Un lent retour à la vie – sur J’ai perdu mon corps de Jérémie Clapin
J’ai perdu mon corps est un beau film, et pourtant il est laid. D’une laideur curieuse, car elle ne réside pas dans le dessin lui-même, qui est admirable. Non, laid, car il porte à l’écran des choses que personne ne veut voir. La laideur est acceptée lorsqu’elle est percutante, politique, martyre. Mise au service d’un propos, justifiée par un message qui le mérite, on la tolère. Mais quid de la laideur banale ? Celle qui n’a aucune autre vocation que d’être laide pour elle-même ? Celle qui existe sans but politique ni esthétique ?
En faisant d’une main amputée son héroïne, Jérémie Clapin a décidé que ce film serait laid en soi. Ce choix justifie évidemment le recours à l’animation. Mais bien davantage qu’une nécessité, il s’agit surtout d’un parti pris : celui de renverser les codes traditionnellement attachés au dessin animé.
À rebours de la « fabrique à rêves » consacrée par Walt Disney, J’ai perdu mon corps ne s’adresse pas spécifiquement aux enfants. Au contraire même : librement adaptée du roman Happy Hand (2006) de Guillaume Laurant, cette fable douce-amère retrace l’errance de la main de Naoufel, séparée de son corps après un accident de scie sauteuse.
Mais aussi, le film renonce à s’engouffrer dans l’incroyable champ des possibles qu’offre le cinéma d’animation. La véritable évasion, ici, ne réside pas dans la prouesse de l’image ni celle de l’imaginaire : elle propose au contraire une reproduction hyperréaliste, brute et encrassée des cadres du réel. Ceux que l’on ne voit plus à force de trop voir. Ceux que l’on n’a d’ailleurs pas particulièrement envie de revoir projetés sur une toile de quatre mètres sur douze.
Dès les premières secondes, le film s’annonce particulièrement glauque. La scène d’ouverture dévoile, dans un silence pesant, une sémantique visuelle aux allures morbides : une flaque de sang, du verre brisé, un œil cocardé. Une mouche qui passe. Ambiance.
Puis soudain, tout devient très blanc et très beau : nous voilà au Maroc, enveloppés dans la douceur ouatée de ce qu’on devine être le souvenir d’une enfance heureuse. La lumière est aveuglante, le contraste est douloureux : c’est un passé lointain et révolu, le trait fin et enlevé du dessin le souligne sans équivoque. Cette enfance est celle de Naoufel, garçon intelligent et curieux. Fasciné par son environnement sonore, il passe ses journées à enregistrer ce qui l’entoure au magnétoscope.
Une mouche passe. Les yeux brillants derrière ses grosses lunettes, il tente de l’attraper. On entend la voix calme de son papa lui conseiller de « viser à côté », « Elle est plus rapide que toi. Il ne faut pas que tu vises là où elle “est”, mais là où elle “sera”». Sans succès. La petite main, piquée d’un grain de beauté entre le majeur et l’index, s’abat toujours dans le vide.
Puis retour à la grisaille dans un fracas de verre brisé : une main amputée, le moignon encore sanguinolent, un grain de beauté entre le majeur et l’index, surgit du frigidaire d’une obscure morgue quelque part en région parisienne. D’un grand coup de poing sur le plancher, cette scène vient clore ce curieux patchwork d’ouverture. Le ton est donné : la main sera l’élément qui viendra bouleverser la banalité sordide d’un quotidien où les existences passent comme des ombres.
Nous voici donc embarqués en compagnie de la main de Naoufel, qui nous emmène du bout des doigts dans les tréfonds d’une sorte de ville fantôme, hostile et menaçante. On saisit pleinement tout le génie de l’animation, qui donne à cette main coupée des attitudes résolument humaines alors qu’elle arpente les toits, les gouttières et les recoins, affronte les rats et les pigeons, slalome entre les bagnoles d’une jungle urbaine qu’on devine être Paris, mais vu du métro, des égouts et du caniveau.
La main de Naoufel a l’insolence du philosophe, l’intrusivité du psychologue, la décomplexion du médecin.
L’esthétique ras-le-bitume nous propulse dans un univers de film d’action, à mi-chemin entre Grand Theft Auto et l’univers des Marvel. Ce Paris vu du dessous devient une sorte de Babylone où grouillent en dessous-sol les parias et les laissés-pour-compte. Refusant d’être laissée au rebut, la main cherche alors à s’extirper de ces bas-fonds où règnent les invisibles.
C’est peut-être là l’objet de sa quête. Chercher son corps : oui, mais pourquoi ? Pour que ce dernier écoute enfin ce que sa main veut lui dire. Tout le poids du passé douloureux de Naoufel, c’est la main qui le porte avec elle. Le début du film nous donne un aperçu très elliptique de la tragédie de son enfance. C’est la main qui cristallise les doutes, les blessures enfouies, les souvenirs heureux rendus malheureux par leur irrémédiable appartenance à une époque révolue.
Parce qu’elle sent, touche, entend et voit, elle réactive les réminiscences au fil de son périple. Ainsi, les correspondances entre les différentes époques de la vie se dessinent en une synesthésie stroboscopique qui submerge l’écran. Comme s’il avait fallu que Naoufel aille jusqu’à perdre sa main pour que s’ouvre enfin la boîte de Pandore de son existence chaotique.
L’ouïe, bien plus que la vue, est d’une importance cruciale dans la manière dont se succèdent à l’écran les errements de la main, les lumineuses bribes de l’enfance de Naoufel et la morosité de sa vie d’adulte paumé. Le lien avec sa fascination d’antan pour son environnement sonore est plus qu’évident. Fascination qui continue néanmoins d’opérer puisque lorsqu’il tombe amoureux, c’est par l’entremise d’un interphone.
La bande-originale, que l’on doit à Dan Levy – moins connu pour son travail de compositeur de musiques de cinéma que pour avoir co-fondé le groupe The Dø – porte également la dimension sonore du film. Les dialogues, épars et minimalistes, laissent la musique devenir un véritable vecteur narratif. L’éclectisme délicat des compositions vient contrebalancer la brutalité de l’animation. Le dessin est simple mais précis. Les mouvements sont saccadés mais justes. Cette esthétique épurée, jamais maladroite, permet le déploiement d’un propos qui se veut profond : loin des bavardages intempestifs, J’ai perdu mon corps fait la part belle à l’indicible.
En inoculant du fantastique dans la trivialité du quotidien, Jérémie Clapin fait émerger des symboles. La main est peut-être la partie du corps la plus chargée de sens. Elle est le rempart du corps, mais aussi son médium. Elle appréhende l’autre autant qu’elle en protège. Et par là, elle est aussi nue et vulnérable. Le sanglant accident de Naoufel en est la preuve : que ce soit pour balader son micro ou attraper les mouches, sa main était son outil de curiosité. C’est cela même qui causera leur séparation.
Mais la fonction heuristique de la main n’est pas simplement tournée vers l’extérieur : c’est aussi elle qui permet, par le toucher, d’entamer la connaissance de notre propre corps. Ainsi, en se séparant de son corps, la main de Naoufel entreprend d’éclairer ces obscurs mécanismes intérieurs, insaisissables bien que tout près. Elle va fouiller, gratter, investiguer, remuer les entrailles de ce corps, restées enfouies trop longtemps. Elle a l’insolence du philosophe, l’intrusivité du psychologue, la décomplexion du médecin.
Comme un fil d’Ariane au milieu du chaos chronologique assumé de la narration, la présence de la mouche tout au long du film est également chargée de symbole. Présente à l’écran dès les premières secondes, c’est souvent à travers elle que la main convoque les souvenirs oubliés. Chacune de ses apparitions annonce un saut dans le temps : guidé par elle, on passe de l’autre côté du miroir.
Elle fait ainsi le lien entre Naoufel, enfermé dans son âpre présent, et sa main, émissaire d’un passé refoulé. C’est d’ailleurs autour d’elle que s’articule le moment de jonction de ces temps éclatés, lorsque Naoufel réussit enfin à attraper la mouche… dans la ligne de mire d’une scie sauteuse. À la fois oiseau de mauvais augure et malin génie, elle incarne l’imprévisibilité d’un destin insaisissable – à moins peut-être de viser à côté.
De la laideur des prémices, des blessures de l’existence, émerge la beauté d’un combat ordinaire empreint d’une tristesse douce qui finit toutefois par laisser passer la lumière.
Ainsi, cette mouche qui s’échappe du poing serré de Naoufel déroule le fil de son enfance semée d’amour et de questionnements. C’est d’ailleurs seulement après son accident qu’il se replongera réellement dans les cassettes qu’il avait enregistrées : il renoue ainsi avec la substance sensible de son existence, à laquelle il avait finalement renoncé depuis son dernier enregistrement, ce terrible craquement de tôle et de verre brisé qui a emporté ses parents. J’ai perdu mon corps, c’est finalement le récit du lent retour à la vie de Naoufel après de longues années de deuil silencieux et de douleur refoulée. En acceptant le passé, il est enfin capable d’envisager l’avenir, de « dribbler le destin », dirait-il.
Le changement de rythme dans la narration renforce ce sentiment d’apaisement. L’accident vient rompre l’enchaînement frénétique des cascades de la main aux éclats de colère de Naoufel – peut-être les premiers de sa vie. Y succède le temps de la résilience, dans une lenteur baignée de sérénité.
C’est précisément à ce moment-là que la main se met en retrait : elle a accompli sa mission. L’amputation de Naoufel l’a guéri de la gangrène du passé. La très belle scène finale, où il reprend son magnétoscope et enregistre son grand saut sur la grue d’en face « à la place » de l’accident de voiture, fait résonner sur les toits enneigés sa puissante volonté de recommencer à vivre.
S’il fallait pointer les quelques écueils, celui de favoriser les non-dits rend parfois les développements scénaristiques un peu simplistes. La relation entre Naoufel et Gabrielle, pourtant joliment démarrée, déçoit un peu par ses développements très convenus. Néanmoins, l’ensemble est intelligent, bien ficelé, et surtout très beau. J’ai perdu mon corps reste une grande réussite du cinéma d’animation. De la laideur des prémices, des blessures de l’existence, émerge la beauté d’un combat ordinaire empreint d’une tristesse douce qui finit toutefois par laisser passer la lumière. On quitte la salle imprégnés d’une plénitude optimiste mais pas tarte, emplis d’une profonde et intense envie de vivre.