Une brèche dans le temps – sur La Peste à Marseille, 1720 de Michelle Porte
Au début du mois d’avril, j’ai retrouvé dans un de mes carnets, en cherchant tout autre chose, une courte note griffonnée au crayon à papier et dans le noir pendant la projection du film La Peste à Marseille, 1720 de Michelle Porte : « Balles de coton, étoffes de Syrie, l’effet d’une mèche allumée se répand à travers les échoppes, les rues, au-delà de la Durance, loin dans les terres ».
Relire cette note a immédiatement suscité l’envie de revoir le film qui m’avait estomaquée cet après-midi-là. La relire au présent d’une situation hors-norme (mais loin d’être sans précédent historique, comme on le sait déjà) m’a fait saisir à quel point le discret film de Michelle Porte, réalisé pour la télévision en 1982 et très peu montré depuis, entrait en collision d’une manière aussi résolue que fracassante avec l’épidémie planétaire de Covid-19.
J’avais entendu parler de Michelle Porte pour la première fois dans un livre de Marguerite Duras, Le Monde extérieur – Outside 2 (P.O.L, 1993), passionnant recueil de textes inspirés par le monde extérieur, justement. Duras y écrit entre autres sur La Palatine à Versailles de Michelle Porte, qui l’a bouleversée. Elle dit que c’est un film qui « … n’est ni sur la Palatine ni sur Versailles, mais [qui est] complètement déplacé. Qui est tragique comme la Tragédie ».
Au fil d’un enchaînement de longs plans séquences ou travellings à travers salles, chambres et jardins du château de Versailles vidé de sa faune royale comme de ses touristes, par une fin d’après-midi de mai noyée dans une lumière opaque, une voix de femme (Geneviève Page) lit en off des extraits de quelques 90 000 lettres envoyées en secret par la princesse autrichienne à ses proches à travers l’Europe. La Palatine, duchesse d’Orléans née Charlotte Elisabeth de Bavière – mariée pour la convenance à un homme qui ne s’intéressait guère aux femmes et par ailleurs frère de Louis XIV – vivait recluse dans un palais des courants d’air où les intrigues étaient légion, la vie tant orgiaque que misérable.
Elle s’y ennuyait à mourir, ne supportait plus tous ces visages et leurs accoutrements ridicules, les bassesses d’une cour qu’elle abhorrait malgré son admiration pour le roi. Le château et ses jardins filmés sous la lumière blême d’une fin de journée « sans soleil » comme l’écrivit Duras, incarnent, ou peut-être désincarnent, le décor des vies lamentables qui s’y sont inscrites en creux, observées et décrites avec une incroyable acuité par la Palatine.
C’est entre autres pour cette raison, et pour découvrir un cinéma si peu visible, si peu « visibilisé », que bien des années plus tard j’ai assisté à la rétrospective de Michelle Porte organisée avec Sylvie Lindeperg à l’INHA en 2018. J’y ai enfin vu La Palatine à Versailles (1985) mais aussi, et peut-être surtout, découvert La peste à Marseille, 1720 (1982), deux films présentés par l’historienne Arlette Farge.
Cet événement historique lointain s’immisce en ce qu’il y a de plus sombre en nous, y laisse son empreinte sans toucher.
Tourné à Marseille en 1981, le film est la chronique d’un désastre méticuleusement raconté au fur et à mesure de son avancée. Tout commence en mer : la caméra contourne l’archipel du Frioul, le château d’If puis la ville apparaît au loin. On ne sait alors pas que la cargaison de soieries et coton de Syrie infestée à bord du vaisseau le Grand Saint Antoine répandra la maladie telle une trainée de poudre.
On apprend cependant très vite, et c’est dès lors que le film nous happe, qu’au lieu de maintenir le vaisseau en quarantaine sur l’île de Jarre comme le voulait la loi – une partie de son équipage étant subitement morte en mer – les intendants enfreignirent le règlement, lui donnèrent l’autorisation d’accoster, et sa cargaison fut débarquée aux halles des infirmeries le 3 juin. Elle ne valait pas moins de 100 000 écus et l’un de ses propriétaires, le premier échevin de la ville, ne comptait pas la laisser s’abimer au large, mais bien l’écouler à prix d’or à la foire de Beaucaire dont la tenue était imminente. Une cargaison illicite, un intendant de santé arrosé et bientôt retrouvé mort, un bubon sous les aisselles. La peste était déjà là mais tout se passait en secret.
Au fur et à mesure que le récit se déploie, la caméra glisse à travers la ville : panoramique en plongée sur le Vieux Port, sur les toits du Panier, le long de façades effritées, d’immeubles aux volets clos, aux fenêtres murées, décor d’un passé littéralement enseveli sous une chape de chaux vive (il existe pas moins de vingt-sept charniers intra et extra-muros que les paléobiologistes continuent d’exhumer). L’image laisse toute sa place à la voix off qui instille l’abomination de son histoire sur fond d’une Phocéenne écrasée par la chaleur et comme vidée de ses habitants.
Sans cesse en mouvement, la caméra rappelle qu’un corps vivant la manipule, lui permet de prospecter lentement à travers la ville au présent – ses voitures, ses rues en pente, ses monuments, ses portes surmontées de visages d’angelots ébréchés – comme si elle cherchait à débusquer parmi tout ce qu’elle filme un détail révélateur du passé surgi dans le présent ; comme si elle cherchait quelque chose ou quelqu’un qui puisse rappeler que rien ne nous prémunit d’une ré-émergence d’un fléau d’abord nommé « fièvre maligne » puis « fièvre vermineuse » et enfin « peste » car il avait bien fallu, quoique trop tard, se rendre à l’évidence.
De plan en plan, l’image devient le lieu d’ancrage de l’écoute, son contrepoint. Dans leur coprésence disjointe, elles rendent avec une précision terrible ce qui s’est joué au XVIIIè dans une ville filmée trois siècles plus tard. Et malgré notre distance évidente au passé, notre distance physique à l’écran, cet événement historique lointain s’immisce en ce qu’il y a de plus sombre en nous, y laisse son empreinte sans toucher.
Au début du film, un carton précise que ce qui suit est un « journal imaginaire » dont « les personnages, les faits, les événements, rigoureusement exacts jusque dans leurs moindres détails sont extraits des chroniques et documents de l’époque ». La vie du narrateur est donc une fiction créée de toutes pièces, le texte qui lui est attribué est « monté » avec virtuosité à partir d’archives on ne peut plus réelles, fruit d’un méticuleux travail d’analyse et de reconstitution à partir des archives conservées à la BNF et dans les bibliothèques de Marseille. Et s’il s’agit bien là de fiction, elle est tellement empreinte d’Histoire qu’il devient difficile de les départir : on oublie que le personnage n’a pas existé tant ce qu’il raconte est véridique et attesté.
Le mistral souffle sur les ruines de murs de pierre construits à la hâte pour inventer des frontières, en toute perte.
On découvre par ailleurs au générique que la voix de ce personnage à l’identité non révélée — on ne saura rien de son âge, de son statut social (même si l’on comprend qu’il est sans doute un notable) ni de son physique, mais seulement qu’il fut contemporain de l’épidémie de peste à laquelle il survécut, témoin a posteriori – est celle de Dyonis Mascolo. Le deuxième époux de Marguerite Duras, ancien résistant engagé toute sa vie, incarne ces archives mises en fiction d’une voix déterminée et précise, personnage idéal pour un homme résolument ancré dans l’histoire de son temps.
De cette voix Michelle Porte confie à Jean Cléder dans leur livre d’entretiens Michelle Porte. Entre Documentaire Et Fiction : Un Cinéma Libre (éditions du Bord de l’eau, 2010) « … je ne voulais pas de comédien, je voulais que la diction sente le terroir. Il ne fallait pas que ce texte soit joué. » Et c’est justement l’une des subtilités de ce film : la voix et son récit sont aussi pleinement dans la fiction que dans les faits.
Le texte établit le plus objectivement possible un inventaire des pertes et profits, dressant une liste sans fin de dégâts à mesure que l’étau se resserre sur la ville et ses environs. Le nombre de morts journaliers passe de quelques individus identifiés par leur patronyme ou leur rue (« rue Belletable, une femme dite la Jugesse », « Joli, fripier rue de l’oratoire ») ou leur métier (« tailleurs, fripiers et contrebandiers bien connus de la rue de l’Escale ») à cinquante, puis cent, puis trois cents, puis cinq cents puis mille anonymes, pauvres et riches jetés sans distinction dans les fosses communes. Au total, la ville perdra la moitié de sa population pour des balles de coton.
À intervalles réguliers, de saisissants extraits des « Trois leçons de Ténèbres » de Michel-Richard de Lalande prolongent les silences du narrateur, le récit est laissé en suspens pour nous faire prendre conscience de ce que l’on vient d’entendre. La voix de la mezzo-soprano Micaela Etcheverri, comme descendue des cieux ou rescapée du néant, interprète les lamentations du Prophète Jérémie sur la chute de Jérusalem. Là encore, rien n’est laissé au hasard : seule une musique liturgique peut accompagner un épisode de l’Histoire dont beaucoup pensaient, et pensent peut-être encore, qu’il s’agissait d’une malédiction divine. Ainsi dans la nuit du 21 au 22 juillet 1720, un orage s’abattit sur la ville, d’une telle violence qu’il fut perçu comme « … le signal de la peste, Dieu déclarant ainsi la guerre à son peuple. »
Jusque là, me suis-je dit en revoyant le film il y a quelques jours, je n’avais rien « vu » et m’étais seulement figuré mentalement l’ampleur de la contagion ou représenté des scènes nourries d’un imaginaire aussi personnel que composite, sans recours à l’iconographie. Et lorsque la caméra choisit de passer un long moment sur l’une des plus saisissantes représentations de l’épidémie de 1720-1722, la réalité a littéralement pris « corps ».
Dans le tableau Vue de l’Hôtel de ville du peintre Michel Serre, témoin conscient de la nécessité de représenter les ravages de l’épidémie pour la postérité, il n’est en effet question que de corps : ceux que la voix me décrivait dans le vide, amoncelés sur la place de l’Hôtel de Ville, certains encore à demi vivants, corps gris charriés par des forçats à qui l’on avait promis une liberté illusoire en échange de leur enfouissement, corps nus sans force aucune, corps d’officiers municipaux à cheval, forces de l’ordre décuplées qui se pensaient hors d’atteinte.
En suivant la camera qui glisse le long de la toile où mortes et morts sont figés dans leur amoncellement, je me dis que ce bien funeste spectacle, où les chiens affamés ne sont pas représentés, n’en a pas fini de me, de nous hanter. Puis la caméra quitte la ville non pas pour s’échapper ou nous laisser respirer, mais pour constater l’entendue géographique du fléau dont ni la Durance ni le Rhône ne suffirent à arrêter l’expansion. Les terres du Comtat venaissin s’étendent à perte de vue, et le mistral souffle sur les ruines de murs de pierre construits à la hâte pour inventer des frontières, en toute perte. Les bactéries, organismes vivants invisibles à l’œil nu, ne connaissaient déjà pas ce type d’obstacles. Et c’est à nouveau sur l’eau que le film se termine, car c’est aussi là que tout a commencé.
Revoir La peste à Marseille, 1720 en avril 2020 a ouvert une incroyable brèche dans le temps. Le film a certes sa propre histoire, si différente de la nôtre. Et pourtant, dans l’écart entre ce qu’énonce la voix et ce que la caméra montre, quelque chose d’intemporel se joue, suspendu entre mémoire et présent, réel et fiction, vie et mort. Reste à savoir qui, dans trois cents ans et si d’ici-là la planète Terre est toujours un endroit où il est possible de vivre, utilisera la fiction ou le documentaire, ou peut-être une forme qui n’existe pas encore, pour raconter la stupeur qui règne actuellement.
Michelle Porte, La Peste, Marseille 1720, 1982.
Merci infiniment à Manon Recordon de m’avoir signalé la présence de La peste à Marseille, 1720 sur le site de l’INA et à Jean Cléder de m’avoir donné accès à son formidable entretien avec Michelle Porte. Les travaux de l’historienne Fleur Beauvieux sur l’espace urbain et la répression pendant la peste de 1720 apportent également de précieux compléments.