Surveiller / Regarder – à propos La mer du milieu de Jean-Marc Chapoulie et Nathalie Quintane
Mer du milieu est la traduction de Mittelmeer, le nom que les Allemands donnent à la Méditerranée. Elle est le sujet évanescent du film, la zone aveugle qui relie toutes ses images. D’elle, on ne voit que ses bords européens, suite inépuisable de plages, de stations balnéaires, de baies, de ports, de villages côtiers, de porte-conteneurs et de bateaux de croisière, de morceaux de ciels, d’intérieurs d’églises et de très esthétiques contre-jour. Bref, du vide.
On ne verra rien (ou presque) de ce qu’un documentaire sur la Méditerranée est censé nous montrer aujourd’hui, rien des trafics, rien des migrants, rien de ses côtes africaines et proche-orientales. La Méditerranée de La mer du milieu est soit vide soit hors-champ. Ce qui ne l’empêche pas de hanter chacun de ses plans.
On pourrait reprendre à son sujet les mots que Pascal Bonitzer écrivit à propos de Méditerranée (1963), le film de Jean-Daniel Pollet dont Jean-Marc Chapoulie propose ici, avec Nathalie Quintane, un stupéfiant remake : « C’est elle, la Méditerranée, qui fait tourner musicalement la machine du film. Mais, inversement, seul le montage tournant de cette machine, de ce film, pouvait donner à voir cet objet insaisissable, et qui est pourtant le miroir où l’Occident contemple son matin, la Méditerranée[1]. » On sait que Pollet a réalisé une grande partie du montage final de son film à partir des chutes de pellicule de ses tentatives précédentes. Méditerranée est la mise en séries d’images produites par hasard et rédimées par la grâce du montage.
Tour de France
Les images de La mer du milieu ne sont pas moins contingentes. Extraites des flux de caméras de surveillance en accès libre sur internet, aucune n’a été tournée (ou presque). La mer du milieu est un film sans chef-opérateur et sans caméraman. L’intégralité de sa matière vient d’ailleurs. Ce qui veut dire qu’il a fallu la chercher. Jean-Marc Chapoulie n’est pas un filmeur, mais il est un grand chercheur et collectionneur d’images. Et celles qui l’intéressent viennent rarement du cinéma.
Pour TDF06, Chant I, il passe un été à enregistrer le Tour de France cycliste sur des K7 VHS, puis un automne à le remonter en soustrayant de chacune de ses étapes tous les plans de course. Le résultat est une vidéo de 52 minutes (format télévisuel) qui ressemble à un vaste dépliant touristique mélangeant au hasard régions de France vues d’hélicoptères, brefs récits historiques et légendes locales. Le film fut présenté en 2006 au Palais de Tokyo mais son premier destinataire était France Télévision, détentrice des droits de diffusion du Tour du France. Le vrai tour consistait ici à proposer à la chaîne une émission qui remontait ses propres images mais qui racontait de fait tout autre chose.
Scruter
Jean-Marc Chapoulie retient du cinéma deux actions premières : couper et monter. Dans TDF06, il soustrait, dans La mer du milieu, il prélève. Mais si TDF06 est toujours un tour de France, aussi extravagant soit-il, la forme de La mer du milieu est plus difficile à saisir. L’ordre de ses plans n’est ni narratif ni démonstratif. Aucune histoire à raconter, aucune thèse à déployer : les images ont l’air, comme dans le film de Pollet, de s’associer librement.
Assez vite cependant, des séries se dessinent : de plages vides, de plages bondées, de parasols, de nuits, de piscines, de ciels, d’églises, ensemble ponctué par ces mouvements panoramiques qui distinguent certaines caméras de surveillance. Contribuant à ordonner la masse des images possibles, ces séries laissent au regard le loisir de devenir actif, de comparer, de détailler, de scruter, autrement dit de redoubler leur fonction de surveillance d’un autre regard, ludique et fasciné.
Ces images sont en effet très différentes des images filmiques : il leur manque un cadre. Celui-ci est essentiellement utilitaire, soit le plus large possible sans perte excessive de précision, soit orienté vers un objet spécifique dont elle surveille les abords. Dans tous les cas, le cadre n’est pas pensé comme fixant une composition. La conséquence est qu’on regarde moins le tout de l’image que ce qu’elle contient, tout ce qu’elle contient. On espère le hasard incongru, on attend l’événement inopiné, on se prend à chercher dans le plan le détail qui a attiré l’attention du réalisateur et justifié sa présence dans le film. La mer du milieu invente un nouveau type de spectateur : le spectateur scrutateur.
Voix
C’est le paradoxe fertile de ces images : elles ne sont vides qu’aux regards trop impatients pour s’y arrêter. Mais Jean-Marc Chapoulie prend son temps et le spectateur se met à explorer ces vides fourmillant, aidé par les voix et les sons qui les accompagnent. C’est une des différences majeures entre La mer du milieu et le film de Pollet. La voix de Méditerranée demeure abstraite, indifférente au détail des images qui défilent. Elle semble décrire non ce qu’elles montrent, mais le principe général de leur mouvement. En cela, elle conserve de la voix off le caractère surplombant : elle est l’œil qui voit, au-delà des images particulières, la fatalité inexorable qui anime leur succession.
Cette forme de grandiloquence est absente de La mer du milieu. Ses voix entretiennent toutes des rapports de proximité avec les images : ce sont des voix de spectateurs réels ou potentiels. C’est d’ailleurs ainsi que le film commence, par un dialogue entre Jean-Marc Chapoulie et son fils Orso : ce dernier observe l’image que celui-là est en train d’enregistrer sur son ordinateur et lui pose les questions que nous nous posons à peu près en même temps qu’il les articule.
Aucune voix off dans cette séquence mais deux spectateurs commentant en direct le flux d’images que nous, spectateurs du film, voyons en différé. Ces dialogues qui jalonnent le film sont autant de propédeutiques du regard. En interrogeant à chaque fois un autre aspect et d’autres usages possibles de ces images, ils nous apprennent à les regarder et, à travers elle, le monde qu’elle détaille sans le savoir.
Par où commencer ?
L’autre voix, la troisième, est celle de Nathalie Quintane. À la différence du fils, elle ne commente pas les images. Mais, à sa manière, elle parle de ce qu’elles montrent par la bande ou les bords, de la Méditerranée, de toutes les Méditerranée : celle d’hier et celle d’aujourd’hui, celle des mythes et celle des souvenirs, celle qui relie et celle qui sépare. Elle se souvient des images rapportées d’Algérie que son père projetait quand elle était petite, de la plage vue depuis les bouées jaunes qu’elle atteignait après de longues nages, elle décrit le migrant qui remonte l’autoroute à pied un après-midi de juillet, elle raconte l’histoire de l’Arcadie et de ses pirates, etc, en un mot elle multiplie les relations possibles à ce que les images désignent sans pouvoir montrer, aux hors-champs réels et imaginaires qu’elles produisent.
Elle pose la question juste après le premier dialogue : « Par où démarrer ? Où est-ce qu’on va commencer ? C’est ce qui m’est venu tout de suite. Est-ce qu’on va commencer par Marseille ? Mais si on part de l’autre côté, si on part du sud ? Et là je me suis dit : est-ce qu’on est de taille à partir du Maroc, de l’Algérie ? Qu’est-ce qu’on peut voir de ces plages-là, des plages du sud de la Méditerranée ? » Ce hors-champ-là hante tout le film. Non seulement celui de l’Afrique du Nord dont les flux de vidéo-surveillance ne sont pas accessibles, mais aussi celui des camps de réfugiés qui se remplissent de notre côté de la mer du milieu et qui sont évidemment invisibles depuis les caméras qui observent les plages et les stations balnéaires.
Contre-champs
Il y a cependant dans ce film d’images automates des contre-champs : interpolés çà et là, six films de la résistance syrienne envoyés à Jean-Marc Chapoulie par une amie présente sur place jalonnent le film. On voit des femmes masquées brandir leurs messages sur des cartons colorées, on voit des hommes déguisés en martiens interrogés par un faux journaliste dans la ville où ils viennent de débarquer, on voit la lune filmée depuis la ville de Hama un jour d’avril 2012, on voit des hommes décrocher une caméra de surveillance près de la mosquée al-Rifa’i à Damas, etc.
Ces courts films sont des images automates d’altérité nécessaire. Elles nous disent qu’un ailleurs existe bien, inaccessibles à la vidéo-surveillance, où l’on vit et résiste. Mais elles contribuent aussi à raconter du cinéma une autre histoire, qui ne serait pas celle des films : une histoire de dispositifs, d’appareils et d’opérations, où ce qui importe est moins la destination des images, l’œuvre achevée par laquelle le cinéma s’énonce, que les manières dont elles sont fabriquées.
Un plan vers la fin du film montre le port de La Ciotat. Le père raconte au fils que c’est là, dans cette ville, que les Frères Lumière ont expérimenté le cinématographe et que cela consistait pour une grande part à tourner des images de famille : on se baigne, on s’arrose, on fait manger bébé… Cent-vingt ans après, cette histoire qui n’était pas encore celle du cinéma se poursuit dans les marges de celle des films et de leurs auteurs. En ce sens, si La mer du milieu a bien le format d’un film (ce format est son masque), il est aussi secrètement autre chose : un dispositif cinématographique dont la fonction première est de nous apprendre à regarder autrement.
Jean-Marc Chapoulie, Nathalie Quintane, La mer du milieu, 2019. Le film a reçu en 2019 le grand prix de la compétition française au FIDMarseille. Il est visible jusqu’au 9 avril 2020 sur le site d’ARTE.