tares et d’archétypes sociaux qui les rendent assez drôles et représentatifs, tandis que de l’autre main, il en fait des licornes aux ailes qui poussent pour devenir des super-héros ou du moins les plus exigeantes versions d’eux-mêmes. Et dans Feel good, la transformation du crapaud en prince ou de la souillon qui se laisse faire en fière princesse se fait comme par magie.

Rien de rationnel donc, mais quelque chose du désir enfantin et enfoui dans la manière dont Thomas Gunzig use et abuse du coup de tonnerre pour sauver des personnages qu’il avait à l’origine damnés. Et la formule sied bien au lecteur qui se laisse assez aisément séduire par cette tendresse que Thomas Gunzig révèle à l’égard de ses personnages, d’autant plus quand la morale fait soudain irruption pour savoir si les faussaires ont pu et su dire la vérité, grande quête humaine, et ont donc mérité leur aboutissement arraché à la vie et à la littérature.

Bons sentiments, mauvaise société et pouvoirs de la littérature

Ce qui rend les héros de Feel good si touchants est la capacité que l’auteur a de se projeter en eux. « Tom » est un double évident de Thomas, son frère raté, dont le seul titre de gloire est le prix des libraires du Mans pour un roman tiré à 5000 exemplaires : « À l’aube de ses quarante-cinq ans, il avait une quinzaine de romans à son actif, tous publiés à l’Arbre pâle, mais une bonne partie avait été pilonnée, faute de demande » (p.123). Et c’est une figure qu’on peut conjurer facilement quand on compte le nombre de livres vendus par Thomas Gunzig (Feel Good a été tiré à 10 000 exemplaires dès l’origine et le vol 11 de Blake et Mortimer coécrit par Gunzig était en tête de toutes les ventes ce printemps), mais qui fait sourire autant que le milieu qu’il fréquente. Les personnages de l’éditeur, de l’attachée de presse, des mots durs sur les réseaux sociaux, mais aussi la liste des fêtes des livres francophones (p. 125) sont irrésistiblement croqués.

Mais il y a plus que de l’ego dans la conjuration du sort et les jeux de miroirs entre auteur et personnages. Thomas Gunzig est particulièrement touchant quand il se projette en entier et emmène avec lui le lecteur dans son personnage féminin. La façon dont il investit le personnage d’Alice est troublante. Dès les premières pages, malgré les atours ternes, l’on est avec elle, l’on admire son courage, sa ténacité et au fil des pages, l’on suit avec émerveillement son réveil. Un phénomène de catharsis d’autant plus réussie, qu’il n’y a ni rime ni préciosité dans la langue du livre qui est authentiquement populaire, limpide et immédiate. Sans fioritures ni jargon, avec autant de psychologie que de maîtrise des intrigues, Feel Good est un roman qui sait tâtonner et qui dénonce d’autant mieux un système social écrasant, qu’il ne part d’aucun présupposé théorique. Il n’y pas de grande démonstration d’idées dans ce texte qui se lit d’une seule traite, mais plutôt, une économie interne qui fait avancer l’intrigue dans un sens peu commun et qui nous interroge sur nos systèmes sociaux.

Un bon exemple de cette logique interne de la satire est l’« arithmétique des pauvres » (titre du deuxième chapitre) pratiquée par Alice, forcée de tout compter pour se plier à la loi du « tout juste » et encore plus quand elle se retrouve au chômage. Ce calcul envahissant est une façon directe et simple de montrer sa condition psychologique et sociale, qui passe par le texte et grève la langue de chiffres du quotidien plutôt que d’imposer de grandes démonstrations de principes. Le meilleur moment du genre est celui où elle enlève la petite Agathe et va directement acheter de quoi s’occuper d’elle : « Il la regarda fixement pendant qu’elle achetait trois boîtes de lait en poudre premier âge (Nan Optipro 1,800 gr, 15,80 euros), elle acheta un biberon (Avent, 10, 20 euros), des lingettes (Aloe Vera, 2,78 euros pour 2×72 pièces et des couches (Ultra Dry Stretch, 7-18 kg Economy Pack 100 pièces pour 14,89 euros). Elle paya » (p.79). Les chiffres et détails pratiques inutiles gangrènent le texte, pour nous rappeler que dans un roman populaire, ce ne sont pas les marquises qui sortent à cinq heures, mais les ménagères de moins de 50 ans qui, en toutes circonstances font les courses aux heures de pointe en tremblant d’avoir assez.

De même que les employés du supermarché de Manuel de survie à l’usage des incapables (Au Diable Vauvert, 2013) ou le « bon sauvage » de retour à la civilisation belge de La vie sauvage (Au Diable Vauvert, 2017), les deux héros de Feel good sont, par la candeur de leur caractère et leur mis au ban de la société, à la juste distance pour nous laisser voir tout ce qui ne va pas : règne de l’argent et de la vénalité, hypocrisie des filets de solidarité sociale de nos démocraties, individualisme forcené qui tue tout autre tentative de solidarité privée et culte du divertissement.

Mais ce qui est fin et juste chez Thomas Gunzig, c’est qu’il a la cruauté d’intégrer ses personnages dans ce système. Quand Alice décide de se prostituer pour gagner les 500 euros par mois qui lui manquent pour redevenir « tout juste », elle participe pleinement au système dont elle est victime : « Elle se dit que faire l’amour chez elle avec des hommes qu’elle aurait choisis et qui lui donneraient de l’argent en échange, ce n’était pas vraiment de la prostitution ou si ça l’était, c’était quelque chose de moins épouvantable que la traite d’êtres humains, que ces histoires de filles de l’Est à peine majeures mises sur les trottoirs par des souteneurs. Ce qu’Alice envisageait, c’était juste “de la débrouille” » (p.59).
Idem pour Tom, résigné à l’ombre : « Lors d’un Noël, sa mère déballa le roman d’Anne-Pascale Berthelot qui venait d’être couronné par le prix Femina (…). Se souvenant de l’émission à France Culture enregistrée vingt ans plus tôt (elle) lui demanda :
— Tiens, mais c’était pas une amie à toi ?
— Oui j’aime beaucoup cette fille, elle est étonnante !
À peine ces paroles prononcées, il se sentit plus minable que jamais, il se servait de la gloire d’une autre pour essayer de briller en société » (p.124).

Quelque part, jusqu’au moment où ils se réveillent, ils acceptent d’être les victimes d’un monde qu’ils ont participé à forger, ne serait-ce que par leur indolence. Si leur misère acceptée n’a rien de la recette du roman « feel-good » qui séduit les foules, la prise de conscience et l’action des personnages pour leur propre libération sont un moment de bien-être peut-être encore plus grand pour le lecteur… Une recette que Thomas Gunzig n’hésite d’ailleurs pas à agrémenter d’un soupçon de romance et qui fait mouche. Il nous livre un roman vif et serré, mais aussi tendre et drôle, à offrir comme une mise en abyme à tous les lecteurs et lectrices de « vrais » romans, comme de bestsellers « feel-good ».

 

Thomas Gunzig, Feel GoodAu Diable Vauvert, 2019, 400 pages.


Yaël Hirsch

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