Cinéma

Après nous, le déluge ? – sur Les enfants du temps de Makoto Shinkai

Docteur en géographie

Cette semaine sort Les Enfants du temps, le nouveau film de Makoto Shinkai, intrônisé nouvelle superstar de l’animation japonaise suite au succès « miyazakien » de son précédent film, Your name (2016), au box-office japonais. Ce nouvel opus dans lequel le réalisateur aborde de front, et dans une perspective pour le moins fataliste, la question du changement climatique fait écho à l’incapacité de nos sociétés modernes à dépasser, face au péril écologique, une approche purement émotionnelle et individuelle pour construire enfin des réponses collectives et politiques efficaces.

En France, le nom de Makoto Shinkai n’est pas forcément très connu du grand public. Il s’agit pourtant de la nouvelle superstar du cinéma d’animation japonais : son précédent film de 2016, Your Name (Kimi no na wa), a atteint au box-office nippon des sommets dont on croyait Hayao Miyazaki seul capable. Avec quasiment 19 millions d’entrées (4ème meilleur total de l’histoire du pays tous types de films confondus), il a flirté avec les résultats du Voyage de Chihiro (23 millions d’entrées et indétrônable 1er). Le film a même atteint les 250 000 entrées en France, un très bon résultat pour un film non issu des studios Ghibli et proposant une histoire originale ne relevant pas d’une licence bien implantée (Pokemon, One Piece, etc.).

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Il n’en fallait pas plus pour que les comparaisons entre Makoto Shinkai et Hayao Miyazaki fleurissent dans la presse. Mais si Makoto Shinkai (46 ans) a grandi, comme toute sa génération, dans l’admiration des œuvres de son aîné (78 ans), il n’en partage au final que peu les thèmes et encore moins l’approche esthétique[1]. Il a, du reste, un parcours pour le moins non-conventionnel dans le milieu de l’animation, n’étant pas passé par les rouages habituels des grands studios. D’abord graphiste dans le jeu vidéo, il s’est fait connaître en 2002 en réalisant seul, sur son ordinateur, un court-métrage de 25 minutes, Hoshi no koe (« La Voix des étoiles »).

Suite à ce premier succès d’estime, sa société de distribution (CoMix Wave Films) décide de se muer en studio d’animation pour offrir à Shinkai, à seulement 31 ans, l’opportunité de réaliser son premier long-métrage, Kumo no mukô, Yakusoku no basho (« De l’autre côté des nuages, le lieu de la promesse »), sorti en 2004. S’ensuivront plusieurs longs et moyens-métrages, avec en particulier les extraordinaires Byôsoku Go Senchimêtoru (« 5 cm par seconde ») en 2007 et Kotonoha no niwa (« Le Jardin des mots ») en 2013, avant la consécration Your name.

Sa renommée, Makoto Shinkai la doit pour commencer à l’incontestable qualité visuelle de ses films : ses arrière-plans enchanteurs, ses effets travaillés de lumière, ses représentations photoréalistes d’objets du quotidien (à commencer par les trains, véritable fétiche du réalisateur) constituent, depuis ses tout débuts, une marque de fabrique.

Ses récits se caractérisent, à quelques exceptions-variantes près, par la récurrence obsessionnelle d’une même structure : un adolescent s’y retrouve séparé drastiquement, par un coup du sort, de la jeune femme avec qui il partage un amour réciproque ; il va alors chercher (avec plus ou moins de succès d’un film à l’autre) à réduire la distance apparemment insurmontable qui les sépare.

L’originalité de Makoto Shinkai a tout d’abord consisté à privilégier la figure de la séparation physique et morale du couple, plutôt que celles du rapprochement et de la séduction qui sont au cœur d’un nombre quasiment illimité de comédies romantiques dans l’animation japonaise contemporaine. Ses films sentimentaux, en ne se focalisant pas uniquement sur la naissance de l’amour, mais également et surtout sur sa remise en cause et sa possible dissolution, relèvent donc d’un romantisme mélancolique, voire du mélodrame, registres beaucoup plus rares dans l’offre animée.

La narration de Shinkai se distingue également par une dramatisation-amplification, souvent jusqu’à l’extrême, de la distance imposée à ses couples séparés, à travers la construction, autour d’eux, d’univers précisément pensés pour jouer un rôle de catalyseurs émotionnels.

Le microcosme intime des amoureux s’imbrique alors dans des intrigues (des macrocosmes) dont les enjeux atteignent souvent des échelles globales, voire littéralement cosmiques : ainsi, dans La Voix des étoiles (2002), le récit qui a fait connaître Shinkai, une adolescente est envoyée aux confins de l’espace combattre des ennemis extraterrestres, laissant derrière elle un jeune homme éploré ; mais les messages écrits qu’ils échangent, seul moyen pour eux de rester en contact, mettent de plus en plus de temps à arriver à destination au fur et à mesure que le vaisseau de l’héroïne s’éloigne de la Terre. De plus, la jeune fille, sous l’effet du paradoxe einsteinien bien connu, vieillit beaucoup moins vite que son compagnon.

Le film frappe par son traitement à la fois apolitique et fataliste de sa problématique écologique.

Les Enfants du temps (Tenki no ko), le dernier film en date de Makoto Shinkai, nous arrive en France en ce début 2020[2]. Ici « temps » est bien à comprendre dans son sens météorologique. Et de météo, il va être abondamment question dans cette œuvre inspirée à son auteur par le « changement climatique ». L’affinité de Makoto Shinkai, « cinéaste atmosphérique » selon la belle expression de la chercheuse Marie Pruvost-Delaspre[3], pour le climat et ses manifestations ne surprendra guère les personnes familières de sa filmographie. Sous sa caméra, en lien avec le principe de dramatisation-amplification exposé plus haut, les intempéries précipitent et explicitent les sentiments qui unissent les personnages.

Difficile d’oublier le premier segment de 5 cm par seconde (2007), au cours duquel un jeune amoureux bouleversé tente de rejoindre en train, en pleine tempête de neige, sa bien-aimée pour une première et peut-être dernière étreinte, ayant appris peu de temps auparavant que celle-ci déménageait dans une localité éloignée. Et que dire du Jardin des mots (2013), peut-être l’un des plus grands films jamais réalisés sur la pluie ? Un lycéen buissonnier y fait la rencontre, dans un parc, d’une jeune femme mystérieuse, les deux étant venus s’abriter de la pluie sous un pavillon en bois. S’ensuivent alors, à chaque jour de mauvais temps et en ce même lieu, une série de rendez-vous, la pluie offrant un refuge éphémère à une romance naissante, mais sans réel avenir.

Dans Les Enfants du temps, Makoto Shinkai ne déroge pas à son schéma canonique : deux  adolescents, laissés à eux-mêmes (le garçon est fugueur, la jeune fille orpheline), se rencontrent et tombent amoureux dans un Tôkyô estival soumis à une pluie inhabituelle, aussi battante qu’apparemment interminable. Mais alors que la ville entière commence à se retrouver les pieds dans l’eau, seule l’héroïne, qui se révèle être une hare-onna (lit. une « femme-beau temps », une miko – chamane dans la tradition shintoïste – capable de repousser la pluie), semble être en mesure de prévenir la catastrophe.

En effet, la légende, rapportée par des anciens de la ville, dit que seul le sacrifice de la jeune femme pourrait faire revenir les choses à la normale (saisonnière). Comme nous l’indique une voix off (autre marqueur narratif récurrent du réalisateur) dès les premières secondes du film, les héros auront donc à choisir in fine entre leur amour à peine éclos et l’équilibre climatique.

Sans divulgacher la conclusion de ce dilemme, le film frappe par son traitement à la fois apolitique et fataliste de sa problématique écologique : ainsi, bien que les pouvoirs de la hare-onna soient exposés au vu et au su de tous en cours de film (ses exploits seront diffusés à la télévision), la responsabilité et la capacité à agir face à la menace climatique resteront, tout du long, suspendus à une décision cantonnée à l’échelle du microcosme du jeune couple, sans qu’à aucun moment on ne voie s’ébaucher une réponse collective et sociale au défi auquel doit faire face la métropole tôkyôïte.

En outre, aucun des deux pôles de l’alternative proposée ne semble particulièrement satisfaisant en soi : dans un cas, la cité sera sauve au prix du sacrifice volontaire d’une jeune fille de seulement 15 ans, dispensant au passage (pour un temps) les citadins de toute réflexion profitable sur l’impact de leurs modes de vie sur les perturbations en cours du climat ; dans l’autre cas, notre couple d’amoureux aura privilégié son bonheur au sort de millions de personnes. À l’idée d’un nécessaire et mécanique sacrifice de la miko pour le bien de la communauté, le film semble donc uniquement opposer un individualisme moderne faisant du bonheur personnel une valeur cardinale.

Pour Shinkai, il s’agissait explicitement de mettre le spectateur face à ses contradictions morales : s’attachant, voire s’identifiant aux personnages principaux, il en vient logiquement à souhaiter la catastrophe collective.

Les Enfants du temps peut être vu comme le reflet désabusé de l’impuissance de nos sociétés modernes à réagir collectivement face la catastrophe climatique.

Ce binarisme shinkaïen est d’autant plus frappant lorsqu’on le compare au discours écologique d’un chef-d’œuvre (de déjà 20 ans d’âge) comme Princesse Mononoke (1997) de Hayao Miyazaki[4]. Son héros, Ashitaka, après avoir dû quitter son village natal suite à une malédiction, s’y retrouvait rapidement pris en étau et sommé de choisir entre deux communautés aux positionnements apparemment inconciliables : d’un côté, les occupants de la forêt primordiale, parmi lesquels des dieux-loups ayant adopté une humaine (la princesse mononoke du titre) aux charmes de laquelle notre héros n’est pas insensible ; de l’autre, les habitants d’une forge, exploitant les ressources de la forêt pour leur activité, et dont la cheffe semble bien décidée à s’attaquer au Dieu-Cerf, soit l’esprit-même de la forêt, au risque de l’anéantissement de toute vie !

Or, refusant cette alternative viciée – condamner les humains en les chassant de leur forge ou risquer une extinction de masse –, Ashitaka se posait en médiateur entre les deux ensembles territoriaux, prônant entre eux une cohabitation raisonnée. Si le film de Miyazaki ne peut guère, à l’instar du film de Shinkai, être taxé d’optimisme, il ouvrait du moins, à travers son personnage principal, la perspective, certes extrêmement précaire, d’une solution médiane, politique dans son essence. En fermant la porte, dans Les Enfants du temps, à une telle possibilité, le pessimisme de Shinkai se révèle au final plus radical et fataliste, ne présentant comme horizon que la catastrophe, qu’elle soit d’ordre individuel ou collectif.

Une solution de facilité (et peu charitable) serait de voir une simple faiblesse d’écriture dans le renoncement de Makoto Shinkai à dépasser, face au péril climatique, les réponses purement émotionnelles et individuelles pour les transmuer en solutions politiques.

Il existe bien pourtant, dans ses récits, un espace potentiel pour la mobilisation collective : dans Your Name (2016), face à une autre menace d’ordre cosmique – une météorite menaçant d’anéantir une ville entière – force est de constater que les deux héros parvenaient, certes difficilement et en grande partie par la ruse, à mobiliser les habitants menacés pour les sauver de la catastrophe, quitte à s’opposer au maire en place.

Prenons donc Shinkai au pied de la lettre lorsqu’il déclare avoir voulu, dans Les Enfants du temps, montrer le « versant sombre » de Tôkyô : familles déchirées, précarité économique, pègre, industrie de la nuit, etc. La pluie des Enfants du temps, bien différente de celle du Jardin des mots (2013), a tout d’une « pluie noire », symptôme d’un système détraqué contre lequel le lien amoureux, si cher à Shinkai, deviendrait en quelque sorte l’ultime éclaircie, avant le déluge.

Les Enfants du temps peut alors être vu comme le reflet désabusé de l’impuissance de nos sociétés modernes à réagir collectivement face à l’imminence de la catastrophe climatique. Peut-on donner tort au réalisateur sur ce point ?

 


[1]      Voir aussi : Emmanuel Trouillard, Hayao Miyazaki et l’acte créateur – Faire jaillir le monde dessiné en soi, Paris, L’Harmattan, col. « Cinémas d’animations », 2019, 105 p.  

[2]      Nous avons pu découvrir le film en avant-première le 13 décembre 2019 en présence du réalisateur. Ses commentaires ont en partie inspiré les développements qui suivent.

[3]      Marie Pruvost-Delaspre, « Tempêtes animées: Éléments naturels et sensation de réel dans les films de Miyazaki, Shinkai et Takahata », CinémAction, n°169, 2019, pp.124-131.

[4]      Voir aussi : Emmanuel Trouillard, « Géographie animée : l’expérience de l’ailleurs dans l’œuvre de Hayao Miyazaki », Annales de géographie, n°695-696, 2014/1, pp.626-645.

Emmanuel Trouillard

Docteur en géographie, Chargé d’études à l’Institut Paris Région

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1]      Voir aussi : Emmanuel Trouillard, Hayao Miyazaki et l’acte créateur – Faire jaillir le monde dessiné en soi, Paris, L’Harmattan, col. « Cinémas d’animations », 2019, 105 p.  

[2]      Nous avons pu découvrir le film en avant-première le 13 décembre 2019 en présence du réalisateur. Ses commentaires ont en partie inspiré les développements qui suivent.

[3]      Marie Pruvost-Delaspre, « Tempêtes animées: Éléments naturels et sensation de réel dans les films de Miyazaki, Shinkai et Takahata », CinémAction, n°169, 2019, pp.124-131.

[4]      Voir aussi : Emmanuel Trouillard, « Géographie animée : l’expérience de l’ailleurs dans l’œuvre de Hayao Miyazaki », Annales de géographie, n°695-696, 2014/1, pp.626-645.