Un homme qui meurt – à propos de Je reste roi de mes chagrins de Philippe Forest
Après le Londres de Peter Pan dans L’enfant éternel (1997), Philippe Forest renoue dans son dernier roman avec l’Angleterre où il a vécu. Dans ce roman inaugural, il explorait des figures de poètes à la paternité endeuillée, Victor Hugo et Stéphane Mallarmé, afin d’y chercher des repères pour ce dont il faisait lui-même l’épreuve. Dans Sarinagara (2004), le maître du haïku Kobayashi Issa et l’inventeur du roman moderne japonais Natsume Sôseki rejoignaient cette compagnie. Quinze ans plus tard, le romancier ajoute la figure de Winston Churchill à cette galerie de pères orphelins d’un enfant, dont les accomplissements qui les ont rendus célèbres ont masqué cet événement majeur, pourtant impérieux dans leur vie intime.
Churchill est revenu récemment sur le devant de la scène culturelle, avec le film de Joe Wright Darkest Hour (USA, 2017), et la série télévisée britannique de Peter Morgan créée en 2016 pour Netflix, The Crown. C’est d’un épisode de celle-ci que Philippe Forest tire l’argument de son roman – fait qu’il révèle très tardivement dans le cours de celui-ci, comme si le roman n’était presque qu’un long suspense vers cette révélation. La scène principale du roman, vers laquelle tout entier il gravite, est ainsi la fameuse série de séances de pose de Churchill pour le peintre Graham Sutherland, commandité pour faire le portrait du grand homme à la fin de sa carrière, afin de couronner celle-ci mais aussi, moins généreusement, de lui signifier son congé.
L’écrivain cependant en fait la scène de la réminiscence d’un deuil, un deuil de père qui fut non seulement celui de Churchill, mais celui aussi du peintre Sutherland. Le roman repose sur l’axe de cette étrange coïncidence, qui frappe le narrateur en ce qu’elle vient confirmer pour lui l’image, à laquelle il croit fortement, de ce que la vie d’un autre dit aussi bien la nôtre : « Cette histoire, je l’ai naturellement reconnue comme étant la mienne. » (p. 202)
Selon cette logique de redoublement, de reprise jamais à l’identique mais équivoque – valant toutes les voix –, le romancier confie penser que c’est Peter Morgan, l’auteur de la série, qui invente que les deux hommes auraient lors de ces séances partagé leurs deuils respectifs (p. 202). À son tour, il tisse sa trame mi-essayiste mi-romanesque autour de ce même argument.
En vérité, comme l’auteur nous y a habitués, il ne s’agit pas véritablement d’un roman. Pas au sens générique en tout cas, pas au sens formel. Au sens où la vie y est romancée, oui – et c’est bien ainsi que Forest conçoit le roman, comme reprise de la vie, celle-ci au sens de Kierkegaard : « souvenir en avant ». De sorte que la vie même y semble une sorte de déjà-vu, son anecdote très mince ou de plus en plus raréfiée, à l’instar des opus précédents. La figure du père privé de sa fille continue de projeter son existence moirée, diffuse comme l’ombre de celui qui a survécu, mais dont la substance se dilue, se dilate à ce qui l’entoure.
La forme ici empruntée est plutôt celle du théâtre, avec ses scènes, ses dialogues et ses moments de confrontation. Mais un théâtre d’inaction, aux didascalies bavardes qui étoufferaient justement toute action ; un théâtre de songes, de murmures, de souvenirs projetés – dont l’action est déjà passée. Une « fable » (p. 143) dont la matière est celle des rêves – parfois pesante et laborieuse ; parfois éthérée, évanescente, en tout cas éloignée d’un degré du réel, sans progression, sans historicité. Comme si le même était voué à se répéter sans cesse, ce que rendent aussi les phrases lancinantes, étourdissantes, dont c’est d’ailleurs le propos récurrent.
Le roman devient une occasion nouvelle d’éprouver sa fascination pour les limites de la représentation d’un monde perçu comme « désastre ».
C’est un théâtre de l’après, dont le comédien ou « prologue » (p. 31) vient expressément nous rappeler la nature factice, la fausse croyance qui y est nécessaire, le caractère fabriqué. Ici les personnages ne disent même pas : ils récitent. Sans qu’on atteigne cependant l’ambiguïté magique, subtile du roman Les Yeux bleus cheveux noirs de Marguerite Duras (Minuit, 1986), dont le théâtre était dans la voix de « l’acteur » et son conditionnel tantôt passé, tantôt présent, qui faisait miroiter le possible.
Le trait, dans Je reste roi de mes chagrins, est trop marqué, trop explicite. Comme si le narrateur voulait faire un dernier effort pour dire encore le deuil, mais que cet effort excédait son poids. Et cependant l’atmosphère malaisée de ces échanges, à la fois contenus et diserts, courtois et sarcastiques, entre les deux hommes qu’a frappés une même blessure, mais dont la rencontre se fait alors que l’un s’apprête à sortir de scène, l’autre au contraire est au faîte de sa gloire, voire y parvient sur la défaite du premier, cette ambiance à la fois tranchante et surannée persiste longtemps après la lecture, faisant de ce livre un roman à la fois ténu et tenace.
Au demeurant, le roman devient par ce dispositif une occasion nouvelle, pour le critique d’Art Press, d’éprouver sa fascination pour les limites de la représentation d’un monde perçu comme « désastre », mot récurrent de toute l’œuvre qui à force prend une douceur ambiguë, comme s’il désignait une beauté de l’horreur, ou touchait à la trame même de l’univers, spectacle et phénomène tissé à tout instant d’émerveillement et de douleur, pour celui qui continue d’en être, qu’il le veuille ou non, le témoin, même s’il souhaiterait ne plus en être l’acteur…
Avec la figure de Churchill, c’est aussi la continuation d’une réflexion sur le siècle, dans le sillage cette fois du Siècle des nuages (2010) : siècle de guerre et d’armement, de nouvelles prouesses technologiques dédiées presque seulement à la destruction – de vies, de villes, de franges entières de population discriminées ethniquement. Par là on retrouve un attachement au « vieux vingtième siècle », tel que le décrit l’auteur en quatrième de couverture, une vue assez nostalgique détachée du présent – ce qui contribue, avec l’élégance de ses phrases, à faire de Forest un écrivain classique, menant une réflexion intemporelle sur la fabrique du monde mais évitant de se coltiner avec sa matière réelle contemporaine, son devenir politique notamment. Comme s’il n’y avait rien eu après Hiroshima et Nagasaki ; comme si le XXIe siècle – et la seconde moitié du XXe avant lui – n’étaient pas riches déjà en nouveaux génocides et autres formes d’extermination.
Il est bien sûr toujours un peu absurde de reprocher à un artiste, un auteur ce qu’il ne fait pas. Mais ce nouveau roman – comme la revivification actuelle de Churchill à laquelle il contribue, et même si pour sa part il s’intéresse plutôt aux formes de sa défaite – participe d’un certain courant de nostalgie pour un XXe siècle perçu après-coup comme épique ou héroïque – grand –, peut-être seulement parce qu’il est maintenant refermé, et que notre époque, malgré sa mémoire courte, a l’obsession de l’archive et du recyclage ; d’un passé très proche érigé en Passé mythique plutôt qu’en réservoir de leçons.
C’est une sorte de Portrait de Dorian Gray au fond que ce récit du portrait de Churchill : le sentiment de trahison cruelle qu’il suscite chez son sujet dénonçant l’inadéquation profonde entre un homme et sa vie.
Cependant Forest, toujours poignant dans ses descriptions de la vie d’un homme, sait dresser une scène, son atmosphère, ses acteurs principaux, et la peinture de cette scène demeure en tête, de la rencontre entre le grand homme, également peintre à ses heures selon un autre effet de miroir ; et son portraitiste, figure du Temps venu à sa rencontre, mais également humanisé par sa propre vulnérabilité à la perte de l’enfant.
C’est alors comme méditation sur un ultime deuil que le roman doit se lire, pour n’être pas déçu par son manque d’épaisseur narrative : comme réflexion sur le deuil de soi, dont l’éminence survient lorsque même le grand portrait commandité à l’artiste du jour à la fin de votre vie, passés tous vos exploits, ne réussit qu’à rendre une caricature grossière, moqueuse, tragique au fond de ce que vous croyiez avoir été et qui n’était, décidément, pas visible. Ou trop apparent au contraire, visible par tous sauf par vous, aveuglé de votre chagrin et croyant tout ce temps avoir su le dissimuler.
C’est une sorte de Portrait de Dorian Gray au fond que ce récit du portrait de Churchill : le sentiment de trahison cruelle qu’il suscite chez son sujet dénonçant l’inadéquation profonde entre un homme et sa vie, la dissonance entre ce qu’il aura cru porter ou faire exister au-devant de lui, et ce qui en vérité l’animait au profond ; voire le faisait lentement mourir.
Outre l’homme d’État britannique, saisi dans sa lumière déclinante, c’est enfin la figure tutélaire de Shakespeare qui préside à ce roman anglais, par des vers placés en exergue à chacun des chapitres, et dont certains donnent son titre au roman :
But still my griefs are mine.
You may my glories and my state depose,
But not my griefs; still am I king of those.
The Tragedy of King Richard II, IV, 1 (p. 213)
La traduction de grief par « chagrin », en français, crée alors un lien à Barthes, qui rappelait dans son Journal de deuil l’usage de ce mot chez Proust au sujet de sa propre mère. Il était heureux de le reprendre à son compte, à la fois comme un motif littéraire, créateur d’une fraternité d’expérience ; et pour sa désignation d’un sentiment intérieur, à même de distinguer celui-ci du deuil social, avec ses formes attendues.
Le deuil se traduit par là, à nouveau, comme une figure de la résolution, de la persistance, de l’endurance, telle que Forest en faisait la démonstration chez Faulkner dans ses essais sur la littérature et le deuil de l’enfant (Le roman infanticide, Allaphbed V, 2010). Non seulement une fidélité sentimentale, mais une détermination morale. De même Churchill, à qui on essaie de faire comprendre qu’il a assez duré, tente-t-il de continuer à travers ses fonctions de premier ministre, pour ne pas sombrer peut-être dans son deuil immense.
Alors, oui, Je reste roi de mes chagrins, nous dit l’homme vieillissant : « Pleurant sur lui-même, sur sa vie, sur le temps qui passe et sur le monde dont il voit comment avec lui il s’en va » (p. 68), dans ce qui apparaît bien comme un autoportrait, même si l’auteur est loin d’avoir l’âge de quitter la scène. Car mes chagrins sont ce qui m’appartient le plus profondément : la véritable douleur mais aussi le véritable trésor, ce qui demeure en soi éternellement chéri.
Philippe Forest, Je reste roi de mes chagrins, Paris, Gallimard, 2019, 288 pages.