Cuisine et confinements – sur quelques livres
Le confinement entraîne d’innombrables modifications dans notre vie : nous les avons constatés dès les premiers jours. Peut-être, en considérant le confinement non au singulier, mais au pluriel, nous parviendrons à comprendre le rapport que nous entretenons avec la cuisine, dévoilé une fois pour toutes par ce drame.
La cuisine dans les prisons
Kazuichi Hanawa, auteur de la bande dessinée Dans la prison (traduit par Thibaud Desbief, Ego Comme X, 2005), raconte la vie des détenus à l’aune de sa propre expérience d’incarcération. Collectionneur de fusils, il avait été arrêté et incarcéré pour possession illégale d’armes à feu.
Il montre efficacement, avec des détails concrets, comment, du voleur à la tire au banquier corrompu et jusqu’au meurtrier, tous développent une seule et même obsession : la bouffe. Le seul divertissement, l’unique diversion. La grande affaire de la journée, ce sont les trois repas, toutes les pensées et attentions s’y absorbent. Les détenus, pareils à des enfants, s’extasient devant un sachet de biscuits industriels, distribués exclusivement pour les grandes occasions comme le Nouvel An… Face au désir de nourriture, chacun est égal, et ce constat donne au récit graphique le ton juste de la comédie humaine.
Il Gambero nero – Ricette dal carcere, de Davide Dutto et Michele Marziani (Rome, DeriveApprodi, 2005), est un recueil de photographies et de recettes de détenus qui cuisinent. Moins bridés qu’au Japon, les détenus italiens peuvent « se mettre aux fourneaux ». Ce livre montre comment les détenus font la cuisine avec des matériaux de fortune. Le désir de cuisinier, de garder son « territoire gustatif » existe où que l’on soit.
Confinement à vie
Nombreux sont ceux qui ont lu Les Délices de Tokyo de Durian Sukegawa (traduit par Myriam Dartois-Ako, Albin Michel, 2016) ou qui ont vu son adaptation à l’écran (2015). Dans ce roman, le personnage principal, une femme au passé mystérieux, frappe à la porte d’un pâtissier, et propose de préparer des haricots rouges sucrés. Ses délices attirent les clients, mais la rumeur commence à circuler qu’elle aurait autrefois contracté la maladie de Hansen, et les attitudes discriminatoires la contraignent à quitter la ville.
À l’époque où se situe cette histoire, la protagoniste pouvait sortir en ville une fois guérie, mais jusqu’en 1996, la loi japonaise imposait la quarantaine à vie à ceux qu’avait une fois atteint cette maladie, même s’ils en étaient guéris. Entrer dans ces sanatoriums (il y en avait plusieurs) signifiait ne plus jamais revenir à ce monde-ci, être condamné au ghetto à perpétuité. Les conditions de vie y étaient si inhumaines, surtout dans la première moitié du XXe siècle, qu’ils ressemblaient plutôt à des camps de concentration.
À l’ouest de Tokyo se trouve le Zenshôen, sanatorium dédié à la maladie de Hansen. Les archives visuelles des résidents, anciens et actuels, sont consultables dans le musée attenant. Beaucoup racontent le jour où ils ont été internés dans le sanatorium. Ils se souviennent parfaitement de leur premier repas sur place, que la plupart d’entre eux n’arrivaient pas à avaler, comme si porter ces aliments à la bouche signifiait se transformer en habitant de « l’au-delà » pour toujours…
Ils se souviennent également du dernier repas préparé par leur famille avant leur départ, sachant qu’ils ne se reverraient plus jamais. Un repas peut cristalliser en lui tout le drame, ou le passage d’un monde à l’autre.
Confinement en temps de guerre
En 2018, j’ai mené une série d’enquêtes au Liban pour mon prochain livre, 961 h à Beyrouth (et 321 plats qui l’accompagne). Beaucoup de Beyrouthins m’ont raconté des souvenirs de leur confinement en temps de guerre, particulièrement en rapport avec la nourriture. Je vous livre l’un de ces témoignages.
Joyce me raconte une histoire de son enfance : « Lorsque les bombardements commençaient, mon père, qui préparait des cocktails margarita, nous annonçait solennellement que l’heure de l’apéritif avait sonné. On descendait tous aux abris. Il y avait des voisins à qui il offrait ses margarita, et nous, les petits, nous nous amusions à grignoter les pistaches et autres biscuits apéritifs. Les grands buvaient et se grisaient. Bien sûr, je sais aujourd’hui que c’était surtout pour se protéger de cette dure réalité, mais je pense que le comportement de mes parents – se concentrer sur l’aspect festif de la vie plutôt que de transmettre leur inquiétude – m’a beaucoup aidée à traverser cette période. »
Avant d’ajouter : « Et bien sûr, pour faire des margarita, les glaçons sont indispensables. Nous utilisions le générateur pour faire marcher le freezer ! On peut penser que c’est fou d’utiliser le générateur juste pour avoir des glaçons, en temps de guerre. Mais pour mon père, avoir des glaçons, c’était vital, et de fait, ça l’était pour nous aussi. »
Confinement dans son lit
Shiki Masaoka (1867-1902), réformateur du haïku, est une figure incontournable de la littérature japonaise moderne. Une carie vertébrale l’a contraint à rester alité les huit dernières années sur les trente-cinq qu’a compté sa courte vie.
Pourtant, en dépit des souffrances atroces que les analgésiques ne parvenaient pas à apaiser, il fut étonnamment prolifique dans des genres aussi variés que la poésie, le roman, la critique et l’essai. Il ne cessa jamais d’écrire et surtout, il ne perdit jamais l’envie de vivre. Dans son journal « Tout mon univers dans ce lit de deux mètres carrés », il dresse la liste de ce qu’il n’a jamais vu et qu’il aurait envie de voir au moins une fois, comme le cinématographe, une course de vélos, les lions et les autruches du zoo, une brasserie, l’aquarium d’Asakusa…
C’est vraisemblablement de son désir de « manger » qu’il tirait une partie de cette force surhumaine. Il dresse aussi dans son journal la liste de ce qu’il avait consommé au cours de la journée : quatre bols de riz, des petites crevettes cuites, des légumes en saumure, 90 ml de lait au cacao, des sashimis, une soupe miso, des petits poissons, un pain sucré, une galette salée, des patates douces… Il en allait ainsi presque tous les jours. Manger était ce qui le maintenait en vie : le désir de manger lié au désir de vivre. (Un extrait de son journal est disponible dans Le club des gourmets et autres cuisines japonaises, P.O.L. poche, 2019.)
Quant à Takeshi Kaikô, sorte de Hemingway japonais, grand reporteur et grand épicurien, connu en France pour son livre sensuel et cruel Romanée-Conti 1935 (Picquier poche, 2016), il fut atteint, caprice du destin, par un cancer de la gorge, et passa les derniers jours de sa vie à lire les menus des restaurants qu’il avait visités. Comme si, privé de délices concrètes, l’écrivain tentait d’invoquer par les pouvoirs de l’imagination les plats gravés dans son souvenir.
Des recettes dans les camps de concentration
Dans Festins imaginaires (Éditions Montparnasse, 2015), la documentariste Anne Georget retrace l’histoires de personnes internées dans des camps de concentration. Partout, des femmes et des hommes, privés de tout et bravant le danger écrivaient des recettes au péril de leur vie, sur leurs sous-vêtements, sur des plaques de fer ramenées en cachette de l’usine où ils étaient assignés au travail forcé… Ces repas cristallisaient le temps de la paix, un temps où ils pouvaient mener leur propre vie, un rappel du bonheur. Une recette cristallisait toute une époque de leur vie.
Anne Georget est également l’auteur des Carnets de Minna, qui rapporte les carnets que Minna Pächter, déportée à Terezin, avait laissés pour sa fille, comme une preuve de vie. Ces deux références sont sans doute difficiles à se procurer en ces temps de confinement, mais vous pouvez écouter, sur un sujet similaire, À la recherche de Jeanne, réalisé par Zazie Tavitien et disponible en podcast (produit par Binge).
Anosmie
Récemment, on a tristement relevé l’anosmie (perte de l’odorat, donc du goût) au nombre des symptômes du Coronavirus. C’est notre perception qui est confinée en nous, prisonnière de notre corps. Molly Birnbaum en parle bien dans son essai Season to taste : how I lost my sense of smell and found my way. L’auteur, qui aspirait à devenir chef, a perdu l’odorat à la suite d’un accident cérébral, et après un long parcours, a enfin retrouvé le goût.
On a tendance à penser que la perte d’odorat est moins grave que celle de la vue, par exemple. Mais il paraît que de nombreuses victimes de ce trouble tombent dans une dépression sérieuse, surtout lorsqu’il est définitif. Certains expliquent que c’est comme être tout à coup plongé dans un monde sans son, d’autres disent avoir l’impression que les couleurs se font de moins en moins présentes, ou que les émotions les ont quittés…
« Sentir » le monde, c’est vivre. Perdre le goût, c’est perdre goût à la vie.
La temporalité dans la cuisine
Vous souvenez-vous des livres de recettes de type « Mes recettes rapides » ou « Recettes express ! » ? Cette époque est révolue. Car aujourd’hui, la seule chose dont on dispose, c’est de temps. Il est intéressant de constater, en observant les images qui fleurissent sur Instagram ou sur Facebook, le retour aux plats familiaux. Nous avons besoin de réconfort, de repères, de souvenirs. De gestes des mains. On voit également apparaître des recettes de pâtes, de nouilles, de pain, de gyôza, de pizza… non plus seulement industriels, mais aussi faits maison (il paraît qu’en Italie la levure ces temps-ci est en rupture de stock).
Tous ces plats, qui se sont acquis un statut international, ont ce point en commun : soit on malaxe la pâte et on refait le monde, soit on enferme un univers dans un cocon. Ou les deux. On malaxe une chair, on crée une forme avec le temps. Le geste qui insuffle la vie dans le creux de la pâte, protégé par le creux de la main. Une vie naissante avec le levain, qui pousse et qui grandit. C’est notre résistance au confinement, à l’immobilité de la vie.
Les chef·fe·s en confinement
Dans le roman de Marie N’Diaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière (Gallimard, 2016), l’héroïne, la cheffe, est éprise du mystère qu’offre l’acte de cuisiner, et de simple employée de maison, elle parvient à ouvrir son restaurant et à décrocher une étoile au Michelin. Après un échec cruel, elle regagne un certain succès, en se résignant à se plonger pleinement dans cette mer profonde qu’est l’art culinaire. La romancière décrit avec acuité le premier dîner que la jeune fille, cheffe en devenir, prépare pour ses patrons ; les mots suivent son regard, sa découverte d’un univers véritablement « vivant » composé d’animaux, de poissons et de légumes, et la sensation qu’elle a d’entrer en communion avec eux. Il y a aussi le dernier repas, que la cheffe organise des dizaines années plus tard, peu avant sa mort, un déjeuner sur l’herbe en forme de réconciliation et de fusion avec le monde auquel elle voulait tant appartenir.
Les chefs sont comme nous, les écrivains, qui avons vendu notre âme au diable pour connaître les secrets et miracles du monde. Ils sont aujourd’hui confinés comme nous. Mais contrairement aux écrivains qui peuvent continuer à écrire et à publier en ligne, ils sont privés de leur moyen d’expression. De nombreux chefs nous proposent des recettes en période de confinement sur les réseaux sociaux : il ne faut pas voir ce phénomène comme un coup de marketing pour leur image ou pour gagner en visibilité. Le désir profond de ces créateurs, qui ont comme outils la cuisine, les cinq sens, se fait vivement ressentir dans leurs posts.
Leur territoire d’expression est soudain réduit, ils ne peuvent nous transmettre ni l’odeur ni le goût de leurs plats, un peu comme en cas d’anosmie. Ils tentent au moins de nous faire passer leurs gestes, leur passion, leur envie irrépressible de s’exprimer. C’est plus fort qu’eux. C’est pour cela qu’il faut que nous écrivions sur la cuisine, pour ces chefs, contraints de déposer leur plume pour le moment.
Comment inventer une « table idéale » ?
En ces temps d’urgence inédits, les chefs sont également dans l’action. Il n’est pas rare de voir des artisans pâtissiers ou chocolatiers offrir des douceurs au personnel hospitalier ou au Samu, et une plateforme en ligne a été montée par Guillaume Gomez et Stéphane Méjanès (#chefsaveclessoignants) pour mettre en relation les chefs désireux de soutenir les soignants. Nous ne pouvons que féliciter cette initiative.
Sur le long terme, il faudrait aussi réfléchir ensemble à la manière d’inclure dans notre vie la maladie, la faiblesse, la vieillesse, que nous connaissons tous à un moment, mais que nous feignons de ne pas voir. La joie de vivre n’est pas uniquement réservée aux personnes jeunes, riches, et en bonne santé. Les plaisirs de la table non plus. Quel plat pourrait-on imaginer pour accompagner quelqu’un dans la détresse ? Quel goût pourrait nous consoler lors de la perte d’un être cher ? Quelle douceur pourrait nous remonter le moral en convalescence ?
La gastronomie française a toujours été conçue pour l’intensité de la vie et c’est une chose merveilleuse. Mais notre vie n’est pas constituée seulement de moments heureux, et nous ne sommes pas toujours jeunes et forts. Nous l’aurons tous compris cette fois-ci. Et nous aurons également compris le rôle de la cuisine, l’une des rares fenêtres vers le monde extérieur – car les produits viennent de la terre ou de la mer : ce sont des messagers d’un monde qui nous est pour l’instant interdit. C’est pour cette raison que, lorsqu’on est hospitalisé, même malade et affaibli, humer le parfum d’une pomme en en frottant la peau avec les mains, ou une cuillerée de risotto aux petits pois, peut nous redonner de l’énergie et même, goût à la vie.
La gastronomie, c’est comme la littérature. Elle devrait pouvoir parler aussi bien de la faiblesse et de la tristesse que du bonheur, et accompagner ceux qui sont dans l’ombre. Elle devrait pouvoir donner autant d’émotion avec ses récits, avec ses plats en clair-obscur, avec les reliefs de la vie, au lieu de ne traiter que des plats qui scintillent sous les projecteurs. Quel chef pourra écrire le plat du monde nouveau ? Un monde où l’on pourra continuer à goûter les véritables délices des plats remplis d’humanité, jusqu’à la fin de la vie ?