Looking for football – à propos de Sunderland ’til I die
Il y a Peter le taxi, Andrew le vétéran d’Afghanistan, Joyce la cuisinière, Marc le prêtre… Les actionnaires et les entraîneurs passent mais eux restent, fidèles et toujours plus désabusés saison après saison. Entre le Sunderland Association Football Club et ses supporters, c’est à la vie à la mort.
Un employé des pompes funèbres locales confie d’ailleurs que la plupart réclament dans leur testament des fleurs rouges et blanches sur leur cercueil quand ce n’est pas carrément le paletot de bois qui se met aux couleurs des Black Cats ! Pour le père Lyden-Smith, qui fait souvent prier ses paroissiens pour leur équipe, « la foi et le football sont étroitement liés à Sunderland. À bien des égards, le stade est une immense église qui unit toutes les religions. »
Mais le culte numéro un dans cet angle mort du Nord-Est de l’Angleterre, c’est sans conteste le ballon rond. « Autrefois, Sunderland était une des capitales mondiales de la construction navale, explique Peter. Nous avions aussi les charbonnages. Il nous ne reste plus que le football. » Le dernier chantier a fermé en 1988, la dernière mine en 1994. Chômage, pauvreté, maisons miteuses en séries, Sunderland, 175 000 habitants, n’a pas eu la chance de sa grande voisine Newcastle, distante d’à peine vingt kilomètres mais qui semble s’être accaparé tous les subsides de la requalification post-thatchérisme.
« Mais c’est comme une relation toxique, lâche une jeune femme à la sortie d’un match. Le mec n’arrête pas de te tromper et pourtant tu restes avec lui ! »
Le seul luxe de Sunderland, c’est son stade de 48 707 places, le Stadium of Light, qui ferait le bonheur de beaucoup de clubs. Peter, comme Andrew et des milliers d’autres, y a son siège à l’année depuis toujours. Il est ce qu’on appelle de l’autre côté du Channel, un season ticket holder, un abonné.
Mais les fans des Blacks Cats ne se contentent pas d’assister aux matches à domicile, ils comptent parmi les plus grands voyageurs du royaume, passant leurs week-ends à chanter et à boire de la bière dans des bus inconfortables pour aller soutenir leurs protégés partout où ils se produisent. « Ce sont des ouvriers qui travaillent dur pour se payer leurs billets », rappelle, avant d’être viré, l’entraîneur Simon Grayson à ses joueurs pour essayer de les motiver. Cause toujours ! Les footballeurs qui s’investissent totalement dans le projet de leur club sont désormais une espèce en voie de disparition. Beaucoup n’ont qu’une obsession : leur prochain transfert et l’enveloppe qui va avec.
Mais quelle intuition ont eu Leo Pearlman et Benjamin Turner lorsqu’en 2017, ils ont décidé de poser leurs caméras au vent de la Mer du Nord pour y tourner une série originale Netflix : Sunderland ’til I die (titre français : Sunderland envers et contre tout). Le club venait d’être relégué de Premier League en Championship (deuxième division). Un traumatisme local, accompagné de son cortège de 85 licenciements, mais chacun en était persuadé, la saison suivante serait celle du renouveau. Bullshit ! Ce fut au contraire celle de l’humiliation avec une deuxième relégation d’affilée en League One (troisième division).
Une seule fois en cent quarante ans d’existence, le vénérable club était descendu aussi bas. Les fans se sentent trahis. « Mais c’est comme une relation toxique, lâche une jeune femme à la sortie d’un match. Le mec n’arrête pas de te tromper et pourtant tu restes avec lui ! » On n’avait jamais défini avec autant de justesse la vie toute en déceptions d’un supporter.
Les huit épisodes de la saison font logiquement un carton. C’est tellement bien filmé : les plans serrés sur les visages trahissent la moindre émotion et les vues aériennes de la foule convergeant sous le soleil vers ce « stade de la lumière » – où elle ne vient jamais – rendraient presque belle cette cité de peu. On pense inévitablement au génial Looking for Eric de Ken Loach. Bref, point besoin d’être amateur de foot pour apprécier cette série-là.
La réussite est telle que Pearlman et Turner décident de rester sur place une année supplémentaire. Des joueurs tentent de mettre fin au feuilleton, estimant que celui-ci a causé du tort à leur carrière, sans considérer une seule seconde qu’ils puissent avoir les pieds carrés. En vain. Il y aura bien une saison 2 de Sunderland ’til I die (six épisodes visibles depuis le mois d’avril). Et quelle saison !
Après en avoir épongé la dette, Ellis Short vend le club à un mystérieux consortium dont les plus fins limiers de Scotland Yard ne sauraient dire s’il est appuyé à des fonds espagnols, américains, uruguayens ou russes. Le nouveau président se nomme Stewart Donald, petit homme rond vivant dans un manoir à Oxford, affublé d’une bimbo et débarquant au centre d’entraînement en hélico. Première décision, un grand classique : remercier l’entraîneur. Pas n’importe quel entraîneur : Chris Coleman, qui, en 2016, épata l’Europe en poussant le modeste Pays de Galles jusqu’en demi-finales de l’Euro en France. Néanmoins, Stewart, sincèrement passionné et plutôt fier de se retrouver à la tête d’un club de renom, est du genre jovial, ne dédaignant pas partager à l’occasion une pinte avec les supporters.
Par contre, son directeur exécutif, Charlie Methven, est un tueur dont l’agressivité du plan marketing n’a d’égale que la brutalité avec laquelle il s’adresse à ses employés. Devant son paperboard, il éructe : « Cette entreprise perd 30 à 40 millions de livres par an, c’est de la merde ! » Pour le coup, il n’a pas vraiment tort, Charlie : la totalité de la recette billetterie annuelle passait jusque ici dans le remboursement des intérêts de la dette ! Alors le vendeur de cravates se fixe un objectif : battre le record de spectateurs pour un match de troisième division. Solide projet sportif !
Une scène d’anthologie qui dit tout du football professionnel moderne : un monde à la dérive, dont la fuite en avant autorise toutes les turpitudes.
La tête dans les mains, Stewart concède qu’il n’avait jamais vu une comptabilité pareille : « Le football est une industrie à part où les transactions sont délirantes. » Tu l’as dit bouffi ! Mais Stewart est un pro des affaires alors laissez-le faire. Son jeune et talentueux buteur Josh Maja lui file entre les doigts la veille de Noël pour rejoindre les Girondins de Bordeaux ? Qu’à cela ne tienne, il va lui trouver un remplaçant au mercato hivernal.
Mais les jours passent et toujours pas de perle rare à l’horizon alors Stewart pense à l’Irlandais Will Grigg, lui aussi devenu célèbre à l’occasion de l’Euro 2016, dont il ne joua pourtant pas une minute mais le détournement à sa gloire du vieux tube de la chanteuse Gala Freed from Desire – vous vous souvenez ? « Nananana… » – aura changé sa vie. À quoi peut tenir la notoriété ! Dans le milieu, Grigg est considéré comme un tocard, « qui ne vaut pas plus d’un million de livres », selon les experts de la cellule recrutement de Sunderland, pas trop chauds pour ce transfert.
Mais Stewart a impérativement besoin d’un attaquant et à quelques heures de la fermeture du marché aux bestiaux, il n’y a plus d’alternative. À l’autre bout du fil, son interlocuteur l’a bien compris et pour son malheur, Stewart va tomber dans le piège : au gong il conclut l’affaire mais il a lâché… 3 millions de livres, soit l’achat de joueur le plus cher de l’histoire du club ! Une scène d’anthologie qui dit tout du football professionnel moderne : un paquebot dont la navigation sans cap autorise toutes les turpitudes. Ça se passe à Sunderland comme partout sur le Vieux Continent. Et la série d’en prendre soudain une autre dimension.
Un an et demi plus tard, Sunderland végète toujours en League One. Et pour ne rien arranger, le Covid-19 est venu tout figer et jeter sa lumière crue sur les fondations pourries d’une économie artificielle menacée immédiatement d’écroulement par l’arrêt des championnats. En France, plusieurs clubs historiques seraient au bord de la faillite quoiqu’en disent les instances, tandis qu’à Lyon, Jean-Michel Aulas fait son numéro de cirque habituel. Pourquoi ne pas jouer pas à huis clos comme dans les autres pays ? Après tout, les tickets d’entrée ne représentent plus qu’une part négligeable du budget d’un club. Pourtant, à Sunderland comme ailleurs, Peter et ses copains, « ceux qui ne sont rien », font en l’occurrence tout. Ils crèvent l’écran dans la série et assurent l’animation dans les gradins quand sur le terrain est servie une soup of the day tiédasse all year long.
Dans l’Hexagone, le spectacle aurait même tendance à se déplacer de la pelouse aux tribunes, si tant est que la préfectorale ne décide pas de fermetures administratives pour trois fumigènes ou une banderole qui fait tâche. À crise inédite, fait inédit : un collectif de 370 groupes de supporters issus de 150 clubs européens s’est fendu d’un communiqué dénonçant la tenue de matches sans spectateurs : « Une fois encore, l’argent pèse plus que les valeurs humaines. (…) Les clubs devraient comprendre que c’est la passion qui rassemble des dizaines de milliers de personnes autour du football, arrêter d’écouter les loups du business et se rappeler que tout cela n’est pas du folklore mais l’essence même du jeu. »
Pas dupes, Peter, Andrew, Joyce et Marc savent bien au fond d’eux que le football n’est plus un sport populaire et qu’ils ne servent plus que de cache-sexe à l’alimentation de circuits financiers aussi opaques que tortueux. Alors Sunderland jusqu’à la mort, ok, mais faut-il sauver à tout prix cette farce ou laisser le virus opérer une forme de sélection naturelle en espérant revenir (un peu) au football d’avant dans le monde d’après ? Nous sommes tous Sunderland.
Leo Pearlman et Benjamin Turner, Sunderland ’til I die, 2018-2020. Disponible sur Netflix.