Travail d’anthologie – sur Michelle Perrot et Le Chemin des femmes
Le chemin comme on dit le chemin des écoliers ou le chemin des douaniers au bord du sentier côtier. Ce titre, Le chemin des femmes choisi par Michelle Perrot, indique d’emblée le mouvement, le corps en mouvement, la tête qui s’échauffe de multiples pistes, il implique aussi l’idée du cheminement, de l’absence de certitudes, de possibilités, de bifurcations, d’aventures toujours possibles.
Michelle Perrot a beau être une historienne parée de toutes les distinctions universitaires et couronnée de tous les honneurs elle n’en demeure pas moins encore et plus que jamais une chercheuse dans l’âme. Toujours en quête d’une réinterprétation du réel elle ausculte notre présent pour mieux le décrypter en faisant appel à ce qu’on nomme le passé, terme générique assez flou et qui pour elle signifie la contextualisation de nos faits et gestes dans une mise en perspective de l’histoire des mentalités. Avec Michelle Perrot l’histoire a en effet du goût, des saveurs, des bruits elle a de l’épaisseur, des sentiments, des sensations, des perceptions.
Michelle Perrot s’intéresse au passé de manière active et non réactive. Qui mieux qu’elle au moment de la naissance de la vague « me too » a su nous en expliquer l’importance et les enjeux pour le futur de l’histoire des femmes ? Quand l’opinion publique commence, grâce à des féministes, à s’émouvoir de ce qu’on nomme maintenant les féminicides et que nous – femmes comme hommes – sommes des dizaines de milliers dans la rue pour manifester qui mieux qu’elle il y a plusieurs décennies, avait saisi l’importance de cette violence en en faisant un sujet majeur de notre histoire grâce à sa recherche dans les archives. Non contente de faire de certains dénis de notre société des faits majeurs de notre histoire elle en analyse les mécanismes et les dissèque. Du côté des opprimés elle se situe, d’abord, avec des ouvriers, puis des ouvrières puis des femmes, toutes les femmes. Relire ses travaux qui figurent dans ce volume sur la grève, datés de plus d’un demi-siècle, prend une saveur inattendue en ces temps où le dialogue social semble rendu si difficile par les tutelles gouvernementales.
Ce n’est pas pour autant que Michelle Perrot se vive ou se revendique comme une militante et encore moins une idéologue. Si ses travaux dans de nombreux registres nous permettent d’avancer c’est que, justement, ils sont dénués d’a priori et fourmillent d’argumentations, de détails, voire de saturation d’informations. Se mettant dans une posture d’égalité avec ses lectrices et lecteurs Perrot nous livre ce qu’elle sait, comment elle le sait mais se garde bien de nous administrer son jugement sur ce qu’elle a appris.
Michelle Perrot, sans le vouloir ni le savoir, nous donne des moyens de résister à l’oppression du temps et le goût de l’avenir.
Cette manière non autoritaire de restituer l’état de ses recherches s’accompagne aussi d’une écriture déliée, quelquefois poétique sans le savoir, en tout cas littéraire. Il ne s’agit pas d’une mise en scène ni d’une reconstitution mais d’une mise en mots où le statut de la narratrice est revendiqué sans pour autant ne jamais tomber dans l’autobiographie. Le plus bel exemple de la prose narrative de Michelle Perrot culmine pour moi dans ce récit intitulé sobrement Mélancolie ouvrière.
Partie à la recherche d’une certaine Lucie ouvrière de son métier et sur laquelle n’existe aucun document Michelle Perrot mène l’enquête, tel un fin limier dans un polar elle cherche les signes les antécédents va sur le terrain se fait des copains et petit à petit réussit à restituer la vie de Lucie la sortant du noir de l’histoire et réhabilitant ipso facto ce peuple sans histoire qui fabrique nos révoltes et nous éveille à nos prises de conscience.
Féministe Michelle Perrot ? Pas vraiment car elle n’est pas propagandiste, ni encartée mais companera et alliée objective et précieuse de la cause des femmes. Admirative du combat des femmes elle peut se montrer amoureuse et rendre les armes même quand son héroïne déçoit les féministes militantes. Dans le panthéon de ses amoureuses trône la géniale George Sand à qui elle pardonne en 1848 de ne pas s’être battue pour le droit de vote pour les femmes tant elle a incarné avec fougue et passion des causes républicaines.
Michelle Perrot ne donne pas de leçons. Faisant de la complexité des approches une méthode on voit sa pensée au fur et à mesure de l’évolution de son œuvre s’approcher de l’art photographique.
J’en veux pour preuve son magistral opus sur les chambres : chambres pour aimer, chambres pour enfanter, chambres où rarement les femmes ont eu le droit d’être seules. La pensée sensible, l’art de décoder sans surligner font de ce fleuve d’histoires contées sur plus de mille pages une odyssée où chacune chacun d’entre nous peut se reconnaître dans cette foule d’anonymes qu’elle nous restitue. Michelle Perrot, sans le vouloir ni le savoir, nous donne des moyens de résister à l’oppression du temps et le goût de l’avenir.
Michelle Perrot, Le chemin des femmes, Robert Laffont, 2019, 1184 pages.